retour sommaire                                     La santé est notre affaire à tous

ACTE UN


PREMIERE SEQUENCE


La pièce débute sur le décor « double espace », la disposition offrant un regard sur la cuisine d'un côté, où Sylvette prépare un dîner, tandis que Jean-Christophe rentre avec des bruits de porte claquée, de vêtements et sacoche jetés sur un siège, de pas aller-et-retour nerveux dans la pièce, avant de finir par s'avachir sur un deuxième siège. Sylvette demeure à sa préparation dans la cuisine, mais parle fort à l'intention de son mari. Manifestement, la table préparée pour quatre convives indique que le couple reçoit ce soir.

SYLVETTE, (sur un ton impatient). — Alors ?
JEAN-CHRISTOPHE, (comme pour éluder, gagner du temps). — Ouais, c'est moi !
SYLVETTE. — Je n'ai jamais entendu le chien me répondre, d'une part, et par ailleurs il est mort depuis quatre ans ! Alors ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Alors quoi ? Combien d'années pour moi ? Pareil, quatre !
SYLVETTE. — Jophe ! Tu arrêtes de faire le mariole, tu me réponds, oui, qu'est-ce qu'il a dit ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Ne m'appelle pas Jophe, tu le sais, ça me rappelle mon père quand il ne voulait pas dire Joséphine en parlant de ma mère !
SYLVETTE, (s'activant toujours dans la cuisine à préparer son repas). — Mais que vous êtes suants avec vos histoires de prénoms, tous, je te demande ce qu'il t'a dit ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Dis donc, tu peux parler ! Qui est-ce qui se fait appeler Sylvie, tu peux me le rappeler, ma douce chérie, s'il te plaît ?
SYLVETTE. — Ne détourne pas la conversation, tu as déjà entendu une seule fille accepter de répondre quand elle entend gueuler Sylvette ? Pour moi ça fait cuvette, ou mauviette, comme disaient les copines à l'école, une fois qu'elles avaient compris le mot, ou encore pire, Yvette, à chacun sa mère, mon petit vieux...
JEAN-CHRISTOPHE. — A chacun sa merde, oui, tu peux le crier !
SYLVETTE. — J'ai crié sa MERE, mais si on reprenait au début ? (d'un ton doucereux, presque suave) Alors, qu'est-ce qu'il t'a dit, ton mec ?
JEAN-CHRISTOPHE. — C'est façon Larrieu, tu sais qu'elle n'est plus dans la course, ou Lescaut, en plus mou, et je n'ai pas pu voir si tu plissais les yeux sur chaque réplique, ou la troisième, là, j'ai oublié son nom à la gendarme, Florent c'est ça, sur un ton ému ?
SYLVETTE. — Ecoute, fous moi la paix, Chris, et réponds, qu'est-ce qu'il a dit, bon sang ?
JEAN-CHRISTOPHE. — On est forcés de gueuler d'une pièce à l'autre, comme ça ?
SYLVETTE. — Je te rappelle, qu'ils viennent dîner, les deux, là, alors j'ai juste un peu de boulot, maintenant si tu préfères tu viens me raconter ça dans les aubergines et les poivrons, c'est comme tu le sens, mais même avec les mains dans le bac à légumes, ou les doigts pleins d'épluchures je t'écoute, je veux savoir, j'ai le droit, non ? Alors tu choisis ton camp, champ de bataille, stratégie du découpage, programme de cuisson, ou vitrine du Blanc, nappes et couvert pour une gentille soirée entre copains. D'accord ? Alors je t'écoute...
JEAN-CHRISTOPHE. — Bon, je vais d'abord suspendre mon imper et pisser.
SYLVETTE. — C'est ça les mecs, comment se barrer au moment crucial, en six leçons, chapitre trois : le coup des toilettes, dites surtout que ça presse, chapitre quatre : un coup de fil urgent à passer, si votre mère est encore vivante, annoncez « Il faut absolument que j'appelle ma mère, je devais le faire hier », chapitre cinq : un coup de peigne, ah non, mince, je mélange, ça c'est la version féminine, alors un coup de blues, whisky pour se remonter, chapitre six : un coup de main à ce vieux copain de Gérard, tu sais le voisin du 12, il devait changer sa table de ping-pong de place dans son garage, j'en ai pour dix minutes, chapitre sept : le coup de sonnette à la porte, non c'est encore pour les femmes ce truc là... Bon, tu y es, oui ou non ?
JEAN-CHRISTOPHE, (silence, il s'est éclipsé pour les toilettes).
SYLVETTE. — Non, il inventera tout pour tenter d'échapper, sans compter que je suis bonne, évidemment, avant qu'ils n'arrivent, à repasser la serpillière dans les gogues...
(Bruits de chasse d'eau et retour du mâle)
Tu as vérifié si ça marchait toujours, c'est bon ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Quoi, la chasse d'eau, mais on a changé le système
SYLVETTE. — Je parle de ton système à toi, histoire de te ramener au sujet de ce soir ! Bon, tu te décides à m'expliquer ce qu'il t'a dit, ou il va encore falloir que je l'appelle?
JEAN-CHRISTOPHE. — Ben qu'est-ce que tu voulais qu'il dise ? Comme prévu quoi !
SYLVETTE. — Mais tu m'énerves, à parler par énigmes ! On croirait les définitions des mots croisés : comme prévu, en sept lettres avec un F au milieu et un R à la fin, comme prévu quoi ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Je ne comprends rien à ton affaire, là, pourquoi un R à la fin, quel rapport ?
SYLVETTE. — Mais rien, bon sang, c'était un essai de plaisanterie, pour te détendre, ce que tu peux jouer les bouchés, avec un S à la fin, de temps en temps, ce n'est pas possible, de toute manière ce n'est pas parce que je suis occupée ici que tu échapperas à me raconter, j'ai le droit de savoir non ? Je suis concernée aussi, non ? On vit bien ensemble ? C'est bien moi qui vais devoir t'aider, te soutenir, te transporter, te calmer, tout ça, non, tu es bien d'accord ?
JEAN-CHRISTOPHE. — J'ai horreur que tu cries, Sylvette, arrête !
SYLVETTE. — Ne m'appelle pas Sylvette ! Ça fait trente ans que je suis Sylvie, alors ce n'est pas ton énervement, lié à ce que j'insiste, mais je suis toujours obligée de te harceler pour t'arracher les mots, qui va me ramener à mon ancien prénom de kermesse de village à la campagne, comme la rosière du curé !
JEAN-CHRISTOPHE. —Tu as connu un curé, toi ? Eh bien ! cela doit remonter à longtemps et puis tu n'as pas dû en garder grand-chose, apparemment !
SYLVETTE. — N'empêche que la Sylvette du curé, celle qui lui lavait ses slips et lui repassait sa soutane, et crois-moi cela devait être un sacré boulot !
JEAN-CHRISTOPHE. — Quoi, les slips ou la soutane ?
SYLVETTE. — Les deux, à ce qu'elle disait, pas pour la même raison, mais bon, tu as réussi à détourner la conversation, une fois de plus, et...
JEAN-CHRISTOPHE. — Je te ferai remarquer que c'est toi qui t'es aventurée chez le curé, pour un peu tu en serais arrivée aux pétales de roses répandus devant la procession de la fête-Dieu
SYLVETTE. — Tu vois que tu connais ! ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Au cas où tu l'aurais oublié, on s'est mariés dans ton trou, je ne sais pas si c'était le même curé, mais cela devait être les mêmes cantiques depuis vingt ans, chantés par les mêmes vieilles, qui
SYLVETTE. CHRIS ! ! Assez, qu'est-ce qu'il t'a dit, ton Professeur Pissenlit?
JEAN-CHRISTOPHE. — PFIZENLUFT, il s'appelle Pfizenluft, respecte-le, surtout si on est amenés à se revoir pas mal
SYLVETTE. — Tu vois, quand tu veux...
JEAN-CHRISTOPHE, (boudeur, et soudain un peu désemparé et accablé à la fois. Il finit par s'asseoir sur le bord d'un fauteuil, s'appuie sur ses poings, songeur et silencieux. Sa femme continue, elle, à aller et venir entre ses fourneaux et ses fait-tout dans sa cuisine. Au bout d'un moment, ne l'entendant plus, elle jette un coup d'oeil furtif par la porte de communication).
SYLVETTE. — Jean-Christophe ? Je sais que tu es là, je devine même que tout cela t'ennuie, mon chéri, mais tu vois je viens donc d'apprendre que tu... que nous allons revoir ton professeur...Pantalon !
JEAN-CHRISTOPHE. — Pfizenluft, merde ! ! Pfizenluft, tu ne voudrais pas faire un effort pour retenir au moins son nom (sa voix donne l'impression de se.. de s'enrouer ou de se briser un peu, comme une émotion forte ou la lutte contre un sanglot)
SYLVETTE. — Excuse-moi, Minou, j'ai du mal avec les mots étrangers, tu sais. (D'un ton doux, pas encore suppliant mais persuasif, implorant même) Chris, qu'est-ce qu'il t'a dit ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Oh, il a dit...remarque je ne vois pas à quoi on pouvait s'attendre d'autre... justement tu me disais je ne sais quoi juste avant, à propos d'être boucher, eh bien ça tombe à pic, ou charcutier comme on veut.
SYLVETTE, (elle cesse un moment de marcher, interloquée, émue et interrogative à la fois). — J'ai dit avec un S au bout, chéri, comme les mecs un peu bouchés qui ne veulent rien entendre, rien expliquer... mais ça n'a pas d'importance, mon chéri, tu veux dire... tu veux dire qu'il veut...qu'il va t'opérer, c'est ça ?
JEAN-CHRISTOPHE, (murmurant, et hochant la tête, plus que parlant réellement). — Oui...
SYLVETTE. — Tu as dit quelque chose, là, je ne t'entends pas, si tu chuchotes, tu sais ?
JEAN-CHRISTOPHE, (après encore un assez long temps de silence). — Dis... dis tu voudrais pas me rejoindre ici, parce que te parler de tout ça en hurlant d'une pièce à l'autre, entre les salsifis et les petits pois là, moi ça me tue. (Dans un soupir ressemblant de nouveau à un sanglot, il répète) ça me tue...
SYLVETTE. — C'est de la ratatouille, aubergines, courgettes, je ne vois pas où tu as imaginé des salsifis...Mais tu peux venir, toi !
JEAN-CHRISTOPHE. — Non, les oignons, moi, ça me fait (et il sort un mouchoir, dans sa salle à manger, comme pour pleurer, en fait il se mouche rapidement, et s'essuie les yeux malgré tout)
SYLVETTE, (alertée par ses bruits, elle regarde, constate les dégâts, s'avance dans la porte, et précipitamment elle pose ses instruments, se torche les mains sur son tablier, s'approche de son mari, s'assied à ses côtés, l'entoure de son bras). — Chéri ! Mais ne te mets pas dans cet état enfin ! Oh mon chéri, Chris, allez, arrête sinon cela va devenir MES oignons à moi ! Mais tu sais, Minou, je me suis demandé dix fois si c'était mieux que je vienne avec toi, ou que je te laisse, j'ai fini par penser que pour ce genre de truc-là, tu allais avoir des questions à poser, comme c'est vraiment une affaire d'hommes je t'ai laissé tout seul...Mais tu ne m'en veux pas ? J'ai peut-être fait un mauvais choix, tu aurais préféré que je...?
(Elle laisse en suspens, il se contente d'une dénégation de la tête, en profite pour se moucher de nouveau)
(Posant sa tête sur son épaule, lui caressant tendrement le dos, elle le console comme un enfant, lui accorde un temps de répit, avant de reprendre tout doucement)
Raconte-moi... il FAUT que tu m'expliques clairement tout, Chris, tout ce qu'il t'a dit, qu'on puisse se préparer, s'organiser... Bon, comment il t'a exposé ça ? C'est pressé, ou on a le temps, qu'est-ce qu'il va faire exactement, combien cela va durer, il t'a dit ce qu'il fallait prévoir après ?

Jean-Christophe prend encore tout le temps nécessaire pour se reprendre, puis commence à expliquer d'une voix assez neutre, un peu forcée, assourdie

JEAN-CHRISTOPHE. — Il m'a dit : la prostate, à votre âge, il faut l'opérer. Comprenez par là l'enlever entièrement, il a ajouté exactement cela, il a dit « Vous êtes trop jeune pour des ultra-sons qui risqueraient de laisser une possibilité de récidive d'ici dix ans, entre davantage trop jeune pour des rayons ou des aiguilles de radium », je me souviens précisément, il m'a détaillé ça, en ajoutant « ça nous a rendu des services extrêmes dans les années où on n'avait rien d'autre, mais maintenant on garde ça pour les personnes âgées, ou les hommes que l'on ne peut ou ne veut pas opérer », voilà exactement ce qu'il a dit...
SYLVETTE, (elle reste d'abord figée, puis serre son mari contre elle fortement, le caresse encore, lui prend les mains nerveusement, évitant complètement de le regarder, puis elle parle, très doucement, à mi-voix, comme pour ne pas rompre un silence recueilli, ou ne pas blesser par ses mots, ou bercer de sa voix). — Il... Il a bien reparlé de... cellules malignes, de...
JEAN-CHRISTOPHE. — De cancer, oui, dis le, tu sais lui il l'a répété trois ou quatre fois, il m'a même regardé dans les yeux, tu sais je... il me plaît ce type-là, il est à la fois direct, il ne s'embarrasse pas de détours, et puis il te regarde avec... je vais dire un truc idiot, un mot qui n'est pas pour les hommes, encore moins pour un chirurgien qui évoque le cancer de son patient, il te regarde avec tendresse, c'est incroyable non ? Il a insisté, en me regardant « vous savez, ce mot-là ne tue personne, ce n'est pas lui, mais je peux vous dire que, pour votre cancer de prostate à la fois on a tout le temps de réfléchir et de décider ensemble, et à la fois il n'est pas question, pas question vous me comprenez, que vous restiez là sans vous faire opérer... D'accord ? »
SYLVETTE. — Bon, alors apparemment tu sais où tu vas, maintenant ?
JEAN-CHRISTOPHE, (après un silence prolongé). — Tu veux que je te dise, par réflexe, ce que cela m'inspire, ta phrase, là ? Je sais où je vais, oui, je vais à la morgue, un jour ou l'autre, c'est tout, je vais à l'abattoir, je vais à l'hosto, je vais vers l'inconnu, tout ça dans l'ordre et de bas en haut si je peux dire, en tout cas du pire au moins mauvais, le caveau ou... Les corps caverneux !
SYLVETTE, (elle reste muette, et regarde cependant son mari avec une très grande intensité).
JEAN-CHRISTOPHE. — Oui, tu sais ce que c'est les corps caverneux, c'est ce qui se remplit pour donner une érection à un mec, et tu es au courant que, quand on opère un cancer de la prostate, on enlève tout, et évidemment plus rien ne marche, c'est vide tous ces trucs-là, plus de sperme dans le réservoir, plus de pression dans la pompe, plus... Plus rien, quoi, merde, plus RIEN ! ! !

Sa tirade se termine sur une nouvelle brisure, la voix se casse, comme pour éviter à tout prix le sanglot. Sylvie s'approche davantage, le serre contre elle, mais il se dégage rageusement, presque brutalement, rajuste son costume, enlève ses lunettes pour les essuyer ostensiblement, pour occuper ses mains, se donner une contenance.

SYLVETTE. — Je suis au courant de tout cela, oui, Chris, mais je n'ai pas l'impression que tu aies un choix autre que cette solution, non? Apparemment, à ton âge il faut être radical, c'est d'ailleurs comme cela qu'ils appellent l'opération, et je crois avoir compris que le but est d'éviter la possibilité de récidive, c'est ça non? Quand on est plus âgé, on a des solutions différentes, les ultra-sons, et puis encore plus tard les médicaments, les hormones, ou les rayons, les aiguilles de radium, mais quand on est jeune, c'est l'ablation
JEAN-CHRISTOPHE. — Tu parles comme un bouquin, c'est dans tes journaux féministes qu'on vous explique comment réduire vos mecs... à l'impuissance ?
SYLVETTE. — Je me suis renseignée partout où je pouvais, Chris, tu n'imagines pas que j'allais rester comme une idiote sans m'informer sur ce qui allait t'être proposé ? Au moins ça y est, tu connais la procédure, c'est en route, reste à décider une date, si cela n'est pas déjà prévu avec eux, et à s'organiser pour nous, tu es d'accord?
JEAN-CHRISTOPHE. — Ah c'est facile, pour toi, c'est moi que l'on charcute, et si ça se trouve, c'est toi que les copines vont plaindre, ma pauvre, t'as plus de mec pour te sauter alors, eh bien dis donc, en tout cas plus ton officiel, oh c'est tout simple oui, allez mon brave, pars au front, vas-y je te soutiens moralement, tu vas ressortir de là infirme mais je te tiendrai la main, ne t'en fais pas, quand je serai en manque je demanderai des adresses ou je surferai sur Internet...

Il paraît presque s'effondrer, sur le point de nouveau, d'éclater en sanglots, Sylvie lui laisse un temps de récupération avant d'intervenir avec une grande douceur

ACTE 1 (deuxième partie)