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Lettre d'Expression médicale n°306

Hebdomadaire francophone de santé
11 Août 2003

Père à qui perd gagne
Dr Jacques Blais

De nombreuses interrogations, autant d'études, ont été effectuées sur cette fascinante question des rôles respectifs du père et de la mère par rapport à l'enfant. Caroline Eliascheff s'était penchée sur cet élément fusionnel mère-fille, nombre d'ouvrages ont été produits depuis sur l'idée d'un rapport spécifique père-fils. Presque tous s'accordent à penser qu'il est de toute manière nécessaire à l'enfant de s'identifier à l'un des parents.
Un livre récent, celui du Docteur Bernard FONTY, auparavant très impliqué dans les combats d'avant-garde relatifs à la contraception, à l'avortement, à la naissance en douceur, offre déjà un titre prometteur : Les pères n'ont rien à faire dans la maternité.



Retrouver la confiance:
Il y a lieu de noter que ce titre éventuellement provocateur tire presque directement sur le premier degré de cette perception, en affirmant que les pères ne sont pas obligés de subir, comme le dit l'auteur, cette mode actuelle du "socialement correct" qui voudrait imposer aux hommes de s'asseoir aux côtés de leur femme pour les séances de préparation à l'accouchement sans douleur, leur tenir la main et leur rafraîchir le front dans la salle de travail lors de l'accouchement, et enfin couper de force le cordon avec entre les mains les ciseaux de la sage-femme alors qu'ils sont au bord de la nausée ou sur le point de s'évanouir. Laissez les vivre, dit en quelque sorte ce gynécologue-accoucheur.
Le praticien vote pour un espace de liberté pour l'homme dans ce monde de la maternité, en remarquant que, quoi qu'il fasse, le père demeure spectateur. Avant, pendant, et après aussi, une fois l'enfant paru. L'organisation de la grossesse, la relation privilégiée du médecin qui suit la parturiente médicalement, psychologiquement, est entièrement faite pour oublier le père, ou du moins est-ce le piège principal de ce mode de fonctionnement.


Restaurer la conscience
Le développement de la théorie devient très intéressant quand il tourne autour de l'idée selon laquelle  si la mère fait l'enfant, c'est bien l'enfant qui fait le père. Formulation très séduisante. Nous praticiens, nous pères également, avons été perpétuellement témoins de ce phénomène. La mère est mère pratiquement dès l'instant qu'elle a perçu, à travers son corps, ses manifestations hormonales, son intuition, qu'elle commençait une grossesse. Neuf mois durant, elle communique avec cet enfant, elle le met physiquement au monde, et elle garde encore longtemps cette fusion des corps, des sons, des échanges, cette symbiose de tous les instants avec son nourrisson. Le père peut être proche, aidant, accompagnant, impliqué, il n'est alors qu'un témoin extérieur.
Et c'est bien, même si naturellement personne ne nie la participation de la semence, des spermatozoïdes, des chromosomes du père s'il l'est biologiquement, la mère qui fait, qui fabrique l'enfant. Un enfant qui à son tour va aussi se créer quasiment un père. il est des pères qui le sont dès que le ventre de leur femme s'arrondit, parfois même s'ils savent parfaitement ne pas en être le père reproducteur, ils sont déjà pères. D'autres ne le seront qu'à la naissance de l'enfant. Et un très grand nombre d'autres ne le deviennent que lorsque l'enfant le leur dit, le leur montre le leur fait percevoir. Quand il bouge, marche, ou quand il dit Papa, quand il parle. Parfois seulement quand il a 12 ans, besoin d'eux, qu'ils échangent, main dans la main. Quelquefois même, pourquoi pas, quand ils ont enfin, entre jeune adulte ou grand ado et père, leur première discussion d'hommes... Il n'existe ni règle ni loi, ni faute, ni modèle, et c'est bien là que la formulation de l'enfant qui fait le père est attractive.


Renforcer la compétence:
L'auteur du livre définit le père comme celui qui fait du bien à la mère. Encore un aspect très intéressant. Bien des pères, par envie, par instinct, ou besoin, ou poussés par le schéma nouveau social, l'image du "nouveau père comme il faut" voudraient intervenir dès les premiers jours, partager, tenir un rôle. Et en souhaitant s'approprier l'enfant, une sorte de conséquence liée à la médicalisation de la maternité, que cette féminisation de la paternité, certains hommes en oublieraient leur rôle de père, celui qui fait du bien à la mère. L'ambiguïté est bien connue dans ces mois où la mère veut garder son enfant fusionnel, le père veut récupérer une femme. Les travaux de Winicott rappellent bien que la mère dispose d'une sollicitude maternelle primaire. Sa compétence en quelque sorte, tout comme cette capacité d'un fonctionnement psychique archaïque se mettant au niveau du bébé pour en écouter en permanence cet enfant fondamental et unique. Et il n'apparaît pas scandaleux de penser que le père ne possède pas, lui, cette compétence là. Mais il sait faire du bien à la mère.
Et l'identification de l'enfant à un des deux parents se fera bien par la différenciation des sexes. Une mère présente des caractéristiques de mère, qui a bâti, construit, porté, fabriqué, écouté son enfant. Un père en possède d'autres, que le regard, l'attitude de l'enfant, vont éclairer, magnifier, développer, et aussi la manière dont la mère présentera le père à son enfant, ce qu'elle dira de lui, la place qu'elle lui proposera. Le jour où le père baigne l'enfant, lui parle, le regarde, l'entend, il le respecte différemment. Mais de nouveau il n'existe pas de règle ni de loi, et un père ne parviendra éventuellement à entendre son enfant que des années plus tard. Voire même la toute première fois où il ressent chez cet être un besoin de lui en tant que père.
Une notion est certaine, la paternité ne saurait avoir un modèle féminin comme on voudrait actuellement le décalquer.
Il y a dans la société moderne une immense quantité d'enfants sans père. Ce qui veut aussi dire sans identification, sans notion de leur filiation, sans parole de père. La maternité se construit sur le corps, les sens, la biologie, alors que la paternité, elle, et de plus en plus, repose sur un processus de pensée, de connaissance, et ne peut s'exprimer que par la parole et l'échange. Y compris cette notion finale qui se discute, interroge, l'échange du nom. Là aussi une évolution vers la liberté, certes, celle du choix, excellente mais avec la conscience de ce que, parfois, l'ultime, infime, idée de paternité qui persiste pour certains enfants aurait pu être un nom, quand des adultes ont décidé pour lui de gommer jusqu'à ce lien ténu. Qui ne remplace jamais une main à tenir, mais qui pourrait figurer pour quelques uns la dernière trace de paternité qu'ils rechercheront à vie.

First Éditions Paris. Bernard Fonty. Les pères n'ont rien à faire dans la maternité.
Le Quotidien du Médecin. 14 Mai 2003

l'os court :    « Si vos parents n’ont pas eu d’enfants, il y a une bonne chance que vous n’en n’ayez pas non plus.»  Clarence Day


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Lettre d'Expression médicale n°307

Hebdomadaire francophone de santé
18 Août 2003

Le spasme à la française
Docteur Jacques Blais

C'est une expression qui surprend, mais dont on pourra concevoir au fil du déroulement de l'exposé qu'elle peut légitimement s’imposer. Et une fois encore, nous percevrons l'implication et l'intégration du domaine de la santé dans un univers bien plus général de la systémique du pays entier. Découvrons cela ensemble, si vous le voulez.
En commençant "tout petit" par un premier spasme. Celui dit du sanglot, survenant chez de petits enfants dans les premières années du développement. Un enfant contrarié, face à un refus, une situation de colère, de douleur, de frustration aiguë, développe soudain une manière qui est la sienne propre, même si elle s'avère inadaptée, de réagir. Au lieu de trépigner, de jeter ses jouets, ce bambin va se pâmer, devenir blanc, bleu, s'éteindre dans une attitude spasmodique, comme une sorte de perte de connaissance, il ne parvient à reprendre son souffle, effrayant la mère, presque jusqu'au malaise. C'est le spasme du sanglot. il est à noter en permanence que cet épisode survient en présence d'une spectatrice "privilégiée", habituellement la mère, nécessaire et suffisante. Devant la nourrice, la baby-sitter, l'enfant se contentera de brailler et taper du pied, et d'exprimer sa colère, face au NON énergique et intraitable de ces responsables non parentales.


Retrouver la confiance:
Cette première illustration de spasme est étayée de plusieurs éléments fondamentaux à retenir. Il faut une spectatrice qui n'est pas anodine, la mère, cette démonstration a valeur de crise de pouvoir, si la mère quitte la pièce avant le déclenchement il ne se passera rien, et le non en provenance d'un tiers ne produira pas le même effet.
Passons à une situation adulte. Une employée de bureau, simple exemple et surtout pas mise en accusation, est dans une situation difficile, à titre personnel, détresse, ennuis familiaux, conjugaux, etc, ou à titre professionnel, altercation, conflit, etc. Elle va déclencher une "crise" tout aussi violente que celle de l'enfant, effrayant son entourage, les témoins, elle va menacer de s'évanouir, éprouver des difficultés respiratoires, pâlir, faiblir... Nous avons déjà plusieurs fois évoqué ce type de situation, le premier spectateur, et ils sont indispensables, qui jettera le mot de "spasmo-quelque- chose" avec un nom compliqué évoquant une maladie aura gagné. La collègue de travail, la chef, la copine accourue en hâte. Ensuite interviendront les porteurs d'uniforme en position de pouvoir, malgré leur absence de capacité clinique, diagnostique, pronostique, et thérapeutique : l'infirmière de l'entreprise (absolument valable en milieu scolaire) les pompiers ou ambulanciers. Avec parfois la complicité liée à l'angoisse, au souci de se protéger de la responsabilité du médecin d'entreprise (valable en milieu scolaire) puis ensuite à d'autres porteurs de blouses en position de pouvoir exécutif, l'interne des urgences, le cardiologue, etc.
L'essentiel de nos propos du jour ne se situe plus là, mais dans ce spasme, symptôme national.


Restaurer la conscience
Il est à noter que cette célèbre "spasmophilie" pour lui donner le nom utilisé avec jubilation dans la presse féminine et pas seulement, n'existe pas dans la nomenclature internationale des pathologies et maladies. Une exclusivité Française. Qui ne constitue pas la seule, la France opère aussi infiniment plus de fausses appendicites que n'importe quel autre pays, prescrit très nettement plus d'examens complémentaires, de médicaments psychotropes et d'antibiotiques, et distribue bien plus d'arrêts de travail que les autres pays européens, par exemple.
Et juste derrière ce spasme, apparaît une autre entité passionnante à étudier, celle du NON. Le Docteur Patrick Lemoine, psychiatre à Lyon-Bron et membre de la commission de transparence de l'Afssaps a étudié particulièrement ce phénomène. En percevant que, de l'enfant qui se pâme à l'adulte qui produit spectaculairement son malaise, transformé ensuite par toute une chaîne de porteurs de pouvoirs inadaptés en une maladie souvent définitive alors qu'elle n'a jamais existé, il a manqué en cours de route toute une série de NON qui n'ont pas été prononcés au moment voulu. Non tu n'auras pas ce que tu voudrais, parce que ce n'est pas pour toi, et moi ta Maman je te l'explique, mais si tu te conduis violemment je ne pourrai pas rester dans cette discussion, et je ne céderai pas parce que ce que tu demandes est dangereux, ou illogique. Non je ne vous donnerai pas l'arrêt de travail, la prescription de scanner, l'antibiotique que vous exigez, nous allons prendre largement tout le temps nécessaire pour en discuter, que j'écoute votre demande, que vous en perceviez vous-même les tenants et aboutissants, et que je parvienne à vous expliquer que ni un scanner ni un bilan biologique ne vous donneront la date de votre mort, et qu'un arrêt ne me semblerait pas dans la situation présente constituer un apport thérapeutique.
En faculté, de très nombreux modules proposent maintenant des thèmes comme communiquer pour écouter et entendre, comprendre pour proposer, proposer pour négocier, négocier pour obtenir une observance, apprendre à dire non de manière motivée et valorisante, etc. Car contrairement à ce que l'on peut présumer, l'instinct, l'affectif, l'empathie, le naturel, la spontanéité, ne suffisent pas, et un apprentissage est nécessaire pour que le futur praticien sache dire non sans devenir coupable, sans se sentir mal à l'aise, et en comprenant les mécanismes, les interactions, le relationnel, les échanges avec ses patients.


Renforcer la compétence:
Nous allons maintenant tenter d'élargir encore, à d'autres domaines dont l'actualité nous a nourri longuement. Remarquons que le système de santé libéral à la Française, un embryon minime d'explication, allié à des conditions économiques extrêmement précaires, amène l'idée de "clientèle" un mot horrible mais réel. Nombre de praticiens ne disent jamais non, ils en conviennent d'ailleurs en privé, pour ne pas perdre leur clientèle indispensable pour vivre.
Le système politique à la Française fonctionne sur la même base. Un gouvernement tarde, hésite, ou rechigne à dire non, pour ne pas perdre sa clientèle électorale. Un syndicat ne procède pas autrement. Face parfois à l'absurdité d'une situation, à l'idée discutable d'une revendication, à une ébauche de conscience d'un intérêt national, la centrale syndicale ne dira même pas non à ses propres militants, par peur de perdre sa clientèle électorale. Phénomène de pouvoir. Qui si l'on y réfléchit lucidement débute dès cet affrontement entre la mère et l'enfant. La demande de l'enfant est irrecevable, mais pour ne pas "risquer de perdre son amour" avec aussi les culpabilisations innombrables, la mère cédera à l'attitude de crise spasmodique du petit au lieu de dire non et de poursuivre son chemin.  
La réflexion est dès lors la suivante : n'existe-t-il pas un parallèle entre toutes ces situations évoquées et le mode de fonctionnement social de notre pays ? Notre nation semble, pour sa conduite sociale comme pour sa santé, fonctionner à l'exception. Appendicites en nombre incroyable, existence d'une spasmophilie niée partout ailleurs, prescriptions multiples. Exactement comme, face à des situations quasiment "cliniques" telles causes (chômage, démographie, économie, etc) produisant tels effets, comme dans le domaine de la santé (alcool, tabac, drogue, stress, angoisse, alimentation, récusés et remplacés par un abord technologique commode pour masquer la réalité) vont entraîner la nécessité de crises aiguës nécessitant obligatoirement des spectateurs, pour être bien effrayantes, bien coûteuses (comme le sont les prescriptions inutiles et les examens complémentaires nuisibles) et placer en position de pouvoir absolu des personnages au départ non porteurs de capacités cliniques, diagnostiques, thérapeutiques...
Là où toute une série de NON, verbalisés, expliqués, argumentés, valorisés par des considérations économiques, sociales, démographiques, des projections d'avenir, mèneraient à une réflexion et une négociation, la nation fonctionne rigoureusement selon les mêmes critères et mécanismes que les individus en difficulté, en utilisant des crises soigneusement spectaculaires, des spasmes symptomatiques, destinés consciemment ou non, à impressionner, et à faire reculer tous les NON indispensables. Gouvernements, syndicats, instances et autorités agissent alors strictement selon les même comportements. Prescrire, céder, accéder aux demandes, pour ne jamais perdre la clientèle, leurs actions étant aggravées par les "porteurs d'uniforme en position de pouvoir" ici non plus sanitaires mais politiques et syndicaux, qui posent des diagnostics et proposent des thérapeutiques sans être en position de pratiquer ainsi. Ce ne sont là que réflexions, bien sûr, mais ce parallèle entre ces spasmes symptomatiques nationaux donne à penser pour trouver un sens.

l'os court :    « Dans la bouche d’une femme, non n’est que le frère aîné de oui .» Victor Hugo


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Lettre d'Expression médicale n°308

Hebdomadaire francophone de santé
25 Août 2003

L'image des parents
Docteur Jacques Blais

L'idée de ce texte est née d'un "coup d'oeil" paru sur nos écrans, illustrant une forme de détresse et d'angoisse des étudiants en médecine, notons le surtout lors de leur quatrième année, celle où l'on passe de la théorie des sciences fondamentales à la pratique des vrais malades à rencontrer, au point que plusieurs facultés ont établi des services d'écoute mis à la disposition des carabins. Et également des remarques de certains parents réagissant ensuite en évoquant la manière dont leurs propres rejetons abordaient ou non ces études médicales.
En préambule, notons que cette "image des parents" concernant l'adoption ou le choix par certains étudiants en médecine de la profession d'un des parents a très longtemps été celle du père, notre génération d'anciens à nous connaissait une proportion de 70 hommes pour 30 femmes, une statistique des années 2000 montre qu'en matière d'installation nouvelles actuelles la parité est arrivée, une femme s'installe nouvellement pour un homme. Enfin pour ceux d'entre nous qui ont la chance de travailler en faculté en troisième cycle, le constat est évident : depuis 5 ans environ, en médecine générale, nous avons affaire à 20 étudiantes pour seulement 5 garçons.


Retrouver la confiance:
Nous avons déjà abordé ce thème de la féminisation des professions. Autrefois les filles optaient pour des professions d'investissement social, institutrices, infirmières, puis leur niveau d'ambition, l'évolution sociale, le regard parental, ont donné accès et c'est une excellente chose, à des professions toujours investies d'une mission "humaniste", avocates, sage-femmes, médecins, et depuis une dizaine d'années et plus, la réussite souvent meilleure, l'application des filles les ont menées à se diriger vers toutes les professions envisageables, à partir au début des "Grandes Écoles" et maintenant sans restriction.
Ce n'est même pas une question de confiance, les étudiantes sont extrêmement performantes, motivées, leur taux de réussite est supérieur à celui des garçons. Le résidu de tout petit bémol actuel se loge dans le choix de départ. Les filles choisissent plus souvent des études, un cycle, sans transformer d'emblée ce choix en une profession, quand les garçons optent pour un métier en incluant dès le départ leur apprentissage sous l'aspect d'un travail ultérieur.
Et toutes les approches socio-économiques aboutissent à une conclusion inexorable : une profession qui se féminise énormément voit diminuer son niveau de vie, ses ambitions, son application pratique en terme d'investissement. Il est à noter là une logique marchande, si l'on peut dire, avec des répercussions à tous niveaux. Il est aussi difficile de mener à bien une carrière que la création et l'éducation d'une famille, et les deux conséquences sont nettes : l'âge de maternité recule en raison de l'investissement professionnel des femmes, et le niveau de vie diminue pour celles qui exercent en raison du temps souvent partiel consacré. Rien ici d'un quelconque jugement de valeur, un simple constat statistique, démographique, sociologique, économique.


Restaurer la conscience
Soulevons maintenant bien d'autres points, ayant trait à l'image. Une profession, et donc ce qui la précède, les études, répond à deux appréciations : celle de l'image donnée par le personnage titulaire, que l'on peut qualifier de place dans la société, notoriété, prestige, rémunération,  niveau de vie, etc, et l'autre versant qui est la fonction, que l'on peut qualifier de rôle dans la société, d'investissement personnel, de qualification marchande, ou administrative, ou sociale, ou soignante, etc.
La génération d'après-guerre, qui a précédé la nôtre, voyait des médecins notables, aisés ou nantis (au prix d'un énorme travail, ne l'oublions jamais) dont l'assise, le rôle social, la place, l'aura, dépassaient le cadre simple de la profession elle-même. Notre génération à nous, les descendants, a connu une progressive altération de tous ces éléments. Considération, notoriété, revenus, place dans la société, image politique, appréciations négatives des gouvernants, mais ceux d'entre nous qui travaillaient encore énormément, deux voire trois fois plus que le reste de la population, conservaient une satisfaction professionnelle valable. La génération en cours, celle que côtoient les étudiants qui à présent suivent des stages en cabinets, ce qui est excellent, mieux vaut découvrir et connaître avant que "sur le tas", est constituée de praticiens en difficulté permanente. Revenus très moyens, accusations de toutes sortes en provenance des gouvernants, des Caisses, les médecins sont devenus des individus insatisfaits, vivant dans des appartements "ordinaires", conduisant des voitures "normales", sujets permanents d'agressions fiscales, administratives, et maintenant physiques, verbales, d'une clientèle les considérant comme un service rémunéré à leur discrétion.
Le "rôle" social, avec son amplification en vocation de soignant, s'éteint sous l'avalanche des avatars de la "position" sociale dévalorisée, malmenée, invectivée. Ce que semblent traduire les comportements étudiants. Angoisse extrême, abandons de leurs études, refus dramatique de l'installation, aggravée par cette fameuse féminisation (n'oublions pas cette statistique sur 2 facultés parisiennes, depuis les 5 dernières années, 20 % seulement des étudiants utilisent leur diplôme en s'installant en exercice libéral de médecine générale, les 80 % d'autres n'exerceront jamais, ou trouveront des biais administratifs, bureaucratiques, industriels, pharmaceutiques, des vacations diverses, en somme autant d'échappatoires à ce qu'ils avaient préparé comme diplôme), voire conduites extrêmes comme le suicide.


Renforcer la compétence:
Lorsque j'entends sept confrères l'an dernier, en deux groupes, quatre dans un cadre de formation continue, trois dans le monde de l'enseignement, recevoir comme une sorte d'affront, ou d'échec personnel, ou d'interpellation de leur place de parent, de remise en cause, l'annonce par leurs fils (il s'agissait sept fois de garçons) de leur non acceptation en médecine à l'issue des années préparatoires, et pour deux de l'abandon avant nouvel essai encore possible, plusieurs interrogations me viennent.
Qu'entend le parent dans cette sorte "d'échec" généralement présenté comme tel ? "Mon fils ne sera pas médecin, j'en suis sincèrement désolé pour lui, ce métier le tentait vraiment"  Ou bien "Mon fils ne reprendra décidément pas ma clientèle, j'en avais pourtant rêvé, qu'il succède à son père aurait été un accomplissement". Ou bien encore, et sans parvenir à l'avouer, "ce garçon me déçoit, et même pire il me vexe, décider soudain de ne pas suivre mes traces, est-ce que mon métier ne lui convenait pas ?"  Et il restera bien d'autres options, s'attachant à l'image, aux traces, à la descendance, à la pérennisation, presque au passage d'un témoin dans une affaire familiale, comme les agriculteurs, les vignerons, et si inconsciemment à la transmission d'un savoir, d'un pouvoir, d'une position, d'un art.
Et il est très concevable que cette étape soit terriblement difficile. Et pour le parent, face à ces deux options aussi violentes, l'échec ou le refus, trop d'incapacité, ou trop de rébellion, pas assez de possibilités, ou trop de personnalité, et pour le jeune étudiant, renvoyé à son propre miroir : mon père me dépasse donc toujours, je ne parviens à l'égaler ? Ou à ses audaces salutaires : il fallait impérativement que je parvienne à un moment à leur faire comprendre que je voulais vivre ma vie à moi, et non celle du "fils de..." ("oui, vous savez, c'est le petit du docteur, pourtant il était bon à l'école, eh bien il n'a jamais voulu faire docteur à son tour, oh ça l'a bien vexé et même désespéré son père, vous savez, il y comptait tellement, et puis si gentil, c'est dommage le petit aurait sûrement fait un bon docteur aussi, vous voyez...)
De sorte que me viennent deux ultimes réflexions, et je vous laisse aux vôtres, espérées. D'abord si cela avait été le cas j'aurais souhaité que mes descendantes ne choisissent ce métier fabuleux que pour l'enthousiasme, la passion, le souci permanent du soin adapté, le bonheur d'aimer et d'être aimé, et surtout jamais, jamais, pour une hypothétique position sociale, ou les retombées financières de l'invraisemblable travail qui aura été le mien trente années durant...  Et par complément, pour ces sept et tellement d'autres confrères douloureusement frappés par échec et/ou refus filial de reprendre le flambeau : qui éclairait ce symbole, les parents ou l'enfant, qui souhaitait, poussait vers ce choix, les parents, ou l'étudiant, qui cela valorisait-il, les parents ou le rejeton ? Et qui, le plus fondamental de tout, portera l'échec le restant de ses jours, s'il n'est pas parlé, résolu, discuté, verbalisé, traité, les parents ou l'étudiant(e) ? Avec quelle formulation : j'ai déçu mon père, ma mère, je ne les vaux pas, mérite pas, ou bien ouf les circonstances m'auront libéré(e) mais je vois bien que j'ai donné un coup fatal aux vieux, comment s'en sortiront-ils ?

l'os court :    « Ils n’aperçoivent qu’une brève part de la vie : hommes d’un destin éphémère, fumées que le vent agite et dissout. » Agrigente .


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Lettre d'Expression médicale n°309

Hebdomadaire francophone de santé
1er Septembre 2003

Morts évitables
Docteur François-Marie Michaut

La littérature médicale parle volontiers de “ morts évitables” pour qualifier des décès qui n’auraient pas eu lieu si on avait respecté des mesures de prévention ou adopté des soins médicaux efficaces. Des morts par accidents de la route ou suicide aux affections cardio-vasculaires précoces en passant par certains cancers liés à l’environnement, la liste est longue. De plus en plus longue, en vérité.

Retrouver la confiance:
Le maniement d’une telle notion, en apparence limpide, certes utile pour ceux qui s’occupent d’épidémiologie ou de santé publique, n’est pas sans danger. Le risque est de laisser entendre de cette façon que la mort, notre mort, celle de nos proches, est une donnée relevant uniquement de la médecine. La mort, et notre ami exmédien le philosophe Alberto Asero en serait certainement d’accord, devient ainsi une sorte de maladie. Et une maladie que les médecins devraient de plus en plus faire reculer, à défaut de pouvoir (encore?) la faire disparaitre. Quête d’immortalité aussi vieille que l’humanité si l’on en croit tous nos mythes, nos contes et , à leur façon, ... nos religieux ?

Restaurer la conscience
La fréquentation assidue de séries télévisées à succès fabriquées aux USA ne fait que renforcer auprès du plus grand nombre cette idée folle de la toute-puissance, non plus des traditions religieuses, mais de la médecine. Quand la réalité vraie, celle que nous vivons, fait irruption dans nos vies, il n’y a plus de miracle salvateur. Il n’y a plus que des hommes bien humains se battant du mieux qu’ils peuvent pour d’autres hommes. Et quand l’échec ou la mort est au rendez-vous en dehors du petit écran, la tentation de demander réparation à la justice devient de plus en plus forte. La maladie n’a pas été vaincue : c’est jugé proprement scandaleux.
Quand l’Europe entière subit un été particulièrement chaud, la société française éberluée se trouve face à une importante surmortalité des personnes les plus fragiles qui ont été victimes d’hyperthermie. Étrangement, avec un thermomètre encore plus féroce, ni la Grèce, ni l’Italie, ni l’Espagne, ni le Portugal n’ont vécu cette hécatombe. Que s’est-il donc passé de particulier chez nous ?

Renforcer la compétence:
Laissons de côté les inutiles et classiques jérémiades et polémiques contre les pouvoirs publics à qui on reproche, pêle-mêle, tout et son contraire. Dans nos campagnes, le Dr Bossuet en a témoigné en praticien de terrain sur notre liste Exmed-1, il n’y a eu aucune surmortalité spectaculaire. Tout simplement parce qu’une compétence ancestrale, jugée ringarde et dépassée chez les maîtres à penser du “moi d’abord” de nos modernes cités, a discrètement survécu. Des gens, pas forcément meilleurs ou mieux intentionnés que quiconque, se sont simplement souciés de ceux qui vivaient auprès d’eux, pour les rafraîchir, leur donner à boire et leur apporter cet indispensable oxygène d’une relation humaine. Faut-il encore le dire, faut-il oser le rappeler ? Je ne suis pas seul au monde, comme moi les autres existent, comme moi ils ont le droit d’exister. Sans eux, je ne peux pas plus survivre pour mes besoins élémentaires qu’ils ne peuvent parfois survivre sans moi. Rudimentaire leçon de savoir vivre qu’il serait prudent de ne pas occulter. En 2003, dans nos villes confortables, dans nos appartements si bien équipés, des milliers et des milliers d’humains sont morts. Morts de soif parce que nous n’étions pas là. Morts dans la solitude de soif et d’hyperthermie comme des naufragés au milieu du Sahara. Pas de quoi pavoiser, pas de quoi se sentir en droit de jouer aux donneurs de leçons en matière de droits de l’homme et de civilisation.

NB : La prochaine LEM 310 paraîtra le mardi 9 septembre.

l'os court :    « Le cynique est un homme qui connaît le prix de tout et la valeur de rien.» Oscar Wilde


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Lettre d'Expression médicale n°310

Hebdomadaire francophone de santé
9 Septembre 2003

Deux ans après le 11 Septembre
Docteur Jacques Blais

C'est du sujet du "debriefing" post-traumatique dont nous voudrions parler aujourd'hui. A l'heure de la rédaction de ce texte, selon une routine hélas devenue presque la règle du fonctionnement de notre société, entre quelques attentats, une fin de guerre, deux accidents graves d'autocars, le souvenir récent de tremblements de terre ou d'ouragans, les sources de situations évocatrices sont légions. Il suffit d'une interrogation supplémentaire d'une lectrice quant au mécanisme du "pourquoi et du comment" et d'un article suggérant une différence de résultats entre les modes opératoire de ces déconditionnements de débroussaillage pour donner matière à réflexion. Dommage d'avoir recours, comme d'habitude, au vocabulaire anglais pour évoquer cette méthode. Car, comme bien des détournements modifiant la traduction, debriefing signifie "compte-rendu" (de mission) c'est à dire une prise de parole plutôt récitative et passive, justement, et non cette créativité qui fait la thérapie recherchant le sens.


Retrouver la confiance:
Des études tendraient à montrer qu'il existe une différence de résultat liée aux conditions de la pratique de cette intervention rapide de psychologues et d'écoutants sur les lieux des traumatismes violents et prenant les êtres humains par surprise, donc par leur point faible, l'absence de défense. D'une part le résultat est meilleur si l'on a pris la précaution d'emmener les victimes survivantes à l'abri, protégées du bruit, de l'agitation, des fumées, de l'oppression, des sirènes, vers un havre de paix après la crise. D'autre part il existe aussi une différence entre la méthode "parlez, nous vous écoutons, videz vous, évacuez" qui consiste à demeurer au stade du "comment", la narration répétitive, les circonstances, le vécu, le ressenti immédiat, et celle qui propose une visée thérapeutique constructive. Celle-ci repose sur l'expression du "pourquoi", et elle a pour but non plus seulement de donner une réalité, une vision, un ressenti physique, auditif, mais d'apporter un sens. Pourquoi ont-ils fait cela ? Pourquoi moi et non les autres ? Pourquoi la mort et pourquoi la vie ? Et cette interrogation sur le sens va déboucher sur bien d'autres pistes, la culpabilité, le destin, l'existence, et offrir l'occasion et le but de cette visée thérapeutique : repérer les sujets à risque, et leur proposer un suivi.


Restaurer la conscience
Ils étaient assis côte à côte, dans ce bus renversé, ce métro explosé, ce train déraillé, ou cet immeuble écroulé, et ne se connaissaient pas, ne se sont pas parlé. Tous deux sont survivants, mais autour d'eux, tant de morts inconnus. Un ou deux ans plus tard, posons en arbitraire que lui, l'homme, va bien. Il est même transformé, il s'émerveille de tous les instants de la vie, du soleil, de la rencontre avec les êtres, il prend son temps désormais, il savoure. Mais la perception, la compréhension de cet essentiel s'est accompagnée de changements terribles pour les autres, ses proches, ses collègues, ils ont du mal à le suivre, et il a du mal à leur expliquer. Il a, dirait-on changé ses critères de valeur, investi dans des mondes qu'il est seul à atteindre, et cela a provoqué des ruptures, des brisures, des douleurs que lui semble bien vivre.
Elle, tout au contraire, va mal. La vie lui est devenue pénible, insupportable, elle se heurte aux murs de son existence, ramène à elle des culpabilités enfouies, ne supporte pas le bonheur chez les autres, rend la cohabitation avec ses proches difficile, voire carrément désagréable, chaque jour est une lutte, une agression, un agglomérat de récriminations.
Comment cela se fait-il, et pourquoi une telle différence ? Bien que leur "comment" , leurs circonstances aient été identiques, ils étaient assis côte à côte au même moment fatidique, leur "pourquoi" n'a rien de commun. Elle traînait au fond de ses poches les cailloux d'une vie perturbée par des deuils mal vécus, des ruptures, des échecs, elle transportait dans sa tête un album d'images terrifiantes, des visages morts, des expressions de colère, des souvenirs d'effroi. Coupable depuis toujours. De ne pas avoir assez aimé, ou pas au bon moment, ou pas la bonne personne. De ne pas avoir su, osé, essayé, voulu, d'avoir laissé aller.
Lui était un type qui par nature, par chance, conscient de n'y être pour rien, de ne pas le mériter plus qu'un autre, se trouvait être créatif, entreprenant, actif, adapté, et il ne trimballait pas de remords ou culpabilités extraordinaires, des morts logiques, l'âge, des maladies "normales", il avait fait son trou dans la société, était reconnu, apprécié, aimé même sans doute de beaucoup.

Renforcer la compétence:
De sorte que, simples exemples artificiels et schématiques, le "pourquoi" de ces deux personnes, dont le "comment" immédiat du traumatisme était identique, a évolué dans des directions terriblement différentes. Pourquoi ceux là sont ils morts et pas moi ? Pourquoi, moi qui étais si coupable vis à vis de ma pauvre mère, décédée loin de moi, de ce frère disparu trop tôt et qui lui aussi n'avait aucune raison de mourir avant moi, ou à ma place, ne suis-je pas morte cette fois ? Cela aurait été logique. Presque...mérité. Pourquoi continuer ? Pourquoi n'ai-je même pas songé une seconde à mes enfants, je me suis même dit en tout premier lieu "je suis vivante" alors que j'aurais dû appeler, m'occuper des autres, etc  Cette femme traumatisée a réactivé à cette occasion une montagne de "matériel psychique" présent en elle, qu'elle était parvenue tant bien que mal à laisser en sommeil, sans laisser vraiment son existence dans la sérénité, si sa vie, elle, avançait tant bien que mal.
Cet homme là, - et un autre aurait réagi autrement -, a bénéficié d'un psychisme différent, d'une absence relative de traumatismes non réglés, il n'avait pas dans ses réserves et ses placards de cadavres et de fantômes insupportables, son image personnelle et son mode de fonctionnement lui ont permis de se poser des questions en pourquoi très différentes. Pourquoi garder dans ma vie des critères dont je viens de comprendre que tout est si volatil, fugitif, vain, fragile ? Pourquoi alors ne pas privilégier l'existence, le goût des jours, le charme de la vie, donner un sens et une direction à mes aspirations, à mes projets, qui fasse que cette expérience traumatisante me serve de construction pour la suite ? Pourquoi ne pas accepter, ou décider, d'être autre, changé, en ayant désormais mes propres objectifs, au risque de ne les partager que très difficilement avec ceux qui me connaissaient avant ?
Ces quelques réflexions tentent de répondre aux interrogations de ceux qui demandent : à quoi bon ces questions perpétuelles, ces analyses de tous les évènements, des réactions, des attitudes ? A quoi bon remuer des comment, et accumuler des pourquoi, au lieu de tenter d'oublier et de continuer à avancer ? En réalité, cette forme de prise en charge des victimes de traumatismes, dits naturels ou liés à l'homme, montre que si les comment, quand, où, sont gérés dans l'immédiat du discours simplement narratif, descriptif, ce sont les qui, les pourquoi, qui permettront après, avec un objectif thérapeutique, d'autoriser à vivre, au moins, voire même de suggérer d'exister, en mettant la mort dans les mots, en interrogeant les culpabilités, les fantômes, les visions resurgies, tout ce que le traumatisme a bousculé effroyablement, pour comprendre, fabriquer, proposer un sens à ces victimes qui, envers et contre tout, ont à exister après, et encore après, sans la plus petite illusion d'un oubli, mais en ayant appris ou découvert quelque chose de plus de cet épisode d'une insoutenable violence.

l'os court :    « Tout s’arrange, mais mal.» Alfred Capus