De qui souffrez-vous?
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CHAPITRE 1:  

3) DE MOINS EN MOINS CLAIR:

Un médecin de famille, c'est un peu comme une paire de soulier. Il faut l'essayer avant de s'en servir. Vous pouvez choisir votre terrain d'expérimentation . Soit chez lui. Un cabinet médical, quoi qu'en puissent penser certains, est loin d'être un lieu neutre et aseptisé. Le désordre du bureau empire, ou la tentative de personnalisation de la salle d'attente peuvent déjà en dire long sur ce que nous ne tenons pas à montrer de nous-mêmes. L'autre tactique est d'attirer le candidat médecin de votre choix sur le territoire où vous régnez en maître, c'est à dire chez vous. C'est souvent plus facile.

 

La famille de Guillaume, encore inconnue, demande par téléphone de venir à la maison. Confortable pavillon blanc, flambant neuf, encore imprégné de l'odeur entêtante des produits de traitement des bois de construction, au milieu d'un vaste terrain soigneusement gazonné. Voilà qui sent le jeune couple dynamique, qui a hâte de s'établir dans la vie. La morphologie des pièces, discrètement moderniste avec ses grandes baies métalliques, contraste avec la présence de nombreux meubles rustiques anciens agressivement cirés.

Ces considérations sur le cadre de vie personnel de ce qu'il est convenu d'appeler nos clients risquent de paraître bien futiles à certains lecteurs. Or, l'une des caractéristiques de la médecine générale, du moins encore en France, est qu'elle s'exerce aussi bien au cabinet qu'à domicile. Cette coutume ancienne n'a pas que des aspects négatifs, comme celui dont il a été question plus haut. Elle permet aussi au praticien attentif d'effectuer une rapide et instructive enquête socio-culturelle sur ses malades. Il est parfois surprenant de constater l'écart entre une tenue vestimentaire recherchée, et le désordre d'un appartement plutôt minable.

Ailleurs la présence d'une lunette astronomique chez un petit grand-père bien simple permet de corriger un jugement un peu trop rapide sur ses possibilités intellectuelles. De là à faire de la visite à domicile l'un des fleurons de la pratique du médecin généraliste, avec le fameux paiement à l'acte, et le libre choix du malade, il y a un pas que tout le monde ne saurait franchir. Il ne s'agit probablement que d'une survivance d'un passé désuet, et bientôt, comme dans presque tous les pays du monde, le généraliste français ne quittera plus son cabinet, sauf cas exceptionnel. Un collègue chirurgien, maintenant retraité, avec qui le médecin généraliste remplissait les fonctions d'aide opératoire de ses propres patients, pratique instructive, qui surprend certainement les jeunes médecins; racontait volontiers qu'il avait connu l'époque où il allait opérer des malades sur la table de ferme. Bonjour l'aseptie !

La maman, Brigitte, explique qu'elle vient de s'installer ici, où elle ne connait personne, venant en droite ligne de son Est natal. Elle est très préoccupée par l'état de santé de Guillaume. Ce garçon de trois ans est ,en effet, suivi depuis très longtemps, par un pédiatre, pour une anémie, et des infections répétées de la gorge. " Il a sûrement un déficit immunitaire " dit-elle. Cette remarque d'allure technique permet d'apprendre qu'elle a une certaine connaissance des termes techniques de la médecine .

Le jeune Guillaume, visiblement effrayé par le médecin, se réfugie dans les jambes de sa mère, et se prête de mauvaise grâce à l'examen clinique. Il est effectivement d'une pâleur impressionnante, soulignée par de grosses lunettes de myope, posées de guingois sur un petit nez en trompette. Sa gorge est très infectée et il tousse. Prudemment, le choix est effectué de rester sur cette péripétie infectieuse, remettant à plus tard la moindre réponse éventuelle au problème initial de l'anémie.

Le résultat de l'analyse de sang, demandée à la première visite, justifie un nouveau déplacement quelques jours plus tard. Il se révèle parfaitement normal ; tous les globules rouges sont présents à l'appel, correctement gonflés d'hémoglobine. Difficile de parler alors d'anémie. Quant à Guillaume, il est toujours aussi transparent et timide, mais son pharynx est nettoyé. La mission du généraliste , pour l'instant, parait achevée avec quelques conseils banaux, dont celui de recontrôler ce résultat dans trois mois.

Durant le rangement des outils médicaux traditionnels , sous le regard morne de Guillaume , soudain, Brigitte, jusque là confite dans son rôle de bonne mère anxieuse, se met à parler d'abondance. Dans un long discours où elle cache mal son émotion, elle fait part de sa difficulté extrême d'adaptation à sa nouvelle vie ici. Et puis son travail à l'école lui manque tellement.

 

Et alors, qu'y a-t-il d'extraordinaire dans cette observation clinique, ne manqueront pas de penser mes amis généralistes. Les autres lecteurs, eux, peuvent se poser la question suivante. Qui est le malade, est-ce bien celui pour lequel on a demandé le médecin? Les problèmes de santé de Guillaume sont bien réels, et demandent des soins médicaux. Mais, au delà de leur présence évidente, ils semblent être utilisés aussi par Brigitte comme une entrée en matière auprès du médecin, pour pouvoir, enfin, parler d'elle-même. On a beau dire, dans une formule simplificatrice, que le médecin est devenu le confesseur moderne, il est encore peu pensable d'imaginer qu'on puisse venir simplement lui parler de soi, sans lui offrir d'abord un petit symptôme de maladie. Comme si l'on avait besoin de prouver sa souffrance à un tiers.

L'enfant malade témoin d'une difficulté d'existence de sa mère est connu depuis longtemps des pédiatres. "C'est la mère qu'il faudrait soigner", aiment-ils dire, en continuant imperturbablement de soigner le jeune patient. Spécialité oblige.

Quel est l'élément le plus important dans notre histoire, les troubles de Guillaume, ou les plaintes de Brigitte ? Difficile à dire. Le moins illogique serait de retenir ces deux renseignements différents, sans chercher à les relier l'un à l'autre, pour l'instant. Le plus pratique serait de reconnaître comme sans intérêt médical l'un des deux. Après tout, le discours final de Brigitte est un simple bavardage de femme isolée, ne manqueront pas de dire certains. Cela n'a rien à voir avec la médecine sérieuse décrite dans les livres où l'on ne parle jamais que d'un médecin et d'un malade. Cependant, la pratique généraliste est tellement truffée de ce type d'observations parasites, qu'il est bien difficile de faire comme si elles n'existaient pas. Le cadre traditionnel de la relation duelle médecin malade, seule hypothèse retenue par la science médicale actuelle, éclate ainsi sous le choc de la réalité quotidienne de notre métier. Sous peine de passer totalement à côté de ce qui se passe pour ceux qui font appel à nous, nous devons fonctionner le moins mal possible en intégrant les renseignements fournis par plusieurs personnes.

Nous avons cependant à notre disposition un outil particulièrement précieux, pour faire face à la complexité de telles situations. C'est la durée. Le temps, en effet, ne nous est pas compté en médecine générale. Affirmation paradoxale en apparence, l'image d'Epinal du généraliste est celle d'un bon petit gros, souriant et chaleureux, courant comme un fou, jour et nuit, au chevet de ses patients, sa grosse sacoche à la main. Un peu dépassé, mais le médecin est toujours considéré, dans le public comme un homme pressé.

Cependant nos interventions, mêmes rapides et ponctuelles, comme c'est souvent le cas, prennent une toute autre signification quand elles se répètent, des mois ou des années plus tard. Nous sommes les médecins de la durée, sans aucune limitation liée au cadre d'une spécialité définie. Au cours des années, nous vivons et vieillissons auprès de nos patients, ce qui n'est pas toujours évident. Avec, comme toile de fond, l'accompagnement final jusqu'à la mort de ceux que nous avons longtemps soignés. Ce n'est pas l'une de nos moindres tâches, et, une fois de plus , personne ne nous y a préparés. Tout ce qui touche la mort est occulté dans les études médicales, comme dans toute notre société; et il n'y a que très peu de temps que l'on commence à envisager, dans certains hôpitaux, que des équipes médicales puissent s'y intéresser.

Le temps joue avec, ou contre nous. En permanence. Combien de fois suffit-il de savoir simplement temporiser pour que des petits bobos guérissent tout seuls? C'est , Dieu merci ,l'évolution spontanée favorable de la plupart de nos petites misères. Exceptionnellement, c'est l'inverse, il est vital d'aller vite. Mais là, amis lecteurs non médecins, respirez profondément, nous avons été parfaitement dressés à ces situations. Les erreurs médicales existent, malheureusement, et personne n'est à l'abri de ce type de situation. Les hommes de loi américains en ont fait une espèce de nouveau sport national , fort lucratif ; qui contraint nos confrères d'outre-atlantique à multiplier à l'excès les précautions onéreuses entourant chaque acte médical . Le plus souvent , cependant , ces fautes professionnelles ont une origine très simple , comme un défaut d'interrogatoire . Il aurait suffi d'écouter telle patiente ,qui expliquait volontiers à tout venant qu'elle était allergique à l'iode , pour éviter un choc allergique mortel au cours d'une radiographie. Une nouvelle fois se pose à nous la question de la pertinence des renseignements fournis par les malades , et la qualité de notre écoute.

 

Pour Guillaume et Brigitte, là encore ,le temps a fait, imperturbablement, son oeuvre . De nombreux appels à domicile ont suivi les premiers, avec, comme prétexte, la mauvaise santé de l'enfant. Cependant, un beau jour est entré en scène un nouveau personnage: le père. Garçon de la trentaine, cadre supérieur dynamique dans une entreprise , toujours débordé de travail. D'abord témoin bavard des problèmes de santé de Guillaume, il s'est décidé à venir en consultation au cabinet , pour expliquer qu'il était très fatigué, car il était obligé d'amener des dossiers le soir à la maison, pour pouvoir les étudier correctement.

Et puis , il voulait monter en grade, et s'imposait la préparation d'un difficile concours interne de promotion . Il avait bien du mal à faire face à tout cela, d'autant plus qu'il entretenait un vaste jardin.

Un autre jour, enfin, Brigitte a décidé de pousser, seule, pour la première fois, la porte du médecin , en prétextant un banal bobo. En fait, il s'agissait de dire, semble-t-il , qu'elle supportait mal son mari trop perfectionniste, qui en plus de toutes ses activités, avait pris en main la formation intellectuelle du pauvre Guillaume. La suite de cette observation n'a été favorable à aucun des protagonistes de cette histoire. Y compris le praticien . Seul, cependant, Guillaume, pour l'instant, ne va pas trop mal, merci. Mais tout n'est pas joué. Le temps, encore le temps, toujours le temps , et lui seul, permettra d'en juger. Peut-être. Mais quand?

 

Nous voici, avec ce troisième cas clinique, déjà bien éloignés de la simplicité du problème médical initial posé par Michel. Le symptôme présenté au praticien concerne, non plus la seule personne qui a fait appel à lui, mais une tierce personne, qui n'est peut-être pas celle qui souffre le plus Plusieurs êtres humains enchevêtrent ainsi leurs difficultés exprimées, comme à loisir, laissant le médecin dans une situation particulièrement difficile. Qui est le vrai malade ? Que faire alors des autres ? Existerait-il une relation, voir une causalité entre ces différentes histoires, autrement que dans la tête du médecin ? Est-ce de son domaine, ou de celui d'un confrère spécialiste mieux armé que lui devant des cas semblables?

 

N'importe comment, le cadre de travail n'est plus du tout celui qui est envisagé, uniquement, dans les traités médicaux. La classique relation entre le médecin généraliste et son malade est devenue, par la force des choses, une relation avec tout un groupe familial, où les facteurs psychologiques prennent une importance capitale.

Comment y faire face, quand on ne dispose d'aucune formation initiale utilisable , et qu'on a déjà été échaudé, à plusieurs reprises, par l'aide pratique des spécialistes de la psychologie et de la psychiatrie, dans des cas de ce type? La maladie a une fonction, un sens, un rôle dans la vie de celui qu'elle touche, parfois cruellement. A quoi sert alors le praticien, qui, il faut bien l'avouer à l'issue de ce chapitre, ne comprend pas grand chose à tout cela, et se contente de subir ?

 

 

Et l'homme qui le regarde tourbillonner rit

 

Et pourtant que fait il d'autre lui ?

 

( Marianne Padé )

 

Références :

 

Hans SELYE: "A syndrom produced by nervous agents" in Nature t. 32, 1936

" Le stress et la vie" P.U.F. 1962 Bernard AURIOL "Introduction aux méthodes de relaxation" Privat 1979

 

René DUBOS Mirage de la santé, (Denoel)1961

 

René DUBOS Jean-Paul ESCANDE Chercher ( Stock)1979

 

René DUBOS Les célébrations de la vie (Stock)

 

Charles LICHTENTHAELER Histoire de la médecine (Fayard)

 

Jean-Paul ESCANDE Les médecins. (Grasset)

 

M. SAPIR Trouble fonctionnel ou trouble de la relation. Revue de médecine psychosomatique n* 4, tome 21 hiver 1979 ( Privat )

 

SIRIM Alors survient la maladie ( Empirika )

 

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