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ARMENIE

"De la géographie"

Jacques Blais

 
     
 

Ce voyage en Arménie est à replacer dans un contexte d'époque, que je resitue dans l'année 1974, me semble-t-il, et illustrera un type de motif lié au hasard, un hasard productif et agréable d'ailleurs. De plus, ce déplacement et ses circonstances éclaireront d'un jour différent la notion de géographie telle qu'elle avait pu m'apparaître durant les années de lycée, une étude laborieuse et rébarbative, devenant plus tard passion humaine parce que la vie est perpétuellement capable de tout inverser. Tout.

Arménie

 
 

A l'origine, le hasard est né d'un prospectus traînant sous un siège de la salle d'attente de mon cabinet, à mon départ très tardif du soir. Soucieux d'un certain ordre, dont j'aurais cependant pu abandonner la responsabilité au passage, le lendemain, de la femme de ménage, ce qui fait comme d'habitude douter d'emblée du hasard total, j'ai ramassé ce document et ma curiosité m'a amené à le lire. Il s'agissait d'une offre de l' O.R.T.F. , cet organisme déjà si vieux que la génération suivante en ignore la signification, Office de Radiodiffusion Télévision Française, qui réunissait à ces époques reculées sous un même sigle la radio et la télévision. Bien avant son éclatement en chaînes multiples, en divisions, en conflits et en concurrence. Ce noble organisme cherchait trois participants pour complèter un voyage d'études en Arménie, emmené par France Culture, afin de bénéficier d'un tarif de groupe, accordé à partir de dix voyageurs. On voit à quel point les budgets de la période étaient dérisoires, limités, difficiles et prudents.



 

 
 

Curieux de toutes les découvertes, intéressé par chaque occasion, j'ai appelé dès le lendemain, en demandant ce que je devais faire pour être du nombre. Un versement symbolique à l'association des sympathisants de l'ORTF, qui ne s'intitulait certainement pas ainsi, j'ai oublié et c'est sans importance, et régler ensuite les billets pour ce voyage pour mon épouse et moi-même, et le voyage partirait. Direction l'Arménie Soviétique.
 
Se replacer dans le contexte social, économique, politique, culturel, des années 70 est indispensable. Se rendre en URSS à cette période n'était pas rien, ayant eu la chance, depuis, d'y retourner trois autres fois j'ai pu mesurer la différence au fil des décennies. Les premiers visas étaient soumis à conditions, la première arrivée sur la Place Rouge donnait un coup au cœur très émotionnel, la visite initiale de Sainte Basile une réelle secousse. Nous devions passer par Moscou, avant de gagner le Sud, et cette expérience a été grandiose, avec cette atmosphère assez sinistre, la rareté extrème des véhicules à l'époque, quelques ZIS officielles dans les rues, un policier tous les dix mètres, interdiction absolue de traverser hors des clous, de marcher seul dans une rue, ignorance jusqu'aux derniers instants de l'hôtel attribué! Les fameuses interprètes et leur Français merveilleux, dont nous avions en fait peu besoin, car notre petit groupe de dix était conduit par un journaliste dont je peux dire le nom, Daniel Moosman, représentant France-Culture, qui parlait parfaitement le Russe.
 
Il est à noter qu'en retrouvant Moscou vingt ans plus tard, on a l'impression que si les voitures sont nombreuses, le commerce si différent de la période des magasins officiels et exclusifs GOUM, les nids de poule dans la chaussée sont aux mêmes endroits exactement, les coupoles ont été repeintes, mais la misère a quadruplé, les enfants errent, l'alcoolisme s'est aggravé considérablement. Nous retrouverons cela dans d'autres récits.
 
Pour l'heure, notre délégation se composait de journalistes de la section culturelle de la radio, d'accompagnants, et de l'architecte nommé Utudjian, professeur à l'Ecole du Bâtiment et des Travaux Publics du quartier Maubert à Paris, qui se trouvait être chargé en même temps de la restauration des très vieilles églises arméniennes du pays que nous allions découvrir. L'objectif de la " mission " de notre radio, je me l'accapare déjà, était de découvrir, décrire, faire connaître, l'art pictural contemporain des peintres officiels arméniens, et architectural des monuments religieux.
 
Une chance inouïe. Imaginez vous, en France, aller visiter très naturellement et tranquillement il y a quelques années par exemple l'atelier de Bernard Buffet, ou de Magritte, de Manessier, d'Edouard Pignon, ou de Morandi. Et vous faire ouvrir les chantiers de restauration des monuments classés, découvrir des fresques encore cachées, des panneaux et des triptyques. Exaltant et éblouissant.
 
J'en arrive à la géographie.
 
L'autre " passagère clandestine ", complètant notre groupe, se trouvait être une agréable professeur de géographie, élégante, sage et discrète, qui d'emblée m'a fait réaliser que la géographie aurait pu me séduire, lors de mes études secondaires, au lieu de représenter un cauchemar et de me valoir une note de 2 sur 20 au Bac pour avoir confondu Los Angeles et San Francisco dans notre sujet. Histoire, un mot amusant ici tant la situation était pire encore, si c'est toutefois possible, dans cette matière associée, histoire de me racheter tout de suite, je précise que, dès que la passion des voyages qui s'est emparée de moi dès l'âge de 16 ans, m'amenant à lâcher mes parents pour leurs déplacements de plages, et à m'évader jusqu'aux jours actuels vers les plus incroyables pays du monde, m'aura permis de comprendre ce qu'est réellement la géographie, tout a changé.
 

Parce que la géographie est en réalité tout sauf des quintaux de blé, des tonnes de minerai, des populations à mille habitants près, des surfaces et des frontières, la géographie est le monde des humains, le royaume des habitants, le lieu où l'on vit, où l'on meurt, où l'on souffre, où l'on s'émerveille. Si les habitants vivent, se comportent, évoluent ainsi dans tel endroit, c'est parce que le sol, la sécheresse ou l'humidité, le climat, les fleuves, la végétation, les cultures, les ressources, l'économie les conduisent à procéder ainsi. Quoi de plus évident, de plus " bête " comme on pourrait dire, mais si un seul, ou une seule, de mes professeurs avait su me parler des êtres au lieu des quintaux, des humains au lieu des frontières, des ethnies au lieu de mes notes catastrophiques, de la vie et de la mort au lieu des minerais et des altitudes à connaître au millimètre près, j'aurais aimé la géographie.
 
Et lorsque j'ai rencontré cette professeur, quand j'ai réalisé qu'elle avait sauté sur cette occasion, ravie de venir s'instruire elle-même, d'avance enthousiasmée de la moisson qu'elle rapporterait à ses élèves et photographies, en anecdotes, en vérités sur le vif, en couleurs et en paroles, en atmosphère et en vécu, j'ai été réconcilié, rasséréné. En me disant que de telles professeurs existaient, réelles et non utopiques ou fictives, et que les élèves de celle-ci disposaient d'une chance inimaginable!
 
Avouerai-je qu'à de nombreuses reprises, au cours de mes études chaotiques, j'ai constaté la réversibilité absolue, totale, celle qui donnerait espoir à tous, des carences ou de ce qui a été classé " irréductible ", mis au compte de la bétise, de la nullité alors que la pédagogie, la communication, sont en cause. Simple anecdote, en classe de seconde nous avions " bénéficié " d'un toute nouvelle prof de chimie fraîche promue. Imaginons un instant une classe, la pire, de seconde d'un lycée à l'époque uniquement de garçons, dévorant, massacrant, anihilant cette malheureuse jeune femme jusqu'aux larmes, jusqu'au désespoir. " Atteint d'une année d'avance " j'avais sans doute encore plus mal encaissé que d'autres cette adolescence incontrôlée, et j'ai dû subir un examen de passage en chimie pour être admis en première. Parvenu quelques années plus tard en Fac de Médecine, et nanti d'un merveilleux professeur de chimie, aveugle de surcroît ce qui devait ajouter à la magie et à l'envie de réussir pour lui, je suis devenu tellement bon dans cette matière que le premier ouvrage publié dans ma vie aura été un Corrigé de Question à Choix Multiples à l'usage des étudiants de 2ème année de Médecine, je m'étais chargé de la Chimie et de l'Anatomie.
 
En bref, et pour devancer les années qui ont suivi l 'Arménie, avec une très grande expérience des voyages, j'ai pris l'habitude de repérer partout, dès l'arrivée, l'allure d'un pays, les ressemblances géographiques, géologiques, sociopolitiques, les habitudes des populations les usages de langues, en m'interrogeant toujours : pourquoi ce sol, ici, pourquoi ces mêmes cailloux ocres qu'en tel autre endroit du globe, pourquoi cet aspect de végétation ? Parce que, après vérification, nous nous trouvons sur la même latitude dans le même hémisphère, ou la même inversée et symétrique dans l'autre! Pourquoi la bordure ouest des continents africain et américain, à la même hauteur, décrit-elle des zones désertiques identiques, pourquoi ces colonies de phoques aux mêmes endroits, pourquoi des minerais de métaux ici, et du diamant ou des pierres semi-précieuses là ? Parce que les courants marins froids sont similaires, ils produisent les mêmes effets climatiques de déssèchements, de vents, de température des eaux. Mais quand l'altitude varie, les trouvailles géologiques aussi. Le désert du Namib fournira diamant et pierres semi-précieuses, parce qu'à hauteur de mer, proche du centre fusionnel de la terre, quand le désert d'Atacama, au Chili, donnera naissance à des métaux, cuivre, molybdène, lithium, parce qu'à plus de 4000 mètres d'altitude, plus loin du centre fusionnel.
 
Merci, chère professeur de géographie du voyage arménien, d'avoir permis de me réconcilier en comprenant que de superbes enseignants existent partout.
 
Atteindre l'Arménie autorisait la découverte de nombreux facteurs annexes. Percevoir que le sud, même en URSS, représentait une atténuation de la rigueur, une atmosphère plus tolérante, moins de police, la possibilité de traverser la rue sans un uniforme avec sifflet derrière soi. Même d'envisager d'entrer en contact réel avec les gens, surtout grâce à notre statut si particulier de radio en mission. Prendre conscience au moins de la réalité des lieux dits bibliques. Que l'on croit ou non, que l'on adhère à une idéologie, une religion, ou que l'on ait définitivement classé ces éléments dans la légende, les lieux décrits existent. Lorsqu'on atteint Jérusalem, Jericho, la Mer Morte, on est empli aussitôt de rappels et d'apprentissages anciens, et il est impossible de ne pas penser immédiatement, croyant ou non : " tiens, c'est là!" De la même manière en Arménie,Mont Ararat dominé par le Mont Ararat du fameux déluge, qu'il entre dans nos crédits ou soit refusé comme une carte non approvisionnée, l'idée vient de nouveau : " ah, c'est ici!" Dimension supplémentaire, celle du génocide si tardivement découvert ou admis du bout des lèvres, ce gigantesque contentieux Turco-Arménien, dont la conscience émerge là-bas, violente, entendue, reprise par les populations, amenée dans les conversations.
 
Enfin découvrir ces minuscules églises cruciformes carrées, datées du III ème siècle, nichées dans la neige aux abords immédiats du Lac Sevan, et penser qu'elles ont été ouvertes pour nous, spécialement, commentées dans leur architecture, leur décor, par ce ressortissant émigré et architecte, apporte un lot d'émotions aussi. Parcourir les routes glacées bordées de bouleaux si caractéristiques de la Russie, pour aboutir dans les villages troglodytes de la région de Kachgar, avec cette basilique taillée dans la roche, rencontrer le Pope orthodoxe qui accepte de recevoir la délégation, autant de curiosités, de moments importants.

Erevan, la capitale Arménienne, est une ville lourde, triste, austère, à l'imposante place ronde dont l'architecture se retrouve dans ces pays comme l'Autriche, la Hongrie, colonnades solennelles, une façon permanente de mener les monuments à dominer les hommes, symbolique de pouvoir, d'ordre.
 
Mais voyager dans ces conditions particulières autorisera des dérogations. Ainsi, être invités dans une vraie famille, dans un de ces immeubles effroyables, où les locataires partagent à plusieurs familles la même cuisine, la même salle de bains dérisoire, et cependant ils sont presque fiers, heureux de montrer leur logement. La même impression, le même sentiment de décalage, se retrouvera 25 ans plus tard à l'autre bout de l'immense Russie, le changement de nom ne modifiant en rien la misère terrible.
 
L'autre intérêt est l'accès à des institutions, comme la télévision, qui nous recevra, les organismes officiels. Une difficulté se fait alors jour, qui pour moi sera double: justifier ma présence, dans un univers si règlementé où tout doit être motivé, et parvenir à ne pas boire sans vexer. Pour le premier point, au bout de deux tergiversations hésitantes, il est convenu de répondre partout que je suis chargé à la radio des émissions médicales, ce qui résout le problème sans difficultés, l'essentiel étant manifestement de présenter une réponse construite. Ne pas boire concerne les toasts, qui accompagnent nécessairement, obligatoirement, la vie russe dans toutes ses manifestations officielles. N'importe quelle réception auprès d'une administration, d'un organisme, est accompagnée d'un toast de bienvenue, traduire: de deux verres de vodka. Je ne bois jamais une goutte du moindre alcool depuis l'âge de 18 ans, et j'ai dû trouver des solutions, depuis faire semblant, ce que menait à une lourde insistance, jusqu'à vider quelque part le godet, plantes vertes accueillantes, récipients, autres verres. Il en allait de même lors des réceptions chez les peintres officiels.
 
Un peintre officiel est une sorte de salarié de la peinture du pays, choisi comme représentatif et destiné, le reste de sa vie durant, à produire pour des salons, des commandes, des locaux ou des monuments. Ces braves types sont généralement bavards, dépressifs, très portés sur l'accompagnement de leurs entretiens par de nombreux verres, et assez peu producteurs de peintures éclatantes. Plutôt solennels, dans la ligne demandée, symbolistes, grandioses, et gardant une thématique à la fois grandiloquente, avec des couleurs sombres, lourdes, des figures apportant sens, résignation, douleur, et évocation permanente du passé, des deuils, de la patrie, des massacres.
 
Quand, un peu libérés par l'alcool, ils abordent d'autres sujets, ils peuvent devenir assez vrais, pas réellement amusants mais plus acides, lucides, dynamiques ou égrillards. Mais ces quelques quatre ou cinq visites dans les ateliers officiels seront des moments plaisants, et surtout en toute conscience de vivre, là, des occasions exceptionnelles.
 
Au total et avec un grand recul, ce voyage demeure un résultat d'un excellent hasard, très agréable et productif sur bien des plans, nourrissant tant une curiosité que la découverte de pays difficiles à aborder, et apportant un contact avec des personnages de milieux si différents, intéressants et très appréciables.
 
Pour l'anecdote, et suivant en cela le fil qui nous mènera toujours plus sur ces traces-là que sur celles des cartes d'état major, l'année suivante j'ai appelé spontanément pour m'enquérir d'une " mission " éventuelle. Elle fut différente puisqu'il m'a été proposé de devenir cette fois carrément l'accompagnateur d'un voyage en Corée du Sud, à Taiwan (encore Formose cette année là) et au Japon, j'ai naturellement accepté avec plaisir, intérêt, curiosité, bonheur, et envie piquante de la découverte.
 
Peu après, l'ORTF a été dissoute et transformée en une dizaine de sociétés distinctes.
 
 
Fin du voyage.
 
 
Jacques Blais
 
 

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