Normalitudomanie

21 octobre 2013
Docteur François-Marie Michaut
lui laisser un message

La pharmacie qui exposait en vitrine des globes multicolores, juste en face de l'appartement provincial de mon grand-père vendéen, portait en grosses lettres : PHARMACIE NORMALE, suivie d'un ronflant Pharmacien de Première Classe. De quoi faire gamberger un enfant du milieu du siècle dernier, se demandant avec effroi ce que pourraient bien être des officines anormales recelant des apothicaires de dernière classe. Et, qui sait même, exclus de la classe pour quelque mystérieux forfait.
Le temps a passé sur la vieille dame Médecine et sa cousine Pharmacie. Bien des vieilleries ont trépassé dans l'indifférence générale de la recherche obsessionnelle et orgueilleusement bruyante de tout ce qui pourrait être qualifié de nouveau. La normalité, prenant les atours présidentiels de la normalitude, comme disent certains humoristes, est devenue une sorte d'idéal du temps présent. Comme dans l'armée de papa avec l'adjudant instructeur : mettez-vous en rang, je ne veux pas voire une tête qui dépasse !

La médecine a longtemps été priée, au moyen de ses observations privilégiées de toutes les variabilités et vulnérabilités de l'humain, de faire doctement le tri entre le normal et l'anormal, qualifié d'autorité docte de pathologique. La nosologie (au sens premier discours complet sur les maladies) est, depuis le siècle de Diderot et Magendie, une branche majeure de la médecine. Sa fonction est de formuler les critères de classification des maladies, à partir de leurs symptômes, de leurs causes et de leur mécanisme de déclenchement. La rupture avec l'antique conception de châtiment divin causé par des fautes humaines individuelles ou collectives est alors totale. Du moins, en théorie, tant dans l'esprit des patients que des médecins eux-mêmes.

Classer, répertorier, étiqueter avec soin, sur le modèle des botanistes, des géologues ou des zoologistes est devenu une obsession. La psychiatrie elle-même, dont les diagnostics ne peuvent s'appuyer jusqu'à ce jour que sur la clinique, est envahie depuis des années par une double classification des troubles mentaux. Celle de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) dite Classification mondiale des maladies (CIM) et l'autre, établie par la société américaine de psychiatrie nommée DSM. Régulièrement remis à jour, ce catalogue fait le recensement purement descriptif des différents symptômes rencontrés dans les affections psychiatriques. L'association d'un certain nombre de ces signes est requis pour chaque diagnostic. Au départ, simple outil pour favoriser les études épidémiologiques et la recherche, le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) est de plus en plus utilisé dans le monde entier comme le système de référence d'établissement des diagnostics en pratique clinique.

L'intrusion de l'informatique en médecine, avec sa potentialité sans limite de tout classifier, de tout simplifier, de tout calculer, de tout garder en mémoire, de tout partager sans frontière en un éclair n'a fait que renforcer notre fascination pour les modèles théoriques. La réalité, quelle que soit notre intelligence, ne peut pas entrer telle qu'elle est dans sa complexité. Il nous faut la réduire en images, en symboles,en courbes ou en équations pour pouvoir travailler sur elle avec nos chers ordinateurs. Et voilà la norme (en latin, norma est la règle ou l'équerre), notion purement statistique de ce qui est moyen, qui prend le devant de la scène.

La transposition de ces modèles fabriqués sur des écrans, obligatoirement réducteurs, dans la réalité quotidienne (par exemple celle, bien de chair, d'esprit et de sang d'une consultation de médecine générale) ouvre la porte à de sévères retours de bâton. Le praticien que je suis a devant lui un humain, à nul autre comparable à l'image de son code génétique ou de ses empreintes digitales. Il n'est jamais possible d'exclure que son fonctionnement à lui, dans la santé comme dans la maladie, se situe en dehors de ce qui arrive à la majorité d'entre nous. La fameuse exception qui confirme la règle du proverbe populaire.
La confusion si fréquente entre probabilité statistique et avenir réel d'une personne donnée est une catastrophe fréquente dans la relation avec les médecins. Elle l'est encore plus quand doivent travailler ensemble des soignants et des administrateurs chargés de l'organisation des soins.
Les normes, forcement réductrices, sont indispensables pour saisir d'un seul regard des réalités polymorphes. Sans elles, aucune formation initiale des esprits ne peut se faire : nous ne pouvons pas saisir des choses complexes sans nous en être forgés d'abord une idée générale. Nos études nous ont contraints à cette gymnastique.
Ces schémas enregistrés par nos jeunes cerveaux, au fil du temps et des choses vécues, vont évoluer et révéler leurs failles et leurs insuffisances. C'est le travail des praticiens en exercice. Personne ne peut le faire à leur place. Il est difficile, il n'est pas sans risque de fausse route, et, malgré de louables efforts de certains, il n'est guère partageable avec ses pairs.
Comme cette lente maturation est aussi au coeur de la qualité de la fonction soignante des médecins, et aussi irréductible à des chiffres et à des classements soit-elle, elle mérite le plus grand respect dans toute société simplement ouverte aux malheurs humains de ses membres.

La fonction de médecin, dans toutes les sociétés traditionnelles, est intimement mêlée à celle de prêtre comme à celle de chef. En grattant bien, il doit rester dans les blouses blanches du XXIème siècles quelques germes de cette grandeur passée. Cracher sur ses médecins comme il est usuel de le faire en ce moment, c'est renier des valeurs spirituelles qui ont animé toutes nos civilisations. C'est, par pure bêtise et paresse d'esprit, nous déshumaniser nous-mêmes. Avec toutes les conséquences qu'il faudra payer. Devinez-donc par qui, au bout de la chaîne ?


Retrouver la confiance

 

Restaurer la conscience

 

Renforcer la compétence


Os court : « Anormal : ce qui est normal chez les anormaux. »
Léo Campion
Cette lettre illustre notre Charte d'Hippocrate.
Lien : http://www.exmed.org/archives08/circu532.html

      Lire les dernières LEM: