ARCHIVES DE LA LEM
N°366 à 370
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Lettre d'Expression médicale n°366

Hebdomadaire francophone de santé
4 octobre 2004

Famille acteur de santé
Odette Taltavull

Lorsqu’il est question du maintien à domicile des personnes âgées, ou atteintes de pathologies chroniques sévères et invalidantes, ce sont le plus souvent les besoins du patient qui sont abordés. Que ce dernier désire rester dans son cadre familier ou que ce soit sa famille qui le souhaite, à long terme des problèmes surgissent pour celui qui lui consacre tout son temps. Car être « aidant » chez soi c’est être soignant à part entière ; mais soignant bénévole, permanent, avec pour seules compétences médicale et psychologique une formation glanée auprès de professionnels et la seule intuition du bien-faire. De plus l’investissement affectif est inévitable et induit tout un panel de sentiments et de perceptions déformés. Parce que la maladie est venue se ficher au sein d’une histoire de famille, d’une histoire de vie, d’une histoire d’amour.

Retrouver la confiance:
Tôt ou tard, le parent-soignant se perçoit - à tort - comme l’unique personne compétente à s’occuper de la personne malade. Certes il souhaite avant tout son bien-être et son confort, mais à cela se mêlent des sentiments de culpabilité qui le conduisent à un renoncement de sa propre individualité puisqu’il finit par n’exister qu’à travers son rôle de soignant. Jour après jour il répète inlassablement les mêmes gestes, ces gestes simples que l’autre ne peut plus ou bien ne sait plus faire. Heure après heure il dit les mêmes paroles qui expriment la conscience que l’autre n’a plus. Et progressivement cet investissement devient contraignant, pesant, usant, parce que faire une pause est impossible. Ainsi au fil des années, le parent-soignant peut se perdre lui-même ; à force de suppléer la personne dépendante pour les actes les plus simples de la vie et jusque dans son intimité, l’aidant devient soignant plus que conjoint, plus que parent, plus qu’enfant. Et si le patient est conscient de sa dépendance, cela va ajouter à sa propre souffrance morale. Certaines pathologies impliquent une infinie patience et une abnégation dont on ne choisit pas forcément l’intensité, la densité, l’étendue, ni la durée.
Qu’est-il possible de faire afin d’éviter que le parent-soignant n’y perde son identité, sa santé, et sa joie de vivre ?

Restaurer la conscience
Dans les pays anglo-saxons il existe depuis plusieurs années des structures d’accompagnement adaptées et un véritable statut est donné à l’entourage familial.
Ainsi au Canada, 147 Centres Locaux de Services Communautaires Québécois (CLSC) proposent des conseils personnalisés, des stimulations à domicile, et même des haltes-répit. Les intervenants, appelés des « accompagnants », suivent une formation avec pour objectif principal la prise en charge de la santé globale et du bien-être de la personne. Outre les interventions à domicile, les familles ont la possibilité de se reposer en laissant une demi-journée leur parent à l’association qui les prend alors en charge et leur offre des distractions.
De même depuis 1999 une structure appelée Baluchon Alzheimer (BA) est destinée spécifiquement aux familles de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Le BA permet aux aidants de souffler et de se ressourcer périodiquement. Ceux-ci peuvent alors prendre des vacances en toute tranquillité durant une ou deux semaines sans avoir à transférer leur proche dans un autre milieu que son domicile. Se retrouver de temps en temps libre, être dégagé de responsabilités, dormir en toute tranquillité, s’occuper de soi-même, se consacrer à ses loisirs, sont des besoins fondamentaux à tout être humain. Pourtant pour les parents-soignants il n’est pas toujours possible de prendre un tel recul. Selon le rapport du BA les personnes ne réclament pas de longues périodes de répit, mais plutôt la possibilité d'en prendre régulièrement. On peut trouver dans le terme même de baluchon plusieurs correspondances dont celle du bagage personnel que l’intervenante apporte avec elle (son individualité, sa formation, sa compétence, son expérience). Le baluchon peut également rappeler l’action de trans-porter, de soutenir, de contenir, et de suspendre le temps …

Renforcer la compétence:
Le baluchonnage consiste à demeurer 24h/24h au domicile de la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer durant le repos du parent-soignant. Cette période inclut la première journée que la baluchonneuse passe avec le patient et sa famille (le conjoint, le parent, l’enfant …). Tous font ainsi connaissance, et l’intervenant s’initie aux habitudes de la personne malade avec laquelle elle va vivre en permanence. Elle apprend à connaître ses besoins fondamentaux, ses goûts particuliers, les situations qui l’angoissent, son traitement médical, mais elle discute aussi des situations difficiles que le parent vit au quotidien. Ensuite, lorsqu’elle se retrouve seule, la baluchonneuse rédige quotidiennement un Journal d'accompagnement à l’intention de la famille. Ce document permettra à celle-ci de connaître son emploi de temps, ses réflexions, ou ses suggestions.
En dehors des interventions de baluchonnage le BA organise des groupes de paroles, encadrés par des spécialistes, permettant ainsi aux familles de se rencontrer, d'échanger entre elles et d'exprimer les principaux éléments de leur vécu. Le BA remplit donc trois fonctions principales : une fonction d'évaluation des capacités cognitives et de l’autonomie fonctionnelle du patient, une fonction d'éducation en proposant des stratégies d’intervention adaptées au cas par cas, et une fonction thérapeutique pour la famille qui se sent alors soutenue, écoutée, et accompagnée.
En France de telles structures pourraient se développer. Certes il existe chez nous diverses allocations destinées au maintien à domicile des personnes âgées ou des patients gravement atteints … mais il serait normal de redonner aux familles aidantes la place, l’attention, et le soutien qu’elles méritent.
Il serait temps de reconnaître à l’aidant son rôle économique et social comme acteur de la prise en charge.

l'os court :  « C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière. » Edmond Rostand
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Lettre d'Expression médicale n°367

Hebdomadaire francophone de santé
11 octobre 2004

Des raisons d'espérer
Docteur Jacques Blais

Sans vouloir de nouveau amener dans nos réflexions des éléments de parcours personnel, je vais me contenter ici de définir un contexte, avant d'arriver au thème de ce texte. Je reviens d'une réunion de travail, en fait plus ou moins de la conclusion d'une construction d'un ouvrage démarré il y a maintenant trois ans. Un éditeur médical attaché essentiellement à la fabrication de programmes de formation continue pour les médecins, pour lequel je travaille depuis 8 ans, a réussi une première mission qui apporte déjà une de ces raisons d'espérer. Réunir, pendant un peu plus de trois ans, les représentants Français les plus éminents de la Geriatrie, de la Neurologie, de la Psychiatrie, avec quelques Généralistes, pour que tous se parlent, mettent en commun leurs conceptions, et acceptent de bâtir ensemble un ouvrage sur la maladie d'Alzheimer est un véritable exploit.

Retrouver la confiance:
Quelques chiffres : si nous étions cette semaine un dernier carré final de 20 personnes pour peaufiner, espèrant surtout ne pas trop se gargariser ou se congratuler du résultat final, représenté par 22 dossiers majeurs en 65 questions traitées selon une méthode innovante sur le sujet, en réalité 500 spécialistes de ces disciplines ont été au moins interrogés sur ces questions.
Et lors de cette réunion finale de concertation, certaines éminences, grands chefs de services de l'hexagone, exprimaient et leur satisfaction et leur étonnement devant l'ampleur du travail, et surtout le fait que les disciplines différentes concernées aient pu se réunir, s'admettre, s'épauler, additionner leurs savoirs, et accepter les commentaires, les demandes, les suggestions, voire les critiques des autres. Et bizarrement, ce genre de constat au début du XXIème siècle réchauffe, réconforte, et donne espoir.

Restaurer la conscience
Le propos ici n'est ni de dévoiler le contenu d'un programme diffusable en 2005, ni d'en expliquer la méthode déjà éprouvée depuis 8 ans sur d'autres cibles, mais de mettre en évidence ce qui résume exactement ici même depuis 1997 nos sous-titres : confiance, conscience, compétence, c'est précisément et sans avoir jamais utilisé ces termes ce que ces très éminents spécialistes de disciplines convergentes, mais ne soyons pas naïfs, souvent concurrentes en terme de pouvoir, ont réussi à associer. Et si ces mêmes spécialistes complémentaires, mais soyons lucides fréquemment dissociés en termes d'aura et de bénéfice moral, ont admis qu'en étant nombreux on est plus forts, qu'en travaillant ensemble on est plus efficaces, et qu'en acceptant même des généralistes au sein de cette glorieuse assemblée on sera plus éthiques, plus complets, plus proches des réalités de terrain, si ces spécialistes ont abouti, c'est que l'espoir existe.

Renforcer la compétence:
Demeurons modestes et objectifs, et gardons les yeux ouverts. Le but poursuivi a été d'abord qu'un maximum de médecins, du moins ceux qui ont pris le parti de se former en permanence au cours de leurs longues années d'exercice, apprennent à dépister plus tôt les signes annonciateurs de la maladie d'Alzheimer, et les signes différentiels avec d'autres altérations cognitives ou démences. Et, en tentant d'enseigner une démarche clinique optimisée, l'ouvrage essaie également d'utiliser une méthode différente d'enseignement ambitieuse, celle de l'apprentissage par problèmes. Autrement exprimé, "la médecine telle qu'elle se fait et se vit, et non pas seulement telle qu'elle se sait"
A titre personnel, pendant les très nombreuses séances d'élaboration et de préparation, j'ai apprécié au plus haut point dans mon modeste rôle d'animateur de voir ces spécialistes de plusieurs disciplines, s'entendre, enfin échanger, se parler, s'écouter, s'apprécier, et surtout utiliser leurs informations, mettre à profit pour tous leurs connaissances différentes, comparer et complèter leurs approches, autour d'un même sujet, et dans un objectif de progrès. Progrès dans le dépistage, dans la prise en charge, dans le repérage des complications. Avec actuellement, de nouveau restons modestes, peu de perspectives thérapeutiques révolutionnaires.
Et le plus étonnant, le plus intéressant, et là le rôle des quelques rares généralistes inclus a été majeur, ainsi que celui de modestes spécialistes de petits centres hospitaliers de proximité, le plus passionnant a été de faire presque découvrir, de démontrer, aux plus éminents praticiens essentiellement centrés sur la recherche, les études, les publications, et donc moins proches du terrain, que derrière la personne atteinte d'Alzheimer, il y a une énorme, gigantesque systémique.
Avec des sous-ensembles multiples. Les proches, la famille, en toute première ligne. Les "aidants" comme on les nomme, soignants, aides à domicile, soutiens de toutes sortes, voisins, amis, participants, transporteurs, associations, et ces personnes sont innombrables. Les compétents complétants intermittents, médecins, personnel infirmier, spécialistes nombreux. Les administrations, services d'aide sociale, d'allocations, assurance maladie, mutuelles, etc.
Une évidence est apparue : tous ces intervenants proches ou lointains de la systémique ont des raisons énormes et le droit de ne plus pouvoir ou vouloir suivre, de déprimer, de culpabiliser, de ne plus avoir envie de se sacrifier, de renoncer à se battre contre l'impossible. Aussi bien que, tout simplement, de ne pas comprendre, faute d'information et d'apprentissage, ce qui se joue, ce qui évolue, ce qu'ils doivent faire et ne pas faire, comment se comporter, donner l'alerte, se rassurer, calmer, apaiser. La nécessité alors d'élaborer des programmes de formation des aidants, des échanges de parole, des solutions de dépannage et de soutien, des facultés de pause, en bref ce que font déjà de nombreuses associations, a émergé encore plus fort.

Aucun triomphalisme dans ces propos. Mais il est bon, réconfortant, d'entendre dans la réunion finale un très éminent Professeur du pôle majeur des 20 intervenants de fin de parcours déclarer : "ce programme m'a agréablement surpris, il est allé au delà de mes espérances, et parvenir à mêler les apports de nos différentes disciplines a été un succès"  Il y a des raisons d'espèrer, surtout quand ce programme n'est ni ministériel, ni lié à l'Assurance Maladie, ni bénéficiaire d'appellations contrôlées comme les Conférences de Consensus. Il est destiné à la formation des médecins.

l'os court :  « Ma mémoire est fantasque. Il m’arrive de parler très fort à l’oreille d’un myope.» Sacha Guitry
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Lettre d'Expression médicale n°368

Hebdomadaire francophone de santé
18 octobre 2004

Pour quel résultat ?
Docteur F. Soize

Il était une fois un jeune garçon … mort d’une overdose. Événement médiatique propre à déchaîner les appétits féroces des journaleux en mal de scandale.
La réalité est beaucoup plus grave encore. Un enfant mort, une famille ravagée et une clinique montrée du doigt, un soignant mis en examen.

Retrouver la confiance:
Comment retrouver cette confiance qui permettait au patient de se sentir unique pour ses soignants ? Que se passe-t-il donc dans notre monde médical pour que de tels accidents puissent arriver ? Qu’avons-nous laissé faire et pour quels résultats ?
Les esprits chagrins et pessimistes me rétorqueront que les accidents font partie des risques du métier, ou pire encore que c’était l’heure de ce garçon. Pour ma part je suis beaucoup trop formée à l’analyse des risques pour ne pas vouloir comprendre les tenants et les aboutissants d’une telle aberration.
Au risque de paraître cynique, j’aurai tendance à penser que tout est fait pour une réelle économie de la santé : des patients morts=moins de dépenses. Le débat sur l’euthanasie me paraît légèrement suspect dans un discours politique qui veut nous faire croire que la santé coûte trop cher.
D’ailleurs ce n’est pas la santé qui devrait coûter mais la maladie. Malheureusement entre le fait qu’il serait bien meilleur de manger bio mais c’est plus cher, de faire du sport mais faut pouvoir se payer les abonnements dans les salles de sport ou à la piscine, de retrouver le visage de ses 20 ans mais la médecine esthétique n’est pas remboursée, de voir clair pour lire et entretenir notre mémoire…de garder ses quenottes mais…Vous connaissez la suite et donc la conclusion : la santé coûte beaucoup plus cher que la maladie qui, elle, est remboursée.

Restaurer la conscience
Dans ce paysage, ô combien morose, la mort d’un enfant n’est commentée qu’au travers des erreurs que nous les soignants devons assumer. Mais pourquoi la famille ne porte-t-elle pas plainte contre l’Etat ? C’est pourtant lui qui diminue sans cesse les budgets, qui n’a pas su anticiper le renouvellement des effectifs soignants, qui a mis en place les 35 (mal)heures sans aucune précaution … S’il nous faut parler de gestion des risques alors balayons correctement le terrain.
Bien entendu je n’excuse pas le geste de l’intérimaire, je voudrais juste que toutes les responsabilités soient engagées.
Celles de l’Etat pour les raisons que j’évoque ci-dessus, celle des actionnaires de la clinique qui, comme tous les actionnaires, demandent des retours sur investissements toujours plus importants et espèrent pouvoir ainsi conforter leur retraite, celle des médecins qui « oublient » de signer leur prescription ou les font par téléphone, celle des soignants qui s’abritent derrière les surcharges de travail…oserais-je dire celle des patients qui exigent des interventions sans dommages collatéraux comme les nausées ou les douleurs.
Comme il était heureux le temps du médecin de Molière qui pouvait dire :
…je trouve que c’est le métier le meilleur de tous ; car, soit qu’on fasse bien ou soit qu’on fasse mal, on est toujours payé de la même sorte ; la méchante besogne ne retombe jamais sur notre dos ; et nous travaillons comme il nous plaît, sur l’étoffe où nous travaillons. Un cordonnier, en faisant ses souliers, ne saurait gâter un morceau de cuir qu’il n’en paye les pots cassés ; mais ici l’on peut gâter un homme sans qu’il n’en coûte rien. Les bévues ne sont point pour nous ; et c’est toujours la faute de celui qui meurt. Enfin le bon de cette profession est qu’il est parmi les morts une honnêteté, une discrétion la plus grande du monde ; et jamais on n’en voit se plaindre du médecin qui l’a tué.
La justice s’est faite le gardien des « bonnes pratiques » et nous ne savons plus à quel saint nous vouer. Entre Saint Yves patron des juristes et Saint Luc celui des médecins, je choisis Saint Expédit celui des enfants et des causes pressées à moins qu’il ne faille prier Sainte Rita patronne des causes désespérées…

Renforcer la compétence:
Au-delà de ces quelques propos grinçants il s’agit bien de renforcer et même de responsabiliser la compétence. Jamais nos techniques de soins n’ont été aussi pointues, normalisées, vérifiées et pourtant ce type d’accident vient nous rappeler que rien n’est jamais sans risque. Que le métier de soignant exige un sens aiguisé du risque et une remise à niveau constante. Comme dans les catastrophes aériennes les machines et les procédures sont rarement en cause, ce sont les erreurs humaines qui transforment un joyeux voyage en crash meurtrier. Par erreurs humaines il faut entendre inconscience, fatigue, toute puissance.
Chargée par un centre de formation au pilotage de sensibiliser les récipiendaires à la notion de risque, j’ai eu la surprise d’apprendre que pour lutter contre les décalages horaires rien n’était plus efficace qu’une bonne ligne de coke…
Comme quoi lorsque nous sommes incapables de nous respecter en refusant de prendre en charge les aberrations du système, nous avons tous les risques de devenir des criminels.
Car même si nous savons que le système est absurde, il nous reste toujours la liberté de dire NON et il me semble que le corps des soignants aurait tout intérêt à refuser d’être la justification permanente des lois imbéciles, soit-disant mises en place pour protéger nos concitoyens. A force de vouloir tout maîtriser, tout sécuriser, nous perdons de vue que trop de lois tue la Loi.

l'os court :  « L’appendice c’est le post-scriptum de l’organisme.» Pierre Dac
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Lettre d'Expression médicale n°369

Hebdomadaire francophone de santé
25 octobre 2004

Écrire à la main ou à la machine
Docteur Jacques Blais

Le sujet n'a rien de fondamental, mais finalement il intéresse tous les utilisateurs de ces étranges machines que sont les ordinateurs (étymologiquement "qui met en ordre" issu du latin), et il pourrait même rassurer quelque peu les auteurs éventuellement inquiets. La grande question, sur laquelle se sont penchés entre autres des linguistes comme Jacques Anis (auteur de "Texte et ordinateur, l'écriture réinventée ?" 1998 Boeck Université) et Jean-Louis Lebrave (CNRS), est : l'ordinateur dénature-t-il le mode d'expression écrite ? Même si, derrière tout cela, ce cher Gutenberg demeure présent dans toutes les mémoires, l'interrogation présentée autrement devient : écrit-on différemment quand on se sert de l'électronique ?

Retrouver la confiance:
Cette idée de confiance n'est pas anodine, tant l'arrivée primordiale déjà des traitements de texte, une première révolution ne disposant pas encore de la technologie complète mais aidant diablement, a permis à bien des rédacteurs et auteurs de se sentir sauvés du mal irréversible, l'écriture manuscrite illisible. Pour avoir été de ce nombre, je ne parvenais même plus à me relire moi-même, j'ai éprouvé un très vif soulagement lors de l'acquisition de mon premier traitement de texte. Tout en étant conscient au plus haut niveau de toutes les implications d'une écriture devenue indéchiffrable avec les années. Précipitation ? Besoin de masquer, de cacher, de secret, d'énigme ? Négligence ? Facilité ? Ou toutes ces bonnes excuses qui mènent bien évidemment un médecin à rappeler qu'il doit écrire dans sa journée des quantités considérables de pages. Mais qui devraient, retour de la culpabilité, précisément s'avérer parfaitement explicites, même si l'oral prime nettement dans le dialogue.
Autre idée, des chercheurs et observateurs de disciplines différentes ont tenté de vérifier si l'usage d'un ordinateur corrigeait les tendances à la dyslexie et à la dysorthographie. Que nenni. C'est presque rassurant, en ce sens que sinon le trouble ne serait que dans la "mise en ordre" électronique mécanique, et non dans celle de l'idéation, de la créativité cérébrale, des représentations spatio-temporales, et des traumatismes entraînant autant de bousculades dans la forme d'expression qu'il y en a dans l'existence des sujets concernés. Un correcteur d'orthographe informatique, même bien utilisé, ne corrige que les mots, les lettres à la rigueur, mais ne réadaptera la syntaxe et la grammaire que s'il en reçoit l'ordre par l'utilisateur.

Restaurer la conscience
Jacques Anis décompose les éléments de l'écriture créative ainsi. Avec un stylo, ou avec un clavier, la main de l'auteur, le support de l'écriture, et l'instrument lui-même, en cas d'usage d'un traitement de texte, appartiennent au même espace physique, à la même matérialité. Le texte, comme objet symbolique créé, est intimement lié au texte objet matérialisé. Alors que, dès lors qu'intervient un écran, il n'y a plus de lien direct entre ces deux objets.
Il y a donc là une mise à distance obligatoire, qui présente un avantage certain : l'auteur devient lui-même son premier lecteur. Celui qui écrit regarde dans ces circonstances davantage le contenu de ce qu'il a écrit que son propre reflet graphologique, avec ces signes, le sens de ses lignes qui montent ou descendent, les particularités de son moi inconsciemment reportées en évidence dans ses formes graphiques, sa hâte, l'inclinaison, la ponctuation, et tous ces éléments lisibles qui disparaissent alors ici.
Une différence fondamentale entre ces diverses constructions d'écriture réside évidemment dans le brouillon. Même si, dans les fichiers de nos correspondances e mail, apparaît la catégorie "brouillons" elle ne signifie ici que "mise en attente" ou provisoire, et non cet ensemble de ratures, de reprises, de rectificatifs, de suppressions et d'ajouts que sont les brouillons manuscrits.
C'est un élément d'inconscient très important, car si dans la création manuscrite le désordre de la conception, sur une feuille, s'inscrit sous forme de traces d'un processus de pensée en action, l'ordinateur, lui, est totalement muet sur ces étapes, le texte final s'affichera dans l'état où il était souhaité apparaître, le plus proche possible de l'idéal.

Renforcer la compétence:
Il est indéniable qu'il existe des éléments de différence marqués entre les deux formes d'écriture. La construction, la correction, la relecture, qui a besoin d'être encore plus soigneuse sur écran. L'usage du "copier-coller" n'est-il aussi qu'une capacité d'augmenter la vitesse, qu'une liberté plus grande que celle d'un simple traitement de texte, ou bien pourrait-il nuire à une forme de créativité ?
Les réflexions sur une éventuelle influence de la méthode d'écriture, de ses outils et supports, sur le style, sont nombreuses et nourries de l'idée essentielle que l'écriture est un processus engageant le corps et l'esprit. Chacun a son propre vécu interne de cet exercice. Et on peut imaginer que l'écriture manuelle, en engageant énormément ces facteurs de représentation inconsciente qui modifient la manière d'utiliser sa main, projection considérable du moi dans cette activité, empêchent quelque peu la sorte de déshumanisation de l'écriture par ordinateur.
Un autre point est celui des représentations sociales en cours d'évolution. Un écrivain était avant tout un scribe, puis il est devenu un utilisateur de machine, et enfin maintenant une personne qui, comme tout le monde, se sert de l'informatique, mais dans un but spécifique d'y transcrire sa créativité d'idées, de pensée, de texte, de mots. Et il est imaginable de présumer que cet auteur sur outils et supports informatiques va devenir davantage tourné, orienté vers le lecteur, que parasité quelque peu par son moi lié à la figuration graphique de sa pensée. Au total, de de manière rassurante, il ne semble pas émerger d'arguments en faveur d'une influence de l'écriture électronique sur le style, l'implication, la genèse d'idées...
Un piège évident réside dans la facilité. L'usage de messagerie rapide, si elle se tourne vers le lecteur pour gagner du temps dans l'expression, se pratique fréquemment au détriment de la qualité, de la structuration, de la présentation, par absence de relecture, de rigueur orthographique et syntaxique, et perd en respect de l'autre. Mais derrière cette séparation par un écran (curieusement on retrouve cette notion dans une écriture illisible, qui fait écran, mais qui voit disparaître celui-ci en en créant un autre ici, cette séparation entre le texte idée symbolique créée, et le texte objet matériel produit, qui n'ont plus de lien d'outil, main ou caractères d'imprimerie) surviennent bien des éléments de partage infiniment intéressants. Comme l'imprimante, la diffusion sur des supports électroniques réutilisables, l'internet.
Bon allez, gardes contact, n'ayez crainte, on vous écrira ...

l'os court :  « Ceux qui écrivent comme ils parlent, même s’ils parlent bien, écrivent mal. » Buffon
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Lettre d'Expression médicale n°370

Hebdomadaire francophone de santé
1er Novembre 2004

Arrangements avec le ciel
Docteur Jacques Blais

Cet ensemble de notations issues de la vie et portant sur des périodes récentes est davantage une illustration du quotidien, qui est le nôtre à tous, qu'une quelconque fable moraliste ou une philosophie médiocre. Au moment d'écrire, nous sommes, pour mieux situer, entre le début du Ramadan, il y a 12 jours, et l'arrivée de la Toussaint, dans quelques 6 jours.
Les médias sur écran nous montrent, depuis le début de la semaine, la grosse "bagarre commerciale" entre les commerçants partisans et adeptes de Halloween, une source de profit alléchante, et le clergé catholique qui passe à l'offensive, au moins sur Paris, avec tentes de spectacle en plein air, musique, propositions diverses pour "réhabiliter la Toussaint au détriment de Halloween". Cependant que les journalistes dictant la marche à suivre, les présentateurs de journaux, poursuivent leur amalgame entre cette Toussaint, qui affiche son intitulé, "Fête de Tous les Saints" et le culte des morts du lendemain, qui n'a rien à voir.

Retrouver la confiance:
Le reste est assez teinté d'anecdotes. Dans mon entourage immédiat, un jeune Tunisien va, le premier jour de Ramadan, afficher son appartenance de groupe, en jeûnant et en venant dîner le soir à la maison affamé. Un autre, un de ses amis Berbères, vient manger hier en plein midi, n'observant aucun carême, et mangeant de lui-même sans la moindre difficulté du jambon.
Quelques semaines plus tôt, le jeune Tunisien se mariait dans son pays. Au repas, on ne nous sert pas le moindre alcool...jusqu'à l'apparition du plat de viande, où les serveurs passent en catimini entre les tables pour proposer du Bordeaux aux invités. TOUS les amis Tunisiens musulmans présents à ma table en boiront.
Puisque nous sommes dans les mariages, un autre avait lieu quelques mois plus tôt en Italie. Lors de la vraie messe, j'observe à la communion un couple de personnes. Les deux membres du couple sont divorcés, et remariés ensemble, j'étais présent à leur deuxième noce, et à mon immense surprise ils étaient même parvenus à trouver un prêtre pour célébrer chez eux un pseudo remariage religieux ! Ces deux personnes communient en Italie, au mépris absolu des règles de leur église qui, normalement, les exclut de ses cultes ou au moins de ses sacrements...
Encore un autre mariage, il y a trois semaines, en province française. Comme à peu près tout le temps, les mariés n'ont pas mis les pieds dans une église depuis leur communion. J'apprends même que le marié a uniquement reçu le baptême, sans franchir les autres étapes usuelles d'initiation. Une sorte de cérémonie bâtarde est bricolée, c'est une bénédiction sans messe, on y partage joyeusement une brioche sortie de son plastique de supermarché, tout va bien les jeunes sont mariés, ritualisés.

Restaurer la conscience
Nous sommes adultes, et je vais affirmer ici un point fondamental : rien, rigoureusement RIEN, ne me dérange dans toutes ces pratiques anecdotiques. Je les observe avec intérêt, amusement souvent, et réflexion. Car que nous apprennent-elles de notre époque, de notre société, sinon la nécessaire utilisation de rituels, de règles transgressées en permanence, pour se persuader de plusieurs notions. Celle, très vague, d'appartenance à des groupes systémiques, qu'ils soient ethniques, religieux, communautaires, nationaux, mais cette étiquette semble relever encore d'un besoin. Et celle, inconsciente, de devoir encore et toujours conjurer par des comportements que certains qualifieront d'ancestraux, de traditionnels, de familiaux, d'autres les jugeront archaïques, la crainte de puissances mal définies, célestes, ocultes, déifiées, qui régissent en gros, et c'est là que la conscience pourrait intervenir, toujours la notion de faute, de péché, la mort, la punition future.
Et puis également le comportement en société. Une autre anecdote, datant des mêmes semaines. Nous sommes à l'enterrement d'une vieille dame, dans une église de nouveau catholique. Comme la défunte est la mère d'une adjointe au Maire de la ville, le Conseil Municipal en entier est présent. C'est poli, social, à la rigueur gentil. Mais pourquoi se sentent-ils obligés, ces élus, d'aller au delà, d'en faire trop, communiant alors qu'ils ne pratiquent jamais, distribuant des signes de paix quand ils se haïssent tranquillement par groupes politiques ? Certes, toute voix est bonne à récupérer potentiellement, et l'hypocrisie est une religion très efficace, reliant de fait autant les religieux que les politiques, ou les interactifs sociaux de tout acabit.

Renforcer la compétence:
Nous allons achever notre tour des anecdotes dans la même période. Nous nous trouvions aussi, deux semaines plus tôt, à Cracovie. Superbe ville, admirablement restaurée, et si riche de ses histoires successives. Celle des Rois d'antan, qui ont laissé leurs traces dans la pierre. Celle de la shoah, cruellement présente et si proche, à travers les camps d'Auschwitz ou Birkenau, à quelques kilomètres. Et celle, récente, du Pape, vedette de la ville. Lorsqu'on zappe sur les télévisions locales, la chaîne personnelle de ce brave Jean-Paul II apparaît, on y présente en pleine publicité ses voyages, le film de sa vie, ses manifestations sociologiques et ses discours. Et juste après, on s'en va visiter à pieds le quartier de Kasimierz, celui-là même où a été tourné le film célèbre, La liste de Schindler, dans le ghetto juif. 
Tant pour entrer regarder l'intérieur des églises catholiques que celui des synagogues, on commence par nous demander de l'argent, une sorte de compétence comme une autre de la part des tenants des religions. Et bien des interrogations surgissent. Comment un pays aussi ouvertement catholique a-t-il pu recevoir sur son territoire une telle quantité de camps d'exterminations ? Pourquoi la population de ce village si proche de Kielce s'est-elle unie pour achever elle-même en les massacrant les quelques survivants de retour des camps, comme si ces rescapés les dérangeaient ? 

Je le répète, je n'ai ici pas la moindre prétention à répondre à des interrogations qui nous dérangent tous, ni à donner quelque leçon que ce soit de civisme, de tolérance, de philosophie. Simplement, la bousculade de cette série d'anecdotes, en quelques mois, m'a interrogé, quant à ces arrangements avec le ciel. Nous en avons souvent évoqué le sujet, notre vie est en permanence envahie de notes, de comportements, d'informations, d'implications, d'ordre religieux. Notre existence, elle, selon notre manière de parvenir à la gérer, s'accommode, ou adhère, ou ignore, ou refoule, récuse, toutes ces pressions, qui ne deviennent parfois, avec le temps et une immense tolérance, que constatations. J'avoue et je le répète, pour ma part rien, aucune de ces anecdotes et de leurs composantes ne me perturbe, elles appartiennent à la vie, pas du tout à mon existence.
Mais je crois, à y réfléchir profondément, que derrière tous ces arrangements avec le ciel, la vraie interrogation de tous les êtres humains dans leurs ébats, leurs errances, leurs recherches, leurs comportements, leurs dérobades et leurs héroïsmes, leurs vocations et leurs moyens de défense, (et je me demande si toutes les illustrations de ces pages ne sont pas que des moyens de défense), demeure celle de la mort. 

l'os court :  « Il y a une foule de femmes très bonnes qui, arrivées au ciel, veulent savoir si Dieu sort le soir. » Ed Howe