De qui souffrez-vous?
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CHAPITRE 5 : RIEN DE NOUVEAU SOUS LE SOLEIL

Ce voyage un peu inhabituel effectué avec le lecteur au sein d'une pratique médicale quotidienne, avec des malades comme nous tous, pourrait, en toute immodestie, se prétendre résolument novateur. La tentation existe. Pourquoi même ne pas songer à parler, pompeusement, de nouvelle médecine ? Personne n'échappe à la fascination de l'étiquette : nouveau, quand elle est habilement disposée sur un objet. Les hommes de marketing et de publicité savent parfaitement, bien avant les médecins, utiliser la rivalité mimétique pour nous faire désirer un objet parce que d'autres, tout à fait enviables, l'utilisent.

Le moderne n'est-il pas, lui aussi, une simple production de la mode ? La question mérite d'être posée, au point où nous en sommes parvenus dans notre cheminement , si nous voulons rester les pieds bien collés à la terre.

Et pour cela, rien de tel que de revenir à la pratique généraliste, pour demeurer fidèles à notre méthode initiale.

1) ENVOÛTÉE:

S'il est un sujet qui sent sa campagne profonde, c'est bien tout ce qui touche aux affaires de sorcellerie. On imagine volontiers, en une longue soirée d'hiver, dans une maison cossue au milieu d'un bocage isolé, une fin de repas copieux entre notables. Est-ce la chaleur du feu de bois, ou les vapeurs de l'alcool? Mais les langues se dénouent. Et chacun, notaire, curé, vétérinaire ou médecin de raconter sa petite histoire paysanne.

Germaine, elle, n'a rien à voir avec cette image d'Epinal. Elle est charcutière et travaille dans une grande surface de vente. A la grande satisfaction de tous, car c'est une excellente ouvrière.

Un triste matin, sa hanche lui refuse tout service, et la cloue à la maison. Médecin, arthrose, médicaments contre l'inflammation, arrêt de travail. Aucun résultat.

Deuxième acte. Tout aussi stéréotypé. Analyse de sang, radiographie, spécialiste. On est au point mort. Médicalement, en l'état actuel de nos connaissances, pour rester tout à fait prudent, elle n'a rien.

Bien entendu, avec son tropisme personnel pour ce type de pathologie, son généraliste fonce sur l'hypothèse d' une maladie fonctionnelle. Et de chercher au cours des entretiens la signification possible de cet état. Mais elle souffre toujours autant, malgré tous les médicaments prescris inlassablement. Et les entretiens réguliers que nous avons ensemble.

Malgré tous les efforts du médecin pour l'aider, elle va de plus en plus mal. Et elle, habituellement si gaie et si dynamique, se replie totalement sur elle-même. Pas de doute, elle est déprimée; et traîne lamentablement, malgré un traitement chimique correctement adapté à cet état.

Tout cela dure très longtemps, avec des consultations rythmées par les indispensables prescriptions d'arrêt de travail. Car elle peut de moins en moins marcher, et il devient probable qu'elle ne pourra plus jamais reprendre son métier, qu'elle aimait tant.

Un jour, cependant, elle va visiblement un peu mieux, et cette constatation lui est faite par le médecin . Sur le conseil de son mari et de sa fille, dit-elle , elle est allée voir un guérisseur. Pratique des plus courantes, dans tous les milieux, puisque le nombre des praticiens non médecins dépasserait , en France, celui des diplômés. Ce qui en dit long sur la façon dont nous praticiens diplômés ne répondons pas aux besoins ressentis par la population. Mais, cette question n'intéresse sérieusement encore personne, puisque nous vivons assez bien les uns et les autres de la maladie. Et puis on n'a jamais vu aucune grande machine capable de modifier d' elle- même son fonctionnement défectueux.

L'éducation nationale en est une illustration. Chaque ministre, depuis des dizaines d'années, attache son nom à une réforme, qui doit, enfin, permettre à l'école de s'adapter à la réalité mouvante de la société. Cela part des meilleures intentions du monde, bien entendu. Mais, invariablement, le résultat est aussi décevant. Une fois encore, plus ça change, moins ça change. Car la seule chose qui ne puisse être remise en question, homéostasie oblige, c'est la structure de l'institution elle-même.

De la même façon qu'aucune dictature n'a jamais pu évoluer en un régime libéral sans avoir été détruite par une révolution extérieure à elle-même.

Cette maladie mystérieuse que nous n'arrivons ni à diagnostiquer, ni à traiter, ce "confrère " ne va avoir aucune peine à l'identifier. Pour lui, aucun doute n'est possible, Germaine est victime d'un envoûtement.

Quelqu'un, dans son entourage proche lui a jeté un sort. Ce qui a pour effet de la priver d'abord de ses possibilités de travail, en lui immobilisant la jambe. Et ensuite la vide littéralement de sa propre volonté. Elle ne peut plus faire tout ce qu'elle aimait auparavant, comme si quelqu'un d'autre la manipulait comme une marionnette.

L'attitude "thérapeutique" devient alors tout à fait claire. Il faut découvrir qui est ce mystérieux, et voisin, envoûteur, afin d'éviter, à l'avenir tout contact qui puisse renforcer cette prise de possession. La sorcière doit être reconnue, pour la fuir absolument, par tous les moyens fournis par le guérisseur.

Ce type d'explication de la maladie ne remonte pas à hier, et nos modernes désenvoûteurs sont les héritiers d'une tradition médicale populaire immémoriale. La question que nous pensions si novatrice : " de qui souffrez-vous ? " est, à l'évidence, au centre même de cette compréhension de la maladie. On ne souffre pas seul, simplement de ce qui se passe dans son corps ou dans sa tête. Il faut qu'il y ait une explication ailleurs. Et cet ailleurs, la tradition populaire ne s'y trompe pas, c'est quelqu'un d'autre que rien ne permet de reconnaître.

Il y a là une vérité profonde, qui ne peut être simplement balayée par le sourire ironique du rationaliste de service, qui n'a pas encore tout à fait digéré les splendeurs de la vision du monde d'un Auguste Conte. Car, on peut soutenir que l'esprit de cette recherche magique n'a rien à envier aux plus spectaculaires travaux contemporains de laboratoire.

Bien entendu, le dérapage vers le processus de découverte du coupable présumé de l'envoûtement parait beaucoup plus critiquable. En ce sens qu'il met la victime de l'envoûtement dans l'obligation, pour guérir, de retrouver le responsable présumé. Car tout le talent du désenvoûteur est de ne jamais désigner lui-même le coupable. Et celui-ci, qui joue d'autant mieux l'innocence qu'il n'est pour rien dans tout cela, devient un bouc émissaire parfait. Tout l'entourage du malade participe activement à cette croyance en la culpabilité de l'envoûteur, donc à sa mise à l'écart de la communauté. Les sorciers habitent toujours à l'écart des villages dans les contes de fée, c'est bien connu.

Germaine, elle aussi, a déménagé, et elle n'a plus jamais donné de nouvelles . Qu'est-elle devenue ?

2) LE COUP DE BOL

Non, attendez. Ne levez pas un tel sourcil réprobateur. Le langage de ce travail, jusqu'ici relativement châtié, ne tourne pas à l'argotique, rassurez-vous. Bol, voyez-vous, et retenez-le si vous êtes cruciverbiste, ne désigne pas seulement le récipient favori du riz chinois, ou la simple chance. C'est aussi un tout petit pays .

Prenez donc l'avion,et, d'un coup d'aile franchissez la Méditerranée, la Tunisie et la Lybie. Vous êtes au Tchad. Tout comme y était il y a vingt quatre ans un tout jeune médecin. N'ayant pas un goût immodéré pour la couleur amarante du képi des militaires médecins, il avait choisi de devancer un peu l'appel légal du Service National pour être affecté au ministère de la coopération.

Cela l'a conduit à plusieurs expériences intéressantes. La première est d'ordre strictement logique et administratif . C'est d'avoir vécu une période de sa vie de seize mois sans n'être ni militaire, car il n'avait pas eu à effectuer les classes traditionnelles du service de santé des armées , ni civil. La deuxième a été de le guérir d'une stupide prévention juvénile contre les militaires. Il a pu rencontrer là-bas des hommes tout à fait remarquables, travaillant dans des conditions particulièrement difficiles, sans autre préoccupation que celle de bien faire leur métier .

L' immersion dans un environnement humain inconnu, avec une médecine d'un autre âge , a été particulièrement brutale, est-il besoin de le dire . Etre seul en brousse, à huit heures de piste de l'hôpital le plus proche, avec la responsabilité totale, médicale, chirurgicale et obstétricale d'une population de cent mille habitants répartis sur toute la rive nord du lac Tchad, est aussi une expérience qui marque. Quelle douche écossaise quand on sort juste de la débauche de matériel et de personnel des hôpitaux de Paris que de se retrouver sans eau ni électricité, avec une voiture sans pneus , et une pharmacie totalement pillée.

Bol, puisque tel est le nom du village, pardon, de la préfecture d'affectation , c'est aussi des dunes de sable aride, maigrement meublées de quelques épineux, se terminant dans une eau étrange, peuplée de barrières de papyrus changeant le paysage au gré des vents. Un énorme bassin d'évaporation, à l'époque grand comme la Belgique, où se perdent définitivement au soleil les flots du fleuve Chari. C'est , c'était, également un archipel de plusieurs milliers d'îles, habitées par un peuple très particulier : les boudoumas . Ce peuple utilise une langue fort différente des parlers locaux dérivés de l'arabe , et a la fierté de n'avoir jamais été envahis par quiconque au cours de son histoire , selon la tradition orale .

En cas de danger, les hommes, femmes et enfants ont coutume de se réfugier dans l'eau, au milieu des roseaux, où ils sont invisibles. Habiles pêcheurs, avec leurs embarcations de papyrus, étrangement semblables à celles des indiens du lac Titicaca, ils n'hésitent pas à se déplacer d'île en île avec leur bétail. La population terrestre est surtout constituée de Kanembous, éleveurs semi nomades de bétail, très fortement islamisés.

Le petit bâtiment au toit de tôle, pompeusement baptisé centre médical, comporte une vingtaine de lits où l'on peut garder les cas les plus préoccupants, qui ont été dépistés par l'infirmier de service à la consultation parmi les cent clients quotidiens.

Le spectacle est plutôt curieux de ce campement permanent de tous les accompagnants du malade. Les femmes, les enfants et les ancêtres s'installent avec armes et bagages, dans la chambre même, et dans la cour juste auprès de chaque malade. Leur présence est tolérée, car ils ont la charge de nourrir le leur. Les petits réchauds à charbon de bois se logent partout. Jusque, parfois, à la grande colère du médecin , sous les lits métalliques blancs traditionnels, objets peu usités sous ces latitudes. Le bruit des pilons dans les mortiers à mil rythme régulièrement les jours, au milieu des interminables conversations et des rires.

Pas de doute possible, la maladie, c'est vraiment, ici, une affaire de famille. Il y a bien longtemps déjà que, beaucoup plus au sud, un certain Albert Schweitzer, a eu l'idée saugrenue de reconstituer de véritables villages autour de ses malades de Lambaréné. Tollé quasi général dans la profession médicale, qui a vu dans ce simple respect de la coutume locale, une atteinte aux sacro-saints dogmes de l'hygiène et de l'aseptie, purs fleurons. de la médecine scientifique. Pensez-donc, laisser vivre ces pauvres êtres dans leurs taudis sans aucun confort, soumis à tous les risques de la contagion. Et ils risquent eux aussi de contaminer les autres. Ce n'est pas digne d'un vrai médecin.

Il faut être un artiste, ou un philosophe, comme lui, pour avoir de pareilles idées. Quand on pense à la fortune que nous coûte la construction de beaux hôpitaux modernes dans ces pays.

Docteur Schweitzer , Il ne fait pas bon être en avance sur son époque, elle ne vous le pardonne pas. Et elle vous condamne à un long purgatoire au nom de la religion de la science, dont les prêtres ne se distinguent pas toujours par une tolérance parfaite vis à vis de leurs semblables .

Mais, pour revenir à Bol, il faut bien avouer qu'il n'est pas particulièrement facile d' y travailler pour un jeune médecin européen .

En plus du manque cruel de médicaments , qui oblige à effectuer des choix épouvantables, les problèmes de langues sont particulièrement gênants . Parler avec un malade par l'intermédiaire d'un interprète, situation la plus courante, n'est déjà pas facile. Mais avoir recours à deux intermédiaires relève du cauchemar , ou de la devinette .

L'adaptation d'un bagage uniquement théorique, fraîchement acquis,à des situations concrètes totalement inédites demande quelques acrobaties souvent angoissantes. Et il n'y a aucun moyen de reculer, il faut prendre des risques, en toute incertitude.

C'est ce qui arrive ce jour là avec un jeune garçon de douze ans. Cet écolier présente une jaunisse gravissime, qui a amené à l'hospitaliser. Cette hépatite virale, peut-on penser que c'en est une, en l'absence de toute possibilité d'examen complémentaire, s'aggrave très rapidement. En quelques jours ce mince enfant, vif comme l'éclair, gît sur son lit. Il est inerte, avec un teint grisâtre qui fait craindre le pire. Malheureusement, pas de doute possible, dès le lendemain il s'enfonce dans le coma. Médicalement, et surtout en brousse , il n'y plus rien à faire .

Une délégation de ses camarades d'école se constitue et vient dire qu'ils connaissent un remède pour guérir leur camarade. Il ne s'agit pas là de la première occasion de rencontre avec des pratiques traditionnelles africaines de soins. Comme ,par exemple, l'utilisation de bouse de vache pour cicatriser certaines plaies, dont les résultats ne sont pas aussi catastrophiques que l'on pourrait le craindre à priori. La chance a certainement voulu que le sol ne renferme pas de spores tétaniques à cet endroit. Des rencontres existent aussi parfois avec le marabout du village, et nos relations sont bonnes . Il lui arrive même car d'envoyer des clients qu'il ne veut pas , ou plus, soigner lui-même. Pourquoi alors refuser la proposition des enfants ? Avec cependant une condition : assister à la scène..

Le médecin n'en mène vraiment pas large quand on amène sur le sable ce petit corps inconscient, au milieu du groupe formé par ses camarades d'école. Ceux-ci ont simplement préparé un petit trou dans le sol et se sont munis d'une bouilloire pleine de liquide. Cela a été très vite. Il lui ont simplement lavé la tête , en le tenant tous ensemble au dessus du sable, qu'ils ont ensuite soigneusement recouvert. Puis ils ont porté le malade jusque dans son lit. Rien de plus spectaculaire.

Nous quittons le soir notre écolier mourant, et, selon toute vraisemblance , condamné dans les heures suivantes.

Quelle surprise le matin suivant de retrouver un garçon ayant repris conscience, encore très faible, mais souriant ! Il s'est mis à uriner à nouveau, de plus en plus clair, et a déjauni en quelques jours. Ce qui se repère sans difficulté avec la coloration du blanc de l'oeil, quand la peau est très pigmentée, comme le savent les médecins.

Aucune explication d'ordre scientifique n'a pu venir à l'esprit du médecin . Ce virus semblait implacable, et, médicalement, aucun remède n'avait jamais fait la preuve de son efficacité dans un cas semblable. Erreur de diagnostic ? Tout à fait possible. Quand on n'a que ses yeux, ses oreilles et ses mains pour travailler, on a tendance à rester modeste quant à ses capacités. Pourtant, si vous l'aviez vu, ce pauvre garçon, même si vous n'êtes pas de la partie, vous n'auriez pas donné cher de sa peau.

S'il avait fallu alors se prononcer devant une instance comme la commission médicale de Lourdes, la conclusion proposée aurait été celle d' une guérison médicalement inexpliquable. Plus de vingt ans après, le médecin se sent toujours aussi ignorant de ce qui a bien pu se passer.

Il a pourtant cherché la solution de cette énigme dans la composition du fameux liquide utilisé par les enfants. Déformation professionnelle : un médecin est avant tout attiré par les médecines. Terme désuet pour désigner les remèdes. Mais, malgré tous les efforts de persuasion déployés, la composition n'a pas été révélée, ni qui la qualité de celui qui l'avait fabriqué ou fourni .

Ce qui était resté opaque à l'observateur de l'époque, et qui semble aujourd'hui si frappant au médecin de famille , c'est la façon qu'a eu le groupe des petits africains de prendre en charge collectivement la maladie de leur camarade. Aucun doute possible, quelle que soit la représentation qu'ils se font de ce mal, cela n'est pas l'affaire d'un seul, mais d'une collectivité toute entière. Car, comment ne pas être persuadé, maintenant, qu'ils n'ont pas agi seuls, et qu'il y avait derrière eux toute une communauté en action pour sauver l'un des siens.

La dimension familiale de la maladie reste, à n'en pas douter, au coeur même de la médecine traditionnelle africaine et occidentale. La maladie n'est pas considérée comme un événement interne propre au sujet, comme dans notre conception médicale actuelle, dite scientifique. Les chercheurs ont depuis longtemps été frappés de constater la variabilité extrême d'expression de ce que nous considérons comme les maladies mentales d'une culture à une autre, ou d'une époque à la suivante. L'exemple est bien connu des grandes crises d'hystérie observées par Charcot et Freud au début du siècle. Elles ne se voient plus jamais de nos jours. Comme si la maladie était mimétique, elle aussi. Ne parle-t-on pas d'ailleurs de maladie à la mode ?

3) LES YEUX DE SA CHÈVRE:

Nous ne pouvons pas quitter aussi rapidement la chaude terre africaine, dont les pratiques médicales gagnent chaque jour du terrain dans notre pays cartésien. Il suffit pour s"en convaincre de lire les petites annonces des journaux où entre madame Irma, voyante extra lucide et Jean Martin, radiesthésiste magnétiseur, figure Monsieur Boubou féticheur guérisseur africain, résultats garantis par don héréditaire. N'en sourions pas trop vite, s'il vous plaît.

Pour une fois, nous allons déroger à notre règle initiale. Ce n'est pas à un malade que nous allons nous intéresser. Mais à un médecin, s'il accepte cette appellation fort répandue en Afrique, où l'on trouve volontiers des enseignes comme : " docteur pour solex ". Piquons donc plusieurs milliers de kilomètres au sud de Bol, pour retrouver la mer à Douala, république du Cameroun.

Changeons de guide et suivons ensemble les pas de Jean de Rosny. Ce jésuite français nous raconte , dans les plus petits détails, son initiation personnelle de cinq ans à la médecine traditionnelle locale. Ce témoignage extraordinaire a été publié sous le titre : " Les yeux de ma chèvre ".

Nous entrons avec lui, au coeur d'un quartier populaire de Douala, dans l'intimité d'un nganga, guérisseur ou médecin traditionnel. Qui doit être fondamentalement distingué du sorcier, dont le rôle opposé , si l'on peut dire, est de rendre les autres malades.

De Rosny nous fait assister, pas à pas, à son approche de cette médecine traditionnelle, à travers ses relations avec des nganga, dans la vie quotidienne, comme au cours de leur activité professionnelle. Il s'agit d'un véritable itinéraire initiatique, que nous allons tenter de suivre et de comprendre avec les notions que nous avons déjà utilisées auparavant La description très minutieuse, plans à l'appui, du lieu où travaille le nganga n'évoque pas exactement nos cabinets médicaux. Les interventions qui constituent sa pratique sont, bien sûr, d'un tout autre type que celui de nos consultations actuelles. Mais tachons de ne pas nous laisser trop envahir par l'exotisme des scènes nocturnes, à la seule lueur d'un grand feu, au son martelé du tam tam.. Cette observation au premier degré n'a qu'un intérêt anecdotique pour occidentaux blasés en mal de mystère.

Une autre tentation serait de vouloir interpréter les scènes auxquelles nous assistons avec notre oeil habituel de professionnels. Et de chercher, par exemple, quel diagnostic épingler devant telle ou telle manifestation pathologique. Ou bien de nous lancer sur la piste de la composition chimique exacte de toutes les préparations et mixtures qui aident à l'accomplissement des séances, aussi bien pour le médecin que pour le malade, ou les assistants.

L' organisation mondiale de la santé suit d'ailleurs cette voie en soutenant des recherches sur les remèdes des tradipraticiens. Avec l'idée implicite que l'effet pharmacologique de certaines substances expliquerait de curieux effets thérapeutiques. Et qu'il suffirait, pour les reproduire d'utiliser la même recette. Comme la pénicilline tue tous les streptocoques d'un malade, quelque soit le prescripteur. Toujours l'image tenace du médecin et de ses médecines. La bière devrait alors figurer au premier rang des produits utilisés pour modifier un état de conscience, si l'on en juge par la consommation habituelle des nganga.

Un musicothérapeute chercherait lui quel peut être l'effet sur l'organisme malade des rythmes scandés et des chants utilisés. Quel type de modifications de l'humeur cela peut-il entraîner, favorisant des expériences intérieures particulières?

Le psychologue risque d'être beaucoup plus embarrassé pour lire ces cérémonies. S'il est consciencieux, il doit s'intéresser au fonctionnement intrapsychique de chacun des acteurs. Pour le malade, pas de problème. Enfin presque, parce que le triangle initial formateur du moi, père, mère et enfant devient assez difficile à mettre en évidence dans la famille africaine traditionnelle. Où, non seulement la polygamie est de règle, mais où tous les enfants, dès qu'ils sont sevrés du sein maternel, vers l'âge de deux ans, sont élevés, collectivement, par un immense groupe familial, extensible à l'infini. En ce qui concerne le nganga, ce qui le frappe surtout, c'est la formidable maîtrise qu'il a des phénomènes de suggestion et d'hypnose, avec le déclenchement de transes spectaculaires. Mais la présence de la famille, des voisins et des amis ? Que peuvent-ils faire là ? Sont-ils simplement à un spectacle, comme le laisseraient croire la musique et les danses ? Ou bien ont-ils chacun un rôle actif à jouer, et, dans ce cas lequel ? S'agit-il simplement d'un psychodrame, à la mise en scène compliquée à l'envie par des fioritures héritées d'un long passé de pensée magique ? Autant de questions dans lesquelles se perdre, avec le risque d'oublier l'essentiel : que se passe-t-il, à ce moment précis, dans cet enclos limité, entre tous les participants ?

Le systémicien de service peut approcher un peu autrement ce type de fonctionnement global , car il a appris à faire volontairement abstraction de ce qui peut se passer dans la tête de chacun. Et il n'a aucun mal à comprendre que la maladie, comme le traitement, est une véritable affaire de famille, au sens large du terme. L'important se situe au niveau de ce qui se passe entre les personnages. Dans la vie de tous les jours, pour la constitution de la maladie; comme dans les scènes de traitement collectif auxquelles nous assistons. On peut voir, dans cette optique, que le malade a pour fonction, involontaire, bien sûr, de polariser en lui ce qui ne fonctionne pas bien dans son groupe familial.

Et, donc, que pour qu'il guérisse, il faut et il suffit que la crise qu'il épargne ainsi à son entourage, puisse avoir lieu. Mais dans des conditions telles qu'elle ne fasse pas éclater la famille. Ce n'est toujours qu'une question d'homéostasie. C'est là le rôle particulièrement délicat du nganga, qui se révèle ainsi un parfait thérapeute familial. En évitant, par des manoeuvres compliquées, de se laisser absorber, aspirer, par le jeu des interactions des participants. Tous liés entre eux par des liens de sang ou de voisinage.

La crise finale, étroitement contrôlée par le savoir faire du médecin, peut enfin secouer tout le groupe, sans qu'il se disloque. Comme il l'aurait fait, à coup sûr, s'il n'y avait pas eu un malade pour l'empêcher de se manifester aussi dangereusement. La maladie devient alors une protection inutile. Et elle peut alors être expulsée.

L'éclairage apporté par l'analyse systémique nous permet, indiscutablement, de repérer le schéma général de fonctionnement des séances collectives de traitement auxquelles nous assistons. Nos points de repaire deviennent beaucoup plus nets que si nous nous acharnons dans une simple vision individuelle des évènements.

Mais, une fois de plus, nous restons sur notre faim. Ces forces dont nous savons maintenant déceler la présence entre ces hommes, leur intensité et leur réciprocité; quel principe les anime donc ? Y-a-t-il moyen d'envisager un moteur commun à tous ces acteurs ? Autrement dit, une compréhension globale de l'ensemble du système des relations inter humaines à un niveau logique supérieur nous est-elle accessible ?

Qu'est-ce qui agite tant tous ces braves gens, qu'ils en tombent malades ? Comme nous tous, ils souffrent de quelqu'un, au travers de haines, de querelles et de tensions familiales. Leurs histoires ressemblent étrangement aux notres, si nous les dépouillons de la gangue d'interprétations magiques qui les enrobe. Et risque de les faire paraître, faussement, d'une autre nature. On est toujours dans l'éternel problème des relations inter humaines, qui tournent systématiquement à l'aigre, depuis toujours. Et le thérapeute africain, à n'en pas douter, est devenu un spécialiste de cette mystérieuse alchimie, qui transforme si facilement en cauchemar ce qui aurait du si bien se passer. Normalement.

Le problème essentiel est toujours le désir d'appropriation de ce qu'un autre veut déjà. obtenir. Par exemple une nouvelle femme, ou un emploi de fonctionnaire, particulièrement appréciés sous ces cieux. L'antagonisme naît de cette concurrence, où chacun imite le comportement de celui qui est devenu son rival. Avec un argument supplémentaire à chaque fois, pour clouer définitivement au sol l'adversaire. . C'est à dire, au sens étymologique, celui qui est tourné vers, qui donc fait face. Ce jeu de double, au sens réel du terme, ne peut aller qu'en s'exacerbant, chacun augmentant sans cesse la mise pour prouver définitivement son bon droit. Jusqu'à ce qu'il ne soit plus possible aux protagonistes de s'en sortir que par des moyens extrêmes de violence, comme le meurtre et la sorcellerie; ou,symétriquement, le refuge dans la maladie. Mais, à chaque instant, ceux qui sont en désaccord, en palabre, pour parler africain, ne cessent pas de s'imiter l'un l'autre. Si vous en doutez encore quelque peu, regardez le jeu politique dans notre pays. Essayez donc, après quelques années, de dire quelles ont été les différences d'arguments au cours de la campagne entre les deux derniers candidats aux élections présidentielles. Vous voyez que ce n'est pas évident du tout.

Ce mécanisme, formidablement dangereux, d' exaspération croissante jusqu'à l'extrême de la passion entre deux rivaux, le nganga, c'est évident, le comprend parfaitement. Mais, souvenez-vous de la vieille histoire de la paille et de la poutre.

Il ne suffit pas d'être parfaitement conscient de ce qui peut se passer chez les autres. C'est même le plus facile. Encore faut-il comprendre, c'est à dire, ne l'oublions pas, prendre avec soi, le fait que nous sommes, tout comme eux, soumis au même mécanisme. Et que rien n'est plus facile, pour un thérapeute, que d'entrer dans le même rapport de rivalité avec son malade.

Ce que Freud, avec son génie précurseur habituel, avait parfaitement observé quand il parlait de transfert et de contre transfert. Toute la longue initiation du nganga est là pour lui permettre de contrôler en lui-même cette rivalité mimétique. Lui seul en a pris conscience. Il en mesure parfaitement les dangers possibles, chez ceux qui y restent passivement soumis. Cette force ne peut donc être révélée sans courir l'énorme risque qu'elle soit utilisée pour asservir les autres.

Ne sommes-nous pas ainsi fort proches du "ndimsi" africain , le monde des réalités cachées, qui rappelle étrangement le titre de René Girard : " Des choses cachées depuis la fondation du monde" ?

Quant aux yeux de la chèvre, ce sont ceux qui, à l'issue de l'initiation d'Eric de Rosny, lui permettent de voir, comme s'il n'y était plus soumis lui-même, la réalité des rapports humains, actionnés par ce que nous nommons la rivalité mimétique. Le miso manei, les 'yeux quatre", insiste sur le fait que chaque homme naît avec quatre yeux. Deux servent pendant la vie, les deux autres ne s'ouvrent qu'à la mort. Pour le monde visible, et l' invisible. L'initié, celui qui a eu les yeux ouverts, possède, lui aussi ,quatre yeux, comme s'il pouvait percevoir des choses imperceptibles aux autres humains. Cette expérience mystique serait à rapprocher d'une autre parole évangélique :" Vous avez des yeux pour ne pas voir, et des oreilles pour ne pas entendre ". Ce qui ne saurait déplaire à notre guide ecclésiastique.

 

Il est difficile de s'approcher d'avantage des notions que l'on peut avoir la faiblesse de présenter comme progressistes par rapport à nos conceptions habituelles, et capables de renouveler une pratique médicale qui perd de plus en plus de vue qu'elle est là pour soigner les malades, et non pour les entretenir dans leur état de maladie.

Dans les grandes cultures orientales, la recherche de la sagesse, c'est à dire de la maîtrise des relations entre les hommes, est le but suprême de l'existence. Avec, comme moyen privilégié, le renoncement aux objets, dont le désir de possession est à l'origine de tous les malheurs humains.

Ce n'est pas par hasard que Jean- Michel Oughourlian consacre la plus grande partie de son " mime" à l'étude de tous ces phénomènes d'hypnose, d'envoûtement, de possession et de sorcellerie, qui sont explicables par le principe unique de la mimesis, de l'imitation.

Une fois encore, il n'y a rien de neuf sous le soleil. Ce qui a deux conséquences stimulantes.

D'une part, nous avons entre les mains toutes les pièces du puzzle du fonctionnement humain. Il n'y a pas de carte cachée dans une manche quelconque.

Par ailleurs, il est illusoire, injuste et dangereux de chercher, en quelque lieu que ce soit, un maître à penser vraiment original, un gourou définitif, pour nous aider dans la recherche laborieuse de notre propre vérité. Tant pis pour vous, René Girard, vous ne ferez pas concurrence au grand Sigmund, mais vous n'en n'êtes peut-être pas spécialement fâché. Nous allons savoir pourquoi un peu plus tard.

Il faut cependant être parfaitement clair sur cette pratique traditionnelle africaine . Il ne s'agit , en aucune manière, d' en faire un modèle adaptable à la médecine française, et en particulier à la médecine générale. Une certaine forme de retour à des sources lointaines est incontestablement dangereuse,c'est certain . Car elle sous-entend un mépris, voire une renonciation, aux acquis techniques indiscutables de notre médecine. Le propos, cela a été expliqué assez nettement, n'est pas de se livrer à une critique fondamentale de la médecine scientifique . Nous ne ne pouvons plus nous en passer. Mais, plus simplement, une mise en évidence du rôle méconnu du médecin de famille est devenue nécessaire . Professionnel hautement qualifié, bien sûr, mais pas seulement dans le domaine de la pathologie. C'est aussi un homme face à d'autres hommes.

Une dernière tentation illusoire serait de vouloir encourager le public à une certaine pratique médicale amateur, sous le prétexte qu'une petite teinture de la compréhension des rapports entre les hommes peut avoir, en elle-même, une valeur thérapeutique.

Attention cependant , l'expérience clinique démontre qu' il faut très sérieusement mettre en garde le lecteur sur les dangers réels, pour les malades, comme pour les soignants, de la manipulation sauvage de telles notions. Le professionnalisme, ici plus qu'ailleurs encore, reste une nécessité absolue. Même si cela pose le problème, formidablement complexe, de la sélection de thérapeutes aptes à naviguer dans cet univers. C'est à dire , bien sûr, de vrais médecins de famille. La sélection actuelle exclusive des futurs praticiens par les notes scolaires obtenues à des épreuves de mathématiques et de physique reste-t-elle sérieusement celle qui assure la plus grande garantie de compétence future pour soigner la population ?

 

Références :

Eric DE ROSNY Les yeux de ma chèvre Collection terres humaines (Plon)

 

Jean-Michel OUGOURLHIAN Un mime nommé désir ( Grasset )

 

François-Marie MICHAUT Pratique médicale au lac Tchad en 1966 - 1967; Thèse de doctorat en médecine . Paris 1969. Dactylographiée.

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