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La Lettre d'Expression Médicale
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 N° 553
 
 
 
    16 juin 2008
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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Corps-mort

Photo de l'auteur Docteur Françoise Dencuff lui écrire

Dans le langage maritime, le corps-mort est un objet très lourd (bloc de béton par exemple) qui permet d’amarrer les bateaux au mouillage.
Ce terme semble approprié pour désigner le poids extrême qui plombe la médecine : je veux parler de la normalisation qu'on cherche à lui imposer.

retrouver la confiance

Le corps est mort, du moins le corps dans son acception courante. Il n’existe plus que des corps éclatés, déchirés entre différentes spécialités. Un corps objet de toutes les attentions mais définitivement ramené au rang de barbaque. La médecine a choisi depuis le XVIIème entre Descartes et Montaigne. Elle a choisi la rationalité mais a perdu le sens. Nous pensions qu’une bonne vie était une vie accomplie selon les valeurs et les critères de la position sociale, de l’utilité, du souci de l’autre et de Dieu. Maintenant une bonne vie est une vie longue et l’enjeu est de maîtriser à tout prix son corps pour franchir les limites de la nature et du hasard.
La médecine est devenue faustienne. Elle a pactisé avec le diable technoscientifique et le médecin se présente maintenant comme un ingénieur de santé. La médicalisation n’est plus la capacité de l’accès au soin mais la normalisation des comportements. Dormez tranquilles si vous respectez scrupuleusement tous les diktats imposés pour une bonne gestion des populations à risques.
La société « économe » nous exhorte à préserver notre capital santé (1). Même logique imbécile que dans les placements financiers : retenir, amasser dans l’espoir de repousser la faucheuse. Plus d’irrigation, de fantaisie, d’abondance. L’unique et perpétuelle obsession de la bonne santé. Plus de dérapages rabelaisiens, le seul sens à l’existence : avoir un corps fonctionnel et parfaitement « normal » et le secret espoir d’éternité.

restaurer la conscience

De quelle conscience s’agit-il ici ? Celle du patient qui doit enfin accepter sa finitude et l’inconnu de sa vie ou celle des médecins qui doivent redonner sens au corps et à la parole du patient ? Les deux certainement mais avec un défi de taille : accepter l’imperfection.
Imperfection des corps que l’on voudrait aussi parfaitement programmés que nos chers ordinateurs (on oublie toujours les bugs bien sûr). Imperfection de la loterie génétique, culturelle, sociale… Traquer l’imperfection, traquer les distorsions avec la normalité imposée par les images et les résultats d’analyse, voilà le grand chantier imposé aux médecins par les lobbies pharmatico-médiatico-politiques. Et les médecins ont acceptés au nom d’une « bonne santé » idéalisée de se soumettre et de participer à l’oppression de leurs patients. Peut-être pouvons-nous trouver dans cette soumission l’origine de la désaffection des patients envers leurs médecins. Cette soumission des médecins est parfaitement logique puisque dans la ligne directe de la volonté de toute puissance de la profession : repousser la mort. Nous avons voulu être des scientifiques objectifs, nous avons perdu notre art et le sens de nos actions.

renforcer la compétence

Comment résister à cette normalisation, comment se situer par rapport à la financiarisation du soin ? Comment rester dans un juste équilibre, toujours instable, entre le besoin de techniques et le souci de l’âme. L’humain n’a guère changé. Du respect des lois divines il est passé au respect des normes sociales. Plus de libre arbitre, même vos balances vous rappellent à l’ordre lorsque vous dépassez les normes de l’indice de masse graisseuse. Nous sommes passés du péché contre le divin au péché contre la bonne santé. Et dans cette individualité forcenée nous sommes responsables donc coupables de n’être pas de parfaits objets en santé.
La course contre la mort est vaine même si le respect du corps est louable. La sanctuarisation des sportifs de haut niveau se fait contre toute raison. Ce sont eux qui dans leur recherche folle de performance donnent le ton aux limites de notre santé. Limites toujours repoussées dans la tentation de dépassement : dopage, exosquelettes…
Pouvons-nous sereinement, en tant que gardiens du soin, accepter de manipuler ainsi le libre arbitre de nos patients ? Pouvons-nous accepter le diktat des assureurs ? Ne sommes-nous pas devenus de simples contrôleurs des « bonnes normes » ? Car malgré tous les efforts d’une société avide de repères rassurants vis-à-vis de l’inconnu et de la mort, la maladie ne recule pas. Tout au plus arrivons-nous à la contenir quelque temps au prix d’efforts et de souffrances incalculables tant pour les patients que pour les soignants.
Ces questions nous devons nous les poser urgemment. Et prendre le temps de nous arrêter quelques instants sous la lumière des philosophes et des religieux. Le sens de la vie ne sera jamais déterminé par des normes et encore moins par la lutte contre la mort. Au contraire, la mort nous donne la seule certitude dans laquelle notre vie et nos actions peuvent d’inscrire afin de prendre sens.

PS : L’auteur de cette lettre tient à remercier Christiane Kreitlow pour le lien http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/vendredis/index.php?emission_id=51


!1) NDLR : la notion même de capital santé est fort discutable. Nous ne disposons d'aucun moyen pour savoir quel sera notre avenir personnel devant tous les aléas de la vie, dont les maladies, les accidents et les handicaps. Tout faire pendant des années pour rester en bonne santé est louable, donc bien gérer son " capital santé", mais n'empêche absolument pas de se faire écraser demain en traversant la route.

Références :
M.J. Del Volgo et R.Gori : Exilés de l’intime, la médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique, Broché
J.P. Thomas : La plume et le scalpel : La médecine au prisme de la littérature (Broché)
I.Queval ; Le corps aujourd’hui, Poche



Pour ceux qui ne connaissent pas encore notre Charte d’Hippocrate.

Lien : http://www.exmed.org/archives08/circu532.html




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