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Lettre d'Expression médicale n°246

Hebdomadaire francophone de santé
17 Juni 2002

Le droit à l'existence
Dr Jacques Blais

Ces réflexions se voudraient dans la complémentarité des récents éclairages sur le travail de Balint, sur le rôle de "médicament" du médecin lui-même, permettant d'envisager, à terme, que l'implication apprise, et acquise, du praticien, par sa formation adaptée dès la Faculté, ses apprentissages de l'exercice au quotidien, son envie d'implication, et une motivation en rapport avec sa peine et ses ambitions (entendons par là une reconnaissance de son rôle, de sa nécessité, de son utilité irremplaçable, et une contre-partie de rémunération adaptée qui ne devient plus le principal mais la
conséquence incontournable) le rendent performant. Un médecin devenu "thérapeute en lui-même" par sa manière d'être, son savoir faire, son écoute, sa conviction, sa capacité simple de réassurance à l'égard de son patient, son argumentation à la fois valorisante pour le patient et bâtie sur une médecine de preuve bien conçue, devient économe d'artifices. S'il a lui-même appris l'être humain, compris ses modes de production des demandes liées à l'angoisse, à la mode, aux propositions médiatiques, à l'égoïsme, à la peur permanente de mourir, aux leurres du tout scientifique
omnipotent, etc, il ne cèdera pas à ses frayeurs personnelles ni aux mirages et vertiges engendrés par le patient, ni aux menaces d'origine exclusivement financière générées par les gouvernants.

Retrouver la confiance:
La première démarche des patients, si l'on lit leurs interrogations et affirmations publiées, à travers la confiance dont ils témoignent avec opiniâtreté envres leurs soignants, est de se confier. Ce qui signifie autant se mettre entre les mains, avec l'espérance d'un résultat fiable, et confier leur être dans sa complexité, avec l'envie d'un aboutissement vers une prise en charge différente, globale. Prenez tout en mains, docteur, mon corps, mon âme, mon environnement, mes proches, mes préoccupations professionnelles, financières, familiales, existentielles, les hantises encombrantes de
mon passé, les inconnues lancinantes de mon avenir, je vous confie l'ensemble (de cette systémique) prenez en soin, merci.

Restaurer la conscience:
Michaël Balint tenait un discours inhabituel pour les praticiens. En disant en quelque sorte : celui que vous traitez (de quoi ? comme qui ? en tant que... cas, ou être ?) peut vivre grâce à vous. Mais il existera une différence permanente entre deux praticiens. L'un suivra et traitera un patient pour le faire vivre au mieux, le plus longtemps, quand un autre, avec les mêmes traitements s'ils sont nécessaires et utiles, ira bien au delà, car lui souhaitera donner, rétablir, procurer, autoriser une existence à ce même patient. Ce droit à l'existence parlée, exprimée, n'empêche ni ne contrarie le
droit à vivre à l'aide de soins.Un médecin va, perpétuellement au long de son exercice, s'il admet, désire, entend, souhaite travailler ainsi, rencontrer diverses formes d'inexistence chez ses patients. Les inexistants "matériels" qui sont représentés par tant d'humains dépourvus de droits, d'identité, de papiers, de réalité administrative. Les inexistants "par non construction" dont les familles, la destinée, l'environnement, l'abandon, les pathologies systémiques de groupe, les antécédents, n'ont jamais autorisé une réalisation de leur personne humaine vraie. Les inexistants "par destruction" que les troubles, les guerres, les conflits sociaux, familiaux, systémiques, les deuils, ont détruit, qui ont été réduits à néant. Et puis le médecin rencontrera aussi, heureusement, nombre d'autres êtres, qui pourraient se nommer des Existants "malgré", dont on étudie maintenant ce degré de résilience qui est une forme de résistance et de compensation. Ceux là existent malgré les maladies, les troubles, les souffrances, l'environnement, l'abandon, parvenant à la fois à "vivre avec" et à exister.


Renforcer la compétence:
Tant que les instances, autorités, responsables financiers, politiques, institutionnels, les enseignants, les grands décideurs, mettront sur un pied d'égalité, dans les mêmes programmes et universitaires et budgétaires ces deux versants complémentaires mais
totalement différents d'un même exercice professionnel, personne ne comprendra personne dans le systême de santé.Une méthode est de traiter un organe, qui est situé dans un être, placé lui-même dans un ensemble social, économique, familial, professionnel, mondial, etc, qui constitue la systémique des humains. Les critères d'évaluation risquent fort de demeurer éternellement la rentabilité, l'équilibre budgétaire, la qualité technologique de formation, le développement des appareillages, l'industrie, le coût par unité déterminée...Une autre optique est de se préoccuper de l'existence d'un être vivant, qui possède ses caractéristiques propres, ses critères, son passé, ses perspectives, ses influences, en bref toute sa systémique aussi, et de replacer alors son projet de soins personnel, avec toutes les caractéristiques énumérées plus haut, dans une vision
d'existence et d'être, et non plus exclusivement d'avoir, de pouvoir, et de coût. Utopie ? Le livre de Thomas Morus qui porte ce titre originel évoque
un pays imaginaire. N'importe quel praticien optant pour la médecine, c'est à dire étymologiquement prendre soin de, et réfléchir en avançant, répètons le, ne rêve-t-il pas d'un lieu où il soit en mesure d'exercer avec toute sa capacité d'imagination des soins adaptés à chacun ? L'enseignement de Balint montre en permanence la différence entre simplement traiter, comme on traite un problème, et apporter ses soins à un être humain, en intégrant toutes les variables de l'individu qui reçoit et demande les soins, et celles de médecin qui offre et répond. Actuellement, et ceci s'entend dans toutes les manifestations à tous les sens de l'incompréhension entre décideurs et exécutants, les patients, comme les soignants, sont admis au droit
de vivre, manger boire dormir souffrir demander recevoir avoir, mais pas à celui d'exister, penser, ressentir, exprimer, écouter, parler, être.

l'os court : « Il faisait une différence fondamentale entre l'existence et l'essence, certain que l'une était préférable à l'autre, mais sans jamais se rappeler laquelle». Woody Allen


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Lettre d'Expression médicale n°247

Hebdomadaire francophone de santé
24 Juin 2002

La vie à tous prix
Odette Taltavull

   Imaginons que nous vivions centenaires … Où passerons-nous nos dernières années ?
En effet, l'être humain vit de plus en plus longtemps ; la médecine maintient la vie tant que la technicité et la pharmacopée le permettent, mais sans pour l'instant parvenir à maintenir chez les grands vieillards une santé physique et mentale compatible avec l'autonomie. Qu'offre notre société actuellement à cette catégorie de personnes ? Hormis les hospices publics et les services de long séjour des hôpitaux, réservés aux moins fortunés (et sur lesquelles il y aurait à débattre également), existent de belles structures où le confort est sensé augmenter avec le prix de journée. Outre le marché fort lucratif que représentent ces maisons, sont-elles la solution idéale pour les résidents ?

S'il est vrai qu'il existe en France, de petites structures où la personne âgée est respectée et choyée comme dans une famille, elles sont souvent réservées aux moins dépendants. Ensuite, les plus nantis pourront bénéficier de l'un de ces établissements spécialisés qui font la fortune des personnes qui les dirigent (souvent des médecins) et qui offrent toutefois une solution acceptable … pour les familles.
Lorsque nous avons l'occasion de pénétrer dans de tels endroits, en tant que soignant ou en visite, qui d'entre nous s'y verrait vieillir sans inquiétudes? Car malgré l'apparence extérieure, nous découvrons des rangées de fauteuils dans lesquels se recroquevillent des humains décharnés et anonymes, perdus dans un décor souvent moderne, voire design et luxueux, mais bien souvent inadapté à la vieillesse et manquant de chaleur. Parfois on y entend malgré tout des animations, mais encore faut-il que l'état des résidents leur permette d'apprécier cela, que le personnel permanent soit enthousiaste, imaginatif, compétent, et surtout respectueux des besoins réels des pensionnaires. On y rencontre aussi des visiteurs, mais encore faut-il que ceux soient régulièrement présents et que leurs visites ne s'espacent pas de plus en plus .

Restaurer la conscience:
Nous qui lisons, pouvons-nous imaginer être un jour assis dans ces mêmes fauteuils et y passer la fin de notre existence ? L'être humain passe-t-il à un moment donné dans une autre notion de l'espace et du temps, dans un autre ressenti de ce qu'est Vivre, au point d'accepter cela ? Ou bien est-il uniquement contraint à se soumettre dès lors que ses défenses et sa santé s'écroulent ?
Paradoxalement, la vie physiologique est prolongée sans tenir compte que l'autonomie au quotidien devient totalement impossible et que, dans notre société, le vieillard devient un poids pour les autres dès l'instant qu'il devient "inutile". Des personnes très âgées, très dépendantes peuplent donc ces maisons de retraite d'un nouveau genre. Certes on cherche à agrémenter ces lieux de fin de vie, à les rendre plus vivants. Mais ces améliorations sont-elles réellement entreprises pour le bien-être des pensionnaires ou uniquement pour déculpabiliser les familles et justifier le prix exorbitant de certains établissements ? D'autre part, ces maisons ont des heures d'ouverture réservées aux familles pour lesquelles il est bien difficile de savoir dans quelles conditions réelles de dignité vivent leur parent. Si l'hygiène des lieux est parfaite, cela ne signifie pas pour autant que les soins corporels des résidents soient réguliers ; ou si les soins du corps sont irréprochables, cela n'implique pas forcément l'humanité relationnelle et le bien-être moral des résidents.

Renforcer la compétence:
Pourquoi dans certaines de ces maisons de retraite très onéreuses, dénonce-t-on de plus en plus des histoires de mauvais soins ou de maltraitance ? Ne serait-ce pas parce que le personnel y manque souvent d'une formation spécifique au grand âge et à ses exigences, qui signifierait d'augmenter leur salaire ? L'absence de connaissances peut entraîner l'agacement, l'incompréhension, puis l'agressivité, jusqu'à la violence … Et même si de tels actes nous horrifient et sont inexcusables, on peut en expliquer le processus. Travailler dans de tels établissements est ingrat, difficile, épuisant. Il faut une infinie patience, beaucoup de motivation, et un réel bagage psychologique quelques soient les rôles qui sont assumés. D'autre part, dans ces structures de type hôtellerie, bien souvent les professionnels de santé ne sont que de passage. Outre que cette pratique ouvre la voie à divers abus, ils n'ont pas toujours le temps ni l'envie de connaître les conditions de vie réelles de leurs patients …  Pourquoi ne pas prévoir systématiquement des professionnels médicaux spécialisés à plein temps dans ces lieux ? Pourquoi ne pas donner à tout le personnel une formation de base spécifique, des soignants jusqu'au jardinier en passant par le personnel de service ? Pourquoi le profit prime-t-il toujours sur la qualité de la vie, et les économies sur la qualité de la prise en charge ?
Grâce au progrès médical, vieillir ne sera peut-être un jour plus synonyme de déchéance physique et de perte totale d'autonomie, et l'on verra des centenaires s'occuper de leurs arrière-arrière-petits-enfants, de leur maison et de leur jardin … Mais en attendant ce jour lointain, combien de temps encore verrons-nous ces grandes solitudes, ces êtres humains qui appellent une mort sans cesse repoussée, peupler des lieux "de vie" ?
Prolonger la vie, soit … mais dans quelles conditions ? Et surtout, dans l'intérêt de qui ?

Os court: A l’hôpital : « Mon Dieu que la vieillesse est donc un meuble inconfortable ! » Odette


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Lettre d'Expression médicale n°248

Hebdomadaire francophone de santé
1 Juillet 2002

L'autre vrai pouvoir
Dr François Michaut

  Le parti politique au pouvoir en France depuis cinq ans vient de céder la place à celui qui constituait l’opposition. D’un point de vue systémique que nous affectionnons à Exmed, qu’il s’agisse de la droite ou de la gauche ne change rien à l’affaire. Sauf peut-être dans le fait que ce choix va dans le même sens que ce qui se produit un peu partout en Europe en ce moment. Même Euro dans nos porte-monnaie, même sensibilité idéologique dominante dans nos urnes ? Un pouvoir sorti de son fonctionnement schizophrénique, voilà qui peut autoriser les décisions courageuses et logiques qui s’imposent pour la bonne santé de nos institutions sanitaires. Toute éventuelle sympathie “de coeur” mise de côté, comme on aimerait pouvoir être persuadé que tout risque ainsi d’être au mieux dans le meilleur des mondes possibles..

Retrouver la confiance:
Juste un exemple pour situer notre propos. Chic, une nouvelle loi vient d’être votée, mettant fin à une situation inacceptable pour vous. Vite, vous tentez d’en être le bénéficiaire en faisant valoir votre droit. Vous risquez fort de vous entendre dire : « Pas si vite ! Cette loi est bien votée par le Parlement. Mais elle est inapplicable, car les décrets d’application ne sont pas publiés au Journal Officiel de la République Française “. Ces décrets à l’allure d’Arlésienne constituent une sorte de mode d’emploi des lois. Leur rédaction est l’oeuvre des seuls hauts fonctionnaires. Ceux-ci savent fort bien orienter ainsi de façon presque absolue le contenu du texte législatif. Le choix de quelques clauses bien restrictives a tôt fait de vider de tout contenu les intentions du législateur, aussi généreuses soient-elles. Et vous, naïf citoyen, vous voilà trop souvent Gros-Jean comme devant. Vous ne remplissez pas les conditions imposées, et il n’y a plus de loi pour vous.

Restaurer la conscience:
Faire entrer pratiquement dans la vie de chaque citoyen les décisions politiques nécessite un ensemble complèxe d’interventions professionnelles multiples. C’est la mission de la fonction publique, et de tous ses corps de fonctionnaires. Ceux-ci sont-ils de bois, sont-ils dépourvus de toute préférence idéologique, sont-ils hors de tout engagement politique ? Naturellement, non. Rien de bien surprenant à ce que ceux qui ont choisi de servir la collectivité nationale aient le souci de l’intérêt du groupe avant d’avoir celui du citoyen isolé. C’est la position traditionnelle de la gauche de se dire la voix du peuple.

Renforcer la compétence:
Comment va donc se passer cette collaboration obligatoire entre des élus d’un parti et des fonctionnaires majoritairement, et par tradition, du parti opposé ? C’est ce que nous allons vivre au jour le jour, même si les médias d’information semblent bien peu s’intéresser à ce pouvoir d’exécution aussi silencieux qu’efficace. Sans doute ont-ils un peu de mal à admettre cette réalité qui risque de mettre un peu en cause le pouvoir de l’information dont ils sont si fiers.
Alors, par défaut, c’est à chacun de nous, citoyens ordinaires, d’avoir les yeux grands ouverts, et si besoin en était, la langue pas dans la poche. A moins qu’un jour, selon le vieil exemple américain, nous ne décidions que les cadres administratifs essentiels doivent changer à chaque alternative du parti au pouvoir.

Os court: « Ceux qui croient que le pouvoir est amusant confondent “pouvoir” et”abus de pouvoir” » André Malraux


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Lettre d'Expression médicale n°249

Hebdomadaire francophone de santé
8 Juillet 2002

Trois brins d'un même filin
Dr Francois Michaut

« Circulez, il n’y a rien à vendre ». Voici ce qu’on peut dire à Exmed, à ceux qui continuent de se creuser la tête pour comprendre ce que nous faisons sur Internet depuis des années. Sans concession à la facilité, et donc au risque accepté de ne jamais devenir populaires, nous avons fait le choix d’être une antenne de ce qui se passe autour de la santé. Dans un monde qui se définit volontiers comme dépourvu de sens, nous constituons un modeste laboratoire de potentialités pour que chacun puisse déterminer au mieux son action. Les échanges récents des colistiers de notre liste de discussion par courrier électronique sont à l’origine de cette synthèse personnelle. Chacun, non médecins comme praticiens, y reconnaîtra son apport précieux. Un filin, c’est, en terme de marine, un cordage en chanvre. C’est à dire un système pour transmettre une énergie, une force, d’un point à un autre d’un navire, dans le sens qu’on désire. Un tel câble est lui-même formé de différents torons, entortillés sur eux-mêmes. Ce sont eux que nous nommons les trois brins.

Retrouver la confiance
Le premier d’entre eux est celui de la systémique. Grâce à lui, c’est l’horizon de chacun, qui, au lieu de se restreindre au fur et à mesure que les systèmes de grossissement perfectionnent les performances de l’oeil du navigateur, bien au contraire s’élargit. Sa démarche est inverse de celle qui a conduit les humains, et les médecins, à se spécialiser de plus en plus pour affiner leurs connaissances. Penser en terme de système, c’est aussi se contraindre à ne pas réduire son champ d’observation à une discipline scientifique fermée sur elle-même. C’est , en matière de santé, ouvrir sans peur et sans crainte de s’y noyer, les portes de la vie telle qu’elle est, sous tous ses aspects. Faut-il rappeler que le systémicien renonce volontairement à ne fonctionner que dans le registre de la causalité linéaire ( du type : tel virus est la cause de telle maladie) ? A l’inverse, la causalité dite circulaire est pour lui une gymnastique quotidienne. Le fait A est suivi du fait B, puis du fait C, D etc... qui ramène au fait A, pour boucler la boucle des interactions.

Restaurer la conscience
Dans une telle vision systémique de la santé, le monopole de la pertinence des conceptions échappe à la seule médecine. Voilà, nous en convenons, de quoi irriter les tenants de l’orthodoxie médicale. Et comprendre qu’ils ne souhaitent guère prendre conscience de quoi il s’agit. Ainsi, lorsque nous prétendons que la façon même dont se font dans une société les échanges des marchandises et des services - ce qui se nomme l’économie- comporte une incidence directe sur l’état de santé des personnes, nous ne sommes pas hors sujet. Nous ne nous égarons pas sur un terrain qui n’est pas le notre. Tout simplement, nous n’acceptons pas de nous contenter d’une simple description, comme si nous étions pieds et poings liés devant une force surhumaine, sorte de veau d’or, de “loi d’airain des marchés” , de règle du profit maximum, à qui nous devions tout sacrifier les yeux fermés, y compris notre santé.

Renforcer la compétence
Sans le moindre hasard tant toutes les choses se tiennent, le dernier brin de notre câble moteur, est encore un dossier majeur d’Exmed. Il n’est abordable sans imposture que par ceux qui acceptent de réfléchir sur un mode systémique, tout en pensant qu’ils sont des acteurs indispensables des grands choix économiques. Le harcèlement moral est en effet une pathologie très fréquente. Ses conséquences en matière de santé sont vraiment lourdes. D’autant plus que les professionnels de la santé, tant somaticiens que psys, sont encore généralement formés selon les modèles exclusifs de la relation duelle médecin malade, et de la causalité linéaire. Ces soignants perdent ainsi une grande possibilité de diagnostic et de traitement d’une situation complexe, dans laquelle les phénomènes de groupe et les implications économiques doivent absolument être pris en compte . Sinon, aucune stratégie thérapeutique logique et ... efficace n’est possible. Osons même le dire avec un sourire : éco-no-mique. Il ne peut y avoir, au mieux, que gesticulation thérapeutique. Et au pire, hélas, comportements iatrogènes.
Pour ceux qui ont la chance de pouvoir réunir dans un même cordage ces trois brins, beaucoup de choses insensées et suicidaires qu’ils vivent chaque jour peuvent prendre une toute autre dynamique. Celle du sens de la vie, tout simplement.

Os court: << Les voies qui ne sont ni en sens unique, ni en sens interdit, ni en double sens n’ont aucun sens parce qu’elles vont dans tous les sens >>.Pierre Dac


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Lettre d'Expression médicale n°250

Hebdomadaire francophone de santé
15 Juillet 2002

Téléphone
Dr Jacques Blais

Rassurez vous, il ne s’agira pas d’une nouvelle étude psychologique sur le portable, bien qu’il entre naturellement dans le sujet. Instrument de communication (parfois), outil de secours, de rapidité, de dépannage, mais aussi de harcèlement, prédateur des solitudes et fabricant d’isolement artificiel dans un groupe (souvent), jouet aux fonctions multiples de gadget (fréquemment), et enfin signe extérieur d’existence manifestée, cet objet aux vertus magiques a modifié incontestablement le psychisme, l’identité, le savoir-vivre, les stratégies, la communication des personnes. Mais nous allons essentiellement envisager le téléphone en tant que voie de relation orale entre êtres humains de toutes conditions et représentations, que voix autorisant bien des transports, des transferts, des transactions, des transparences paradoxales et des transgressions, et enfin en tant qu'oreille mise à disposition des paroles, des âmes, des expressions allant de la détresse ou l’urgence à la quiétude et à l’annonce des nouvelles vraies.

Retrouver la confiance
L’existence d’un " non verbal " résolument essentiel dans la communication entre les personnes est modifiée par le téléphone. Qui gomme le visuel, du moins en l’absence de technologie encore confidentielle, qui efface la gestuelle, encore que l’oreille exercée à l’écoute perçoit mouvements, sourires, agitation, larmes, mais qui par contre exacerbe et accentue la concentration dans l’oral des manifestations. Raclements, cassures de la voix et du rythme, silences, souffle, bruits environnants, interventions de tiers proches, raucité, angoisse, tant et tant de perceptions rendues si utiles pour l’écoutant.
Le médecin parmi tant d’autres intervenants, sait que les messages par cette voie ne sont pas les mêmes que ceux de la consultation directe, du courrier, de la prise de contact dans un couloir, une chambre… Agressivité de certains messages, confidentialité extrême d’autres, confessions impossibles dans d’autres conditions, demandes irrecevables tentées malgré tout, intrusion en cours d’actes médicaux, de conversations avec des patients, insistance abusive, excès de toutes sortes. Le téléphone devient outil de construction, de proposition, de démolition, de perforation, d’ouverture, d’indiscrétion, selon ses objectifs conscients ou non, parce que l’absence de contrôle du regard a autorisé certains… débordements, ou audaces, ou un courage pour un aveu, une confidence impossible auparavant.

Restaurer la conscience
Le caractère fondamental de cette voix est si considérable que, dans nos Facultés, nous bâtissons pour nos étudiants des exercices téléphoniques les habituant à gérer l’intrusion en cours de consultation de l’urgence rarement vraie mais capable d’exister, d’un besoin immédiat à accepter, contrôler, rendre utile, de communication en phase de détresse, d’angoisse, de confidence occasionnelle, de questionnement jamais osé autrement. Et tout autant de l’abus, du sans-gêne, de l’exigence, la consultation par téléphone par économie, la demande de service intolérable, la " commande par téléphone des articles de nécessité et de commodité ", etc.
Prendre aussi une conscience aiguë de la particularité de cette voix, qui porte tellement de nuances, qui permet tant de prolongements, qui parfois aura été l’exclusif moment, le seul instant de sa vie où un patient sera parvenu à évoquer son existence, parce qu’il ou elle était protégé(e) par sa voix cachant ses attitudes, larmes, rougeurs, une gêne effroyable… Et rater cet épisode était éventuellement oublier son rôle de thérapeute, rater sa vocation d’aide aux êtres, passer à côté des minutes les plus déterminantes d’une personne qui se confie à vos soins. Même si la solution est, parfois, d’ajouter " vous ne bougez pas du tout, je vous rappelle dans cinq minutes, je serai prêt(e) pour vous écouter "

Renforcer la compétence
L’oreille à l’écoute a besoin d’être formée, une stratégie est souvent utile et nécessaire pour poser les questions dans un bon ordre, pour reformuler, savoir canaliser, interrompre, ou au contraire patienter, accepter, offrir tout le temps nécessaire. Il est si incroyablement surprenant, lorsqu’on a l’occasion de travailler dans un service d’écoute, de constater que l’appelant aura, en quelques minutes, apporté l’essentiel, le fondement de sa vie, disant, et chacun sait que dire est cette base, de son existence ce qu’il n’aura jamais, jamais eu l’occasion de livrer durant des décennies, même à ses proches, son conjoint, et c’est à un inconnu qu’il dira sans le voir.
Mais le titulaire de l’oreille à l’écoute n’oubliera pas sa responsabilité professionnelle, il demeure responsable de ce que son oreille aura transmis à sa voix, ce que par cette voie il aura affirmé, préconisé, conseillé, prescrit, diagnostiqué dans des conditions aléatoires, des soins urgents mis en œuvre, tous éléments qui pourront lui être juridiquement opposables plus tard. Avec les difficultés de preuve pour tous les intervenants…
Le théâtre sait admirablement utiliser le téléphone pour faire entrer en scène des personnages non présents dans leur chair ou leur costume, mais utiles et influents pour l’intrigue. Le praticien évolue en permanence dans ce costume et ce rôle d’acteur. De santé, de soins. Et lui également, dans son théâtre du quotidien, laisse entrer de très nombreux personnages, bouleversant sa vie et la leur, bousculant son emploi du temps, engageant sa responsabilité, et nécessitant une formation de son personnel au filtre, à l’écoute, et pour lui-même la conscience d’aspects irremplaçables parfois d’un canal de communication aigu.

Os court: << Le meilleur moyen de ne pas être dérangé par le téléphone est d’être en dérangement >> . Fernand Raynaud