Odette Taltavull

retour sommaire                                     La santé est notre affaire à tous


LA VIE, AU FOND

Claire avait trouvé ce message, griffonné sur un ticket d’horodateur, calé sous l’essuie-glace. Effectivement la portière était très abîmée. Sur toute la longueur. Espérant que cela aiderait la compagnie d’assurance, elle avait joint le témoignage à sa déclaration.

Deux semaines plus tard, Claire est immobile devant sa boîte-aux-lettres. Elle tient à la main une enveloppe encore cachetée. Parce que l’émotion a été trop violente, la jeune femme est restée figée. Elle vient de lire le nom et le prénom de l’expéditeur… Ce sont ceux de sa meilleure amie de lycée, morte depuis longtemps ! Un homonyme ? Impossible, à moins d’une immense coïncidence, car le nom est peu courant.

Claire se souvient. C’est un copain commun qui lui a annoncé la mort de Géraldine, d’une overdose, vingt trois ans auparavant. Claire n’avait plus revu son amie avant son décès. C’était un pacte entre elles-deux. Géraldine avait dit :

- Si tu m’aimes vraiment, tu ne dois pas essayer de me revoir. Tu promets ? Je veux guérir d’abord. On va me soigner, et un jour nous nous retrouverons. Tiens, je te donne ce bracelet, pour que tu penses à moi...

La main diaphane avait tendu l’objet vers le soleil. C’était une petite fourchette en argent, galbée avec précision, et dont les dents se recourbaient de chaque côté pour ne pas blesser. Géraldine l’avait reçu le jour de son baptême. Le bijou rare, longuement nettoyé, étincelait. Il était lourd et délicat à la fois. Toute l’enfance de Géraldine y tenait.

Claire avait regardé son amie dans les yeux. Ceux-ci étaient étranges, transparents comme des bonbons à la menthe sucés longtemps. Car les pupilles étaient serrées, minuscules. L’adolescente était ailleurs, une fois de plus. Mais Claire avait l’habitude ; leur amitié durait depuis six ans. A cause de tout ce qu’elles avaient partagé, à cause d’une complicité qui n’avait plus besoin de discours, elle n’avait posé aucune question. Son silence impliquait la promesse.
Toutes les deux étaient en classe de première, et depuis deux ans Claire assistait au drame de Géraldine. Les shoots dans les toilettes pendant les récréations, les crises de manque et de delirium, les hospitalisations à chaque hépatite, les tentatives de désintoxication, les vols qui procuraient de l’argent. C’est à l’âge de treize ans que des jeunes du quartier lui avaient appris comment déjouer l’angoisse, comment « planer » pour voir la vie d’en haut, de là où elle ne fait pas mal. Alors Géraldine avait fumé du hasch bien avant de goûter au tabac. A Claire, elle disait : « Arrête de me faire la morale ; c’est moins mauvais pour la santé que la cigarette... Et puis après tu te sens bien, c’est pas croyable ! On devrait en proposer aux profs, ils seraient moins coincés ! ».
Peu à peu, la « petite défonce » ne la fit plus rêver. Elle devint agressive, exigeante et capricieuse en amitié. Ses potes bienveillants la sauvèrent à nouveau des tourments de l’existence. En l’initiant à l’héroïne. Mais cette façon-là de s’évader coûtait cher, très cher. Géraldine était jolie. A 15 ans, face à la violence qui s’acharne en dedans, la beauté résiste et se bat bien. Et c’est grâce à ce cadeau du destin qu’elle trouva le moyen de gagner facilement de quoi payer ses entrées au Paradis convoité...


Ce soir, c’était les vacances, et à la rentrée Géraldine changerait de lycée. Conseil du médecin. Géraldine devait changer d’air, de ville, et surtout de copains. Elle était, depuis deux ans, sur la « liste noire » du proviseur. Sur ce document étaient inscrits les noms des élèves qui perturbaient le bon fonctionnement de l’établissement. Et Claire savait comment Géraldine était entrée dans ce catalogue d’indésirables. Pour le proviseur, les méfaits étaient graves, l’influence dangereuse pour les autres élèves. L’enfant était forcément perdue ; alors autant s’en défaire.
Le médecin avait considéré ce renvoi comme « une chance ». Donc le proviseur était le sauveur de Géraldine... Mais surtout il dormirait mieux.

Durant des mois, Claire avait tenté de comprendre. Elle connaissait bien la mère de Géraldine, et lui avait parlé longuement. Mais la femme était restée de glace, les bras pendants, le regard ailleurs de ceux qui ont abandonné depuis longtemps le combat. Claire ne l’avait pas jugée. Elle avait juste constaté avec effroi que même une mère pouvait fuir la souffrance de son enfant. Comme si celle-ci était trop immense pour être reçue, contenue, prise dans les bras et apaisée.

...


Les années avaient passé vite pour Claire, comme elles le font à l’adolescence lorsqu’on n’est pas malheureux. Les premiers mois, la grand-mère de la jeune-fille lui avait donné des nouvelles. Géraldine avait déménagé, dans une petite ville, à 30 kms. Oui elle avait redoublé sa classe, oui elle allait mieux, oui elle allait s’en sortir. Claire y avait cru. Géraldine guérirait et leur amitié serait à nouveau sans danger. Il y aurait les retrouvailles ; on fêterait ça, on oublierait, et les fous-rires d’autrefois recommenceraient...
Puis la grand-mère mourut, et l’unique lien fut rompu. La barque de Géraldine s’éloigna vers le large, et, comme elle l’avait promis, Claire ne chercha pas à la retrouver.

C’est deux ans plus tard que le copain lui apprit la tragique nouvelle : « Mon père l’a rencontrée juste avant sa mort. Il paraît qu’elle était si maigre que seuls ses yeux paraissaient encore vivants ! Tu te souviens comme ils étaient turquoises ? Quel gâchis. Une si belle nana ! ».

Claire avait eu un chagrin impensable, une vraie douleur mêlée de révolte. Qui était responsable d’une telle tragédie ? Les copains, la famille, les dealers, la société ? Qu’avait cherché Géraldine dans la drogue ? A mourir ou à vivre ?

C’est longtemps après, en discutant de toxicomanie avec ses propres enfants, que Claire avait compris la vulnérabilité d’un adolescent qui ne trouve pas sa place dans le monde et dont on n’entend pas la solitude. Certains cris deviennent inaudibles.

...

Aujourd’hui, Claire tremblait encore devant le nom aimé écrit par un fantôme. Elle ne voulait pas ouvrir l’enveloppe tout de suite. Elle ne prendrait pas non plus l’ascenseur. Il lui fallait monter les trois étages à pieds, sentir les marches défiler, éprouver la réalité, tenir encore le mystère entier dans sa main. Pour ne pas le dévoiler trop vite et être aveuglée.

Ce n’est que lorsqu’elle fut assise dans son salon, que Claire décolla le rabat de papier, lentement, comme si elle craignait de voir les mots s’effacer au contact de l’air...

« Madame,

Votre assureur m’a envoyé un courrier concernant un accrochage qui aurait eu lieu entre nos deux véhicules. Or je n’ai pas de voiture... Il doit y avoir une erreur. Afin que nous discutions de ce problème, merci de me contacter au : .. .. .. ..

Recevez, Madame, mes meilleures salutations. »

Signé : Géraldine L.


Claire ne savait que penser. La « vraie » Géraldine n’aurait pas écrit une lettre si impersonnelle... Le nom de Claire est rare lui aussi, et son amie aurait tout de suite fait le rapprochement... Cette fois, sans hésiter, Claire composa le numéro inscrit sur la feuille.
Une toute jeune fille lui répondit et, avant même d’expliquer à Claire que sa mère n’était pas encore rentrée, elle lui posa une question qui s’attarda dans le fil du téléphone, s’enroula, se contorsionna, puis se brisa comme un serpent de cristal.
« Etes-vous la Claire B. qui était au lycée M. autrefois ? ». Les mots de Claire restèrent collés au fond de sa gorge. Elle aurait voulu boire pour les libérer et les rendre à la fluidité. Elle déglutit et répondit « oui », d’un seul coup, comme on souffle une bougie. Au bout du fil, la voix parlait vite : « Que ma mère va être heureuse ! Mais elle n’était pas sûre que ce soit vous... Elle a recommencé trois fois sa lettre... Elle vous rappelle dès qu’elle arrive ».
Claire ne pouvait pas dire à la fille de Géraldine qu’elle pensait sa mère morte. Elle prit soudain un ton enjoué pour raconter que le hasard fait bien les choses, et quelques autres banalités... Mais en dedans d’elle, c’était la tempête.
Elle laissa ses coordonnées, dit au-revoir, et raccrocha très vite le combiné. Encore une minute de conversation et son secret aurait débordé.

Lorsque Géraldine rappela, ce fut le raz-de-marée.
Une voix rauque que Claire ne reconnaissait pas lui dit : « Claire, c’est toi ? » La femme pleurait. « Est-ce que tu es libre, là, tout de suite ? Oui ? J’arrive ! ». Le combiné du téléphone était mouillé, et Claire l’essuya d’un revers de manche avant de raccrocher. Ses larmes libéraient des morceaux de temps durs comme des noyaux. Les sentiments n’arrivaient pas encore, prisonniers de la mémoire. Elle les avaient refoulés, entassés, compressés, empaquetés solidement, afin qu’ils laissent de la place à sa vie. Elle ferma les yeux. Dans son cerveau, elle ne trouva que la photo d’une enfant pâle aux yeux trop bleus...

...


Accoudée au balcon, Claire tenait le petit bracelet-fourchette dans la main, comme un aimant. Elle guettait l’enfant devenue femme dans chaque passante qui marchait en direction de l’immeuble. La reconnaîtrait-elle ? Géraldine habitait à environ trois kilomètres. Elle n’avait pas dit si elle venait à pieds ou en bus. Cette précision était trop concrète pour s’insérer dans les phrases tout à l’heure. Parce que l’instant avait eu quelque chose de surréaliste.

Elle ne vit pas Géraldine arriver. Quelqu’un toussait sur le pallier. Et si c’était elle... La minuterie ne marchait pas. Alors lentement, comme on tourne la page d’un livre, Claire ouvrit la porte. Dans la pénombre, elle rencontra les yeux turquoises comme on tombe dans l’océan.
Géraldine la regardait, une rose à la main, une toute petite rose de son jardin...

...


Les deux femmes pleurèrent encore avant de trouver d’autres mots. Chacune cherchait des signes de reconnaissance, dans les gestes, dans les expressions remodelées par le temps. C’est le sourire qui rappelait le plus l’enfance. Les silences duraient une éternité, et dans ces intervalles les deux amies se retrouvaient. Il fallait refaire le chemin qui va de l’enfant à la femme.

...


« Pierre m’a dit que tu étais morte... ». Claire a dit cela comme on se pince. Parce que cet instant ressemble au rêve. Il chancèle, il a la même fragilité. Des larmes épaisses coulent des yeux de Géraldine. Il faut attendre, parce que les phrases se noient.

Et d’un seul coup, comme un flot libéré par l’écluse, Géraldine se met à raconter. Pudiquement, douloureusement, s’arrêtant toujours avant la souffrance aiguë, comme pour préserver encore une fois son amie. Elle n’exprime que des avortons de souvenirs. Mais cela suffit pour que Claire comprenne l’insoutenable destin.

Le récit halète. La femme Géraldine est brisée. Elle semble avoir presque fini de vivre, comme les gens très vieux qui s’économisent. A 19 ans, grâce à un complice à qui elle avait fourni quelques sachets de poudre, elle s’était fait passée pour morte. Parce que, d’une certaine façon, elle avait quitté la vie. Elle avait préféré entrer seule dans l’enfer, ne pas partager. Ni l’humilité de la prostitution et des prisons de femmes, ni la brutalité des maisons psychiatriques.
Ses enfants étaient nés dans ce feu, mais Géraldine pensait qu’il y avait eu un miracle. Ces deux êtres devaient être en or car les flammes les avaient façonnés, coulés dans le meilleur qui restait à l’intérieur de leur mère ; un amour intact et puissant dont aucune souffrance n’était venu à bout... Claire écoute ; elle comprend que cette alchimie est possible et que ces enfants incarnent un trésor.
Géraldine garde la profondeur de ses blessures pour elle. Elle s’attarde sur sa convalescence, comme pour faire saisir à Claire la nécessité absolue de ne pas revenir en arrière, de ne plus tremper ses lèvres dans une violence qui ne demande qu’à revenir ronger le ventre.


Claire a mis la rose dans un petit verre. Géraldine a l’air si fatiguée. Elle porte une jupe à fleurs, en voiles superposés, qui couvre ses jambes jusqu’aux chevilles. Malgré la chaleur de l’été, sa chemise blanche a des manches longues, et sur le châle multicolore qui l’enveloppe ses longs cheveux noirs ressemblent à de la laine. On dirait une tzigane un jour de fête. Le malheur se travestit ; certaines plaies sont indécentes.

D’une main tremblante, Géraldine montre sa peau confinée sous les tissus. Mais sans s’attarder. A Claire de saisir la confiance ; il n’y aura pas d’autres fois...
Vingt années émergent. Dans les veines sclérosées qui font des tâches noires sur les bras, les jambes et le cou. Dans les sillons creusés par les coups de cutter des suicides ratés. Dans les plaques grisâtres de peau exsangue. De l’enfance naufragée, seul le regard est rescapé.
Elle a du mal à parler, à se souvenir des bons moments, avant l’engrenage. « Mes neurones en ont pris un coup ! Je ne me souviens pas d’autrefois... juste que tu m’aimais... et de la fourchette... » dit-elle comme pour se faire pardonner d’être si étrangère à sa jeunesse. « Et puis je suis malade... je suis séropositive... le sida quoi ! Je l’ai su après la naissance des enfants. Eux n’ont rien et c’est tout ce qui compte... Au fond j’ai de la chance... ».
Claire se tait. Elle n’avait jamais plongé si profondément dans un être. Sous la turbulence des vagues, le fond est resté vivant, plus foncé, plus dense, plus secrètement bleu...


Le corps de Géraldine s’est drapé à nouveau, et le soleil de juillet inonde le singulier linceul. Sous cette joie feinte, Claire a retrouvé l’enfant que l’on a tuée.

...


Peu importe la voiture que Géraldine dit n’avoir jamais eue. Claire a dit à son assureur qu’elle retirait sa plainte. Une éraflure sur du métal, c’est si peu de choses...


Odette Taltavull