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CENTRAFRIQUE

"Bokassa oye "

Jacques Blais


 
 


république centrafricaine


 

 
 

L'abord de ce chapitre sur la République Centrafricaine m'a longuement interrogé, quant à la manière de procéder. A bien y réfléchir, parce que l'impression dominante était de me répéter que la tâche, en quelques pages, s'avérerait plus que délicate, presque impossible, entre le risque d'oublier de nombreux éléments utiles à la perception de ce séjour, et celui de se perdre dans le dédale d'informations trop nombreuses, envahissantes.

Et ceci simplement parce que ce chapitre ne constitue pas qu'un voyage, nous sommes ici dans une catégorie séjour, ne représente pas qu'un épisode, mais ce qu'il est convenu d'appeler tranche de vie, et porte une signification si particulière que, de cette période jusqu'au terme de ma vie, cette découverte aura un sens permanent, aura modifié ma perception des êtres, du monde, de mon métier, de l'existence.

Nulle emphase dans ces considérations de départ, toutes les personnes ayant vécu en Afrique ou ailleurs assez longtemps pour imprégner une part de leur âme de ces régions comprendront que l'on sort différent de cette expérience. En République Centrafricaine, j'ai eu le temps d'apprendre non seulement la langue de la population mais leur manière d'être, de fabriquer intégralement sur place l'aînée de mes filles, et d'acquérir l'essentiel d'une philosophie du genre humain liée à d'innombrables découvertes des êtres.

 
     
 


Abécédaire

A période et chapitre particulier, traitement particulier et spécifique aussi de l'information. Curieusement, l'idée qui germait était celle d'un abécédaire, parce que cette approche représente celle de l'apprentissage des enfants, la lecture vient de cette étude, et cette idée de lire un pays de cette façon m'est apparue intéressante. Comme une acquisition progressive d'un lieu, une assimilation, avec également ce côté dictionnaire qui explique, éclaire, apporte une signification. Et enfin l'aspect d'inventaire, comme un sentiment, certainement illusoire mais rassurant, de moins risquer d'oublier..

Nous limiterons, par commodité et souci de longueur, l'abécédaire aux composants de base du mot artificiel, A, B, C, et D. Ce qui représentera sans doute près de cinquante paragraphes correspondants plus à des idées qu'à des mots, car le vocable lui-même renvoie, comme le font les liens hypertexte de l'informatique, à de nombreuses idées à développer à partir de ce point de départ, et cette méthode sera déjà suffisamment lourde et longue, même si je tente de la rendre attractive et synthétique.

Il m'avait fallu, après le retour de cette aventure humaine, une petite dizaine d'années avant à la fois de décider qu'elle méritait d'être narrée, et aussi de cesser de réfugier mon recul derrière l'habituel prétexte du temps pour tout simplement me mettre à l'ouvrage et écrire un premier livre, intitulé Bangassou (Editions La Bruyère, épuisé depuis longtemps) qui racontait le détail de ce qui sera résumé ici dans un ordre différent, alphabétique. Autre « déblocage » de cette décision d'écriture, aux alentours de l'année 80, depuis j'ai toujours décidé et admis d'avoir le temps de tout, même en travaillant environ 2 fois plus, au quotidien, que la moyenne de nos concitoyens, et même de mes confrères.

 
 

 
 

Nous nous dispenserons de la mention A comme..., et vous m'autoriserez à ne pas suivre, à l'intérieur du développement d'une lettre, l'ordre alphabétique, mais plutôt celui d'une sorte de logique de récit, d'enchaînement des idées, comme on procède en conversation.

Afrique
L'Afrique était un des rêves de voyages, elle a été un choix délibéré pour déposer un dossier de poste de coopérant médecin, en vue d'accomplir mon Service National. Je reviendrai sur d'autres circonstances de choix sous d'autres lettres. Les candidats ignorent généralement complètement combien ils sont pour un même continent, et c'est souvent après coup, après sélection et retenue du dossier, que l'on réalise que 600 autres postulants ont pu avoir la même idée que vous, que seulement une quarantaine de postes sont à pourvoir, et que votre sélection personnelle dépendra de facteurs imprévisibles, au moins pour les personnes ne disposant ni de « piston » ni d'appuis ministériels. Sont choisis de préférence les médecins déjà titulaires de leur Thèse de Doctorat en Médecine, et j'apprendrai ainsi, de nos instructeurs du stage précédant le départ, que mon propre sujet de thèse s'intéressant aux travaux de l'O.M.S. organisation mondiale de la Santé, aura été déterminant.
L'Afrique attire, fascine, ou effraie et rebute, selon les natures, les craintes éventuellement viscérales, et l'esprit animant les personnes. J'avoue ne pas avoir connu, à l'époque, grand chose. Ayant eu l'envie, le besoin l'appel, pour commencer à voyager seul dès l'âge de 16 ans, vers de paisibles contrées comme l'Ecosse, j'avais ensuite mis à profit, au cours de mes études, toutes les possibilités et occasions pour être bénéficiaire de programmes d'échanges entre étudiants hospitaliers. Il y fallait débrouillardise, esprit un peu large et disponible, envie de découvrir, assez peu de souci de logistique ou de confort pour ne pas se préoccuper des conditions de séjour, une connaissance indispensable et poussée de l'anglais. Tout ceci éliminant des candidatures non affermies. Et ceci juste pour dire que j'avais eu l'occasion d'aller travailler en été à l'Université Américaine de Beyrouth, et à l'Hôpital Général d'Ottawa (Ontario) au Canada, en prélude de découverte.

 
 
Aventure
Elle vit à l'intérieur de soi, comme une envie extrême de découvrir les êtres, la vie, et c'est pourquoi je cite ces préalables hospitaliers étudiants, ils en étaient déjà des moteurs. Le stage préparatoire à l'Afrique, au Service des Maladies Tropicales dirigé par l'armée au Pharo à Marseille nous y prépare mentalement.
Est-elle encore plus intense, responsable, préoccupante, lorsqu'on y entraîne son épouse ? Non, personnellement je la crois alors plus exaltante, partagée, rassurante aussi, et cette réflexion n'a jamais créé le plus petit doute.

Arrivée
Cette perception de l'aventure débute instantanément, dès l'arrivée sur place, lorsque vous lisez dans le regard des vieux médecins coloniaux aguerris la surprise de vous voir débarquer flanqué d'une épouse « non comptabilisée » dans le programme. Ou dès le lendemain au moment de se livrer, en bord de route africaine, au premier auto-stop, naturellement vous n'avez encore ni véhicule, ni affectation officielle, ni la moindre habitude, ni repère, ni notion des coutumes. Un « ancien » vous a juste lâché que « le week-end, tout le monde va manger au mess des officiers, au kilomètre 5, là bas, vous y retrouverez tous les blancs, coopérants et autres »
Et vous êtes au bord de la route, dévorant la poussière, transpirant, cuit, jusqu'à l'arrêt du premier automobiliste, un africain hilare, jovial, dans une voiture totalement pourrie, qui vous demande « tu vas à la base ? montez ! » L'aventure démarre dans des hoquets de moteur, une fumée noirâtre, un vacarme d'amortisseurs absents depuis longtemps. Au retour, vous prendrez le bus local, qui sent les épices, la sueur rance, l'Afrique intense et profonde, qui véhicule une poussière rouge incroyable, suffocante, toutes fenêtres ouvertes ou cassées, avec une cargaison de population locale qui trouve tellement amusants ces deux petits blancs, le blanc bec inconnu qui débarque visiblement, et sa femme fragile vulnérable, et belle dans son ensemble qui sera tellement froissé et rouge de terre à l'arrivée qu'il faudra en deviner le bleu céleste mignon, mais si dérisoire, si européen, si inadapté...

Autorités
Le vrai mot à apprendre serait celui de hiérarchie du pouvoir. Le policier en faction au carrefour, dans un pays sans code, souvent sans permis de conduire, avec dans certains endroits, hormis la capitale, un véhicule par heure ou par demi-journée, le représentant de l'ordre a cependant un pouvoir considérable. Il va monnayer ses « services », et très vite on comprend par là ses interdictions. La transaction face à des supposées infractions sera monétaire, on achète immédiatement la levée de sanction. Et cet homme nanti du pouvoir de l'uniforme ciblera ses actes. Le coopérant à mobylette est une proie pour lui. Contrôle des papiers, voire de l'éclairage, dans un lieu où aucun véhicule à deux roues n'en est pourvu !
Cet abus d'autorité disparaît ou change dès que l'on s'éloigne de la capitale. Valable dans d'autres catégories de représentations. Le brancardier de l'hôpital de Bangui imposera sa
loi, ses horaires, perpétuellement en retard pour apporter un patient à opérer par exemple, quand dans les centres de brousse il sera d'un total respect envers le médecin.
Les autres autorités auxquelles j'ai eu affaire une fois installé dans mon poste de brousse ont été le sous-préfet de région et l'économe de l'hôpital . Comme je me retrouvais rapidement Médecin Chef de la Préfecture Sanitaire du M'Bomou, une promotion et une qualification d'autant plus aisément atteintes que j'étais l'unique médecin de la Province, pour un quart du pays, après quelques mois, j'étais chargé du budget, et du personnel de tout l'ensemble sanitaire. Et le responsable officiel, représentant l'Etat, en était le Sous-Préfet. Très vite, j'ai compris que je devais toujours le rencontrer très tôt le matin si j'avais une requête à formuler. Au delà des deux premières heures, il devenait ingérable, ivre, et
agressif. Avant, le seul problème était de lui faire comprendre, sans le vexer, qu'en additionnant par exemple 20 et 30 on obtenait plus généralement 50 que 10 ou 500, et les négociations demandaient une stratégie particulièrement attentive. Ne pas froisser, ne pas laisser l'impression de contredire, ou de donner une leçon de calcul, mais négocier, flatter, suggérer, convaincre, avec un seul objectif en tête, obtenir ce qui était nécessaire à la marche du service.
Je devais également comprendre rapidement que rien ne serait gratuit, une rallonge budgétaire contre un appel la nuit ou un dimanche car Madame la Sous-Préfète éprouvait un léger mal de tête. Léger mais urgent, le pouvoir et le maniement de l'autorité aggravent ces choses là.
L'économe de ce... j'allais écrire ramassis de cases délabrées, non, de cette réunion de modestes bâtiments en dur, qui constituait ce qu'il était convenu de nommer l'hôpital, devait s'avérer surtout le pire détourneur, dilapideur, profiteur, de matériaux, fournitures, mobilier, etc, que l'on pouvait imaginer dans un scénario abusif.
 
 


A
pprentissages
D'évidence, les apprentissages allaient être innombrables, et ils devaient emprunter de multiples chemins. Il y avait eu quelques apprentissages techniques spécifiques, de méthodes et traitements, sur lesquels je reviendrai, liés à l'exercice médical en Afrique. Puis celui du repérage des personnes incontournables, des chefs, des détenteurs de pouvoir et de décision, ceux dont il convenait de faire des associés, ceux à éviter. L'apprentissage du pays, du climat, du rythme, des usages, des relations entre les personnes, le plus intéressant, le plus attractif, instructif au possible. L'apprentissage de la langue. Et puis ce que j'aurais tendance à appeler l'apprentissage de l'âme, les coutumes, les traditions, les croyances, les hiérarchies, les influences, les rituels.
Attardons nous seulement un moment sur la langue. La Centrafrique vit à la frontière du fleuve Oubangui, et parle une langue dite « véhiculaire » c'est à dire sans grammaire, sans écrit, une langue orale. Ce qui la rend pauvre, limitée à 500 mots (comme, notons le, ce que les sociologues accordent au discours d'un politicien pour être compris d'une majorité de ses auditeurs) et justifie d'ajouter aux mots une intonation, un contexte, des mimiques, qui permettent ainsi de remplacer conjugaisons, pronoms personnels, temps passé ou futur, réduits à une seule forme. Un même mot, un très simple comme « de » signifiera à titre d'illustration demeurer, rester, avoir froid, ou vomir selon le contexte et les attitudes.
Dans les langues africaines, la répétition est fréquemment utilisée, pour marquer la séquence, le rythme : « mo mou yoro so la oko oko ...» Tu prends ce médicament « jour-jour » ce qui voudra dire chaque jour. Et la prolongation d'une syllabe insistera sur son intensité : « deeeeeepuis » pour dire, « cela fait très longtemps »
« a so mo mingui tanga na mo mou maboko ti mo na ndozou ? » ça fait toi mal quand tu mets bras de toi vers le haut ? » En tout cas connaître et comprendre, au bout de trois mois d'immersion complète, selon la formule des cours de vacances linguistiques pour les scolaires, la langue m'a permis de déguster, de saisir le suc des histoires interminablement racontées devant les cases par les vieux, celles que se répétaient aussi les patients et les infirmiers. Et donné accès à des informations importantes dans l'interrogatoire des patients.
« mo ba ya ti mo a sala nze oke ? » Tu as vu l'intérieur de toi, cela fait mois combien ? Autrement exprimé, quelle est la date de tes dernières règles ? On constate, ce n'est pas le sujet du jour, à quel point l'interprète « de dépannage » par rapport au professionnel, c'est un élément très connu des centres de psychothérapie en langue maternelle, « traduit et interprète » à sa manière, subjective, personnalisée, modifiée par la connaissance la proximité familiale, les sentiments positifs ou négatifs aboutissant à minimiser ou exagérer des symptômes. Alors que le professionnel traduit seulement les mots, l'expression, sans l'interpréter selon sa sensibilité, son lien familial, ou hiérarchique, ou psychologique.

 
 
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