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BLIVIE

"La Dame au chapeau"
(SUITE)

Jacques Blais

 
     
 

Le surlendemain, sur la route de nuit depuis la montée d'Arequipa au Pérou vers l'ascension longue, lente, lointaine, de La Paz, en Bolivie, je pensais, je songeais, empli de réflexions sur l'homme, le destin, les êtres. D'autant que l'arrivée sur La Paz, de nuit, ajoute au mystère une sorte de magie étoilée des lumières. Et un autre élément s'était additionné, cette nuit à Arequipa où, surgi de l'ombre et du froid de l'extérieur, une voix d'enfant, d'adolescent peut-être, avait troué ma conscience complète dans un sommeil décalé, récusé ou temporairement écarté par la réflexion. Un cri rauque, une vocifération répétitive, qui ne réclamait pas comme celle d'un affamé, qui ne protestait pas à la manière d'un manifestant politique ou social, qui ne gémissait pas une douleur explicable. Je n'en entendais pas les mots assez pour comprendre, j'en percevais la musique terrible, virulente. C'étaient des cris pour maudire, pour insulter la vie, le sort, pour injurier l'existence, et je crois les entendre définitivement comme une souffrance jusqu'au plus profond des tripes. De ces deux évènements sont nés deux poèmes, ma manière habituelle de conjurer, d'apaiser, de décrire, de soulager, de calmer, de bercer, d'engourdir ces douleurs là. Ou de les...magnifier ?

 
 


    HOMBRE

    Hombre, tu regardes les étoiles,
    Tu vois, ce n'était pas ton heure
    Ce matin, de les rejoindre.
    Démuni jusqu'à la moêlle,
    Tu as laissé agir la peur
    En voyant la montagne poindre

    Hombre, ton avion s'est posé
    Sur la route, sans moteur,
    Est-ce un dieu qui tendait la main ?
    Il n'avait rien à proposer
    Dans ce drame, aux acteurs
    Qui iraient vers leurs lendemains

    Hombre, dans le car de la nuit,
    Tu regardes les étoiles
    Et tu songes à ton destin.
    Il est bien plus de minuit,
    Le vent siffle dans les toiles
    Et la vie marche à l'instinct.

    Hombre, un jour ton heure viendra,
    Avion, voiture ou maladie,
    Pour retrouver le firmament.
    Et alors tu te souviendras
    Peut-être d'une mélodie,
    Pour apaiser ton tourment.

    Ombre, tu n'as qu'une ombre,
    Au long des jours sans fin,
    Qui ne te quitte pas.
    Sombre, il fait très sombre,
    Quand surviennent enfin
    Les lumières d'Arequipa.

    Hombre, dans la nuit qui finit,
    Dans la rue, sur le trottoir,
    Un enfant a gémi longtemps.
    C'était un chagrin infini,
    Non pour manger, ou boire,
    Mais pour maudire le temps.  


LA PAZ

D'abord, on vit ses ongles sales,
Dans ses égoûts qui s'étalent
Au milieu des lieux poussiéreux,
Minant ses quartiers miséreux.
Puis on a vu sa morve,
Dans ses maisons au regard torve,
Qui s'adressaient encore au ciel,
Pour lui demander l'essentiel.
Après, l'intérieur de ses drames,
A travers la vallée des âmes,
Rebaptisée, de puis, de Lune,
Pour mieux y croire, il n'y en a qu'une...
On a bien mesuré La Paz,
Ses maisons serrées qui s'écrasent
Dans cette faille où , engloutie,
La cité avait abouti.
Le souvenir d'Indiens en ruine,
Sur quelques rêves met sa bruine,
Mais ça et là un air de flûte
Crée la musique pour la lutte.
Et nous avons quitté La Paix,
Tous ces coeurs là bas, qui tapaient,
Nous avons retrouvé le Lac,
Qui débordait d'immenses flaques.
Nous avions vu certains aspects
Et quelques mains qui se crispaient,
Et devant ces espoirs qui craquent,
Notre insouciance a pris des claques...
 
Extraits du Recueil " Souscrire " de 1986
 



La PAZ

L'arrivée de nuit aux abords de La Paz est étonnante. La capitale de la Bolivie niche à 3630 mètres d'altitude, et elle repose au creux d'une sorte de coupelle énorme, une cuvette qui est, en nocturne, un réservoir féérique d'une myriade d'ampoules électriques, lampadaires, bâtiments, éclairages divers, qui procure un aspect saisissant.
Dès le lendemain avouons que la magie de ces lucioles a disparu, pour retrouver une énorme cité disparate, un assemblage de parpaings et de béton, des faubourgs pauvres et délabrés, comme toutes les grandes villes des grands pays " du sud ", avec une considérable partie des constructions inachevées dans leurs enduits, leur revêtement, leur peinture.
La ville dispose bien sûr, comme tous les gros centres, de places de type architectural espagnol habituel, carrées, colonnades, patios, grands édifices blancs, églises surchargées décoratives, administrations et palais officiels imposants.
Les petits villages des hauteurs, tant boliviens que péruviens, montrent bien plus de charme, de chaleur, de recoins, de densité de foule aux alentours des marchés, des gares routières.
Mais ce sont bien davantage les peuples, les habitants, et particulièrement les femmes, qui vont retenir notre attention dans ce sujet.



 
   
 

Chacun, voyageur des Andes ou observateur des émissions, des reportages, lecteur de magazines et de journaux, connaît la particularité des femmes andines, leurs chapeaux si étranges. Chapeaux non étranges dans leur existence, tout le monde a vu un jour un chapeau haut de forme, un melon, un panama, ou le chapeau mou de l'enquêteur à l'ancienne des films policiers. Ce qui crée l'étonnement, c'est de retrouver ces couvre-chef sur la tête des femmes, la représentante européenne du sexe féminin étant adepte du bibi à cerises et à fleurs, de la cloche ou de la capeline de cérémonie, chapeaux décoratifs et de l'élégance.
La question de départ ici, pour ces femmes, n'a pas été celle de l'élégance, mais bien plutôt celle de la dépendance, de la colonisation et de la résistance. Il est possible d'imaginer, lors des invasions, de l'envahissement des Andes par les colonisations espagnoles du siècle, à quel point ces paysannes, ces femmes du peuple, ces travailleuses des champs , et du tissage, des travaux familiaux, ont pu d'une part se trouver bousculées et bouleversées, d'autre part choquées de devoir soudain faire face à l'arrogance, la suffisance de tous ces envahisseurs prétendant tout leur apprendre, et surtout tout exploiter de leur pays.

Et elles ont pris le parti de résister à leur manière, de réagir, de montrer leurs moyens de défense. Il est à noter que des civilisations telles que celles de l'Islam virulent vont enfermer les femmes dans des vêtements qui les cachent, moyen de les dominer, de les interdire. Ceci pour souligner à quel point l'artifice vestimentaire a d'importance, de force symbolique, pour ou contre les femmes selon l'utilisation. Porter un jour le pantalon devait relever de la même catégorie d'audace réactionnelle et revendicative, avec probablement un étonnement, une stupeur similaire chez les mâles confrontés à cette révolte vestimentaire. Les femmes andines portaient des couvre-chef eux aussi à visée ornementale naturelle, et reliefs, reliquats de leur culture en particulier inca, ces chapeaux plats ronds encore usités et présents dans les costumes traditionnels.
Elles ont décidé, en forme de dérision, de s'approprier par moquerie les chapeaux des hommes qui les envahissaient, les subordonnaient, leur volaient leurs terres et leurs cultures. Le cocher du maître, du gros propriétaire, du représentant officiel, celui qui le véhiculait dans ses voitures à chevaux, arborait un haut de forme. Certaines femmes se sont emparées de ce symbole. Plus souvent, elles ont récupéré le plus fréquent, le plus arrogant des insignes de l'activité, le chapeau melon de l'employé aux écritures, du particulier aisé, du bourgeois, et ce sont les plus fréquemment arborés par les femmes dans les rues. D'autres encore portent, avec non moins de satisfaction et d'aisance, le chapeau mou de gangster ou, peut-on supposer aisément, de maquereau de l'époque.


Deux constats sont très intéressants : que ces femmes aient osé, et finalement, de par le monde, si nombreuses sont les illustrations de ces révoltes tranquilles, subtiles, efficaces, et si symboliques des femmes d'un pays ou d'une culture. Ensuite cette mode, du coup, s'est pérennisée jusqu'à devenir conservatoire, et à entrer dans le costume usuel de la gent féminine des Andes. Le chapeau plat de la tradition demeure ainsi l'apanage des cérémonies, du costume de circonstance, de l'apparat, par opposition à l'ordinaire des jours ...
 
 


LE LAC

En Bolivie, on aboutit au Lac pour achever toute visite. Ce célèbre lac Titicaca a deux caractéristiques, son altitude étonnante, 4200 m, et sa couleur probablement accentuée par la pureté de l'air, la proximité du ciel, un effet de profondeur et de reflets, son environnement, un bleu absolument incroyable. Que soulignent encore les flaques des fameuses îles artificielles, ces agglomérats de paille flottant sur la surface, et utilisées par les pêcheurs comme refuges pour leurs barques traditionnelles de feuilles et de paille également, pour y planter à l'occasion quelques huttes. Et les femmes règnent sur ce domaine, tissant et fabriquant des objets d'artisanat, un si excellent prétexte pour se réunir, bavarder, deviser, et faire cause commune, en évoquant la vie, les hommes bien sûr...

Spectacle si particulier, qui réunit dans la couleur et la luminosité merveilleuse de l'atmosphère ce lac étonnant, ces femmes décidées, chapeautées, habiles, la crudité jaune de la paille sur le bleu étincelant des eaux. Pendant ce temps là, ailleurs, d'innombrables avions volent, et de très nombreux enfants souffrent, crient, protestent contre une existence si peu conforme à leurs rêves... Et d'autres humains réfléchissent, mesurant à l'échelle des lieux, des destins, du temps, des hasards, leur chance de vivre cette existence à leur place.


 
Jacques Blais

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