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La Flotte soviétique prend l’eau
Petro-Pavlovsk
Kamtchatski est à peu près la seule ville véritable
de ce pays si peu peuplé. Un agglomérat de maisons
et de bâtiments administratifs, d’édifices
publics, entouré de barres d’HLM qui lui donnent,
sur le profil immédiat derrière ces immeubles
de monts imposants côniques, une allure de Sarcelle-sous-les-volcans.
Quelques marchés mieux achalandés sont exploités
et tenus par des Coréens. Très rapidement, les
asiatiques ont compris que ce secteur pouvait être rentable.
Les Coréens tiennent tout le marché alimentaire,
les Japonais ont débuté une exploitation industrielle
des saumons. Les rivières en sont tellement remplies
qu’il suffit, à première vue, de détourner
quelque cours d’eau pour faire tomber directement les
poissons dans les boîtes de conserve, en leur sectionnant
la tête au passage, ou presque. En exagérant
un peu.
Les
asiatiques se partagent aussi le (maigre) marché automobile
local. Ce qui aboutit à une gentille pagaille illustrant
bien cette sorte d’ignorance du monde alentour, des
habitants du Kamtchatka. La plupart des automobiles en provenance
des marques asiatiques proches géographiquement sont
conduites, comme on le pratique au Japon, avec le volant à
droite pour rouler sur la partie gauche de la chaussée.
Les importateurs ne prennent même pas la peine, pour
le service des conducteurs russes locaux, d’inverser
le côté du volant alors que l’on roule
à droite ici. De sorte que circulent sur place des
voitures aux volants en anarchie de répartition, conducteurs
de siège gauche et de siège droit. Simple détail
mais significatif.
La
grande distraction, apparemment la seule activité du
week-end local est d’aller arpenter des étendues
de pneus d’occasion, comme chez nous les couples en
congé de fin de semaine iraient flâner chez les
brocanteurs. La première phase de cette démarche
consiste à se mettre en quête de cinq litres
d’essence, parfois deux seulement, pour se rendre sur
les lieux de vente. Et souvent des heures de queue sont nécessaires,
derrière des files de centaines d’autres voitures
attendant leurs deux litres de carburant. Parvenus devant
la pompe, les conducteurs constatent qu’elle est à
sec, et vont en chercher une autre à quelques kilomètres,
avec le reste des litres de la semaine précédente.
Une nouvelle attente d’une heure les guette, éventuellement
de nouveau vaine. Quand ils parviennent sur le champ de pneus,
des étendues énormes de pneus rechappés
les guettent où, au milieu de quantités de leurs
semblables, chacun va tenter de découvrir un miracle
: le pneu rechappé moins délabré que
leur propre rechappé, correspondant à leur taille.
Une occupation qui leur utilise un jour entier.
Petro-Pavlovsk
Kamtchatski, signifie Pierre et Paul du Kamtchatka,
et toute la Russie est accoutumée à cette appellation
de Pierre et Paul pour tant d’églises, de même
que Pierre le Grand a donné son nom à des quantités
de villes et monuments. Cette ville offre aussi le plus grand
port de la région, donnant sur une baie magnifique,
la baie d’Avachinski, rappel du volcan proche splendide
dans son cône parfait. Cette baie très fermée
sur elle-même constitue un mouillage abrité,
entouré d’énormes blocs rocheux travaillés
par la mer, spectaculaires. Le poisson abonde dans la baie
et on le pêche directement à la palangre, avec
le fil de la ligne dans la main réagissant aux vibrations
des prises des poissons copieux et appétissants.
Baie d'Avajenski ( Cliché Jacques
Blais )
Bien
moins séduisant est ce qu’il reste de la Flotte
Russe entreposée ici, qui est présumée
représenter un fleuron des capacités militaires
maritimes de cette force ayant si longtemps terrorisé
le monde. Incrédules, les visiteurs découvrent
des tas de rouille délabrés, des navires tant
marchands que de guerre dans un état pitoyable, paraissant
bien plus à la casse dans un cimetière que prêts
à partir sauver la patrie. Lorsque, récitant
admirablement leur leçon, les accompagnants scouts
nous annoncent des périscopes de sous-marins atomiques,
nous aurions tendance à vouloir aller regarder au bout
du tuyau immergé pour vérifier s’il existe
encore un navire adjacent. Aucune surprise autre qu’une
douloureuse pensée pour les occupants et leurs familles,
lorsque, quelques années plus tard et ailleurs, le
sous-marin Koursk se tirera littéralement
semble-t-il une balle dans le pied et explosera.
En
parallèle triste aussi et pour un ordre de constat
identique l’annonce, peu après notre retour,
de l’incendie d’un oléoduc menant vers
l’Oural. Rien qu’à voir, dans la ville
et à ses alentours, la quantité incroyable de
conduites énormes percées, aqueducs perforés,
ouvrages de support et de tuyauteries percés et écroulés,
il est aisé d’imaginer l’état de
toutes ces installations, comparables aux fameuses stations
thermales toutes hors d’usage.
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Navigation
fluviale
Une
première partie de déplacement s’effectue
en canots Zodiac pour suivre des cours d’eau nous rapprochant
par étapes d’un point où l’on pourra
rejoindre une route montant vers les volcans au centre de
la Péninsule. Il pleut sans discontinuer, mais la vision
des bouleaux du Kamtchatka sur les berges, dont la spécificité
réside dans la pétrification tordue de leurs
troncs sous l’effet de la neige hivernale, qui les engaine
jusqu’aux branches hautes, donne une idée de
la rudesse du climat dès l’automne.
Au
cours de deux étapes en des emplacements choisis sur
les berges ou un îlôt, les scouts, nommons les
toujours ainsi, monteront avec une grande application les
tentes. La quantité de moustiques et leur âpreté
coriace et appliquée à nous attaquer est inconcevable,
et nous comprenons pourquoi certains des assistants, ceux
chargés de monter le camp, passent sur leur tête
de véritables équipements d’apiculteurs.
Une fois les fanaux allumés, la cuisine mise en route,
le vent modifié par la nuit, le harcèlement
des arthropodes diminue un peu.
Sur
les bateaux, et avec l’aide de Jeanne, la jeune interprète,
nous questionnons énormément. Les saumons autour
de nous sont innombrables, cela réalise de jolis reflets,
et nous nous étonnons de l’absence d’exploitation,
en dehors de cette fabrique japonaise récente. Et les
autochtones répondent que pour eux, le saumon ne constitue
pas une nourriture très excitante. De fait, l’excellente
« carte » de la cuisinière du campement
est essentiellement composée de bortch, de charcuterie,
de ragoûts de viande, de pâtisseries et entremets,
de légumes du jardin.
Après
les tout premiers jours, les rôles et surtout relations
sociales des deux femmes se modifient en se clarifiant. La
cuisinière qui, ne se lavant jamais même pas
dans les rûs comme nous, et conservant sur elle ses
habits inchangés d’un bout à l’autre,
dans ses vapeurs de cuisine, finit par sentir le suif, la
viande, la sueur, le sui generis, mais cela ne paraît
gêner personne. Au soir venu, elle change de registre
elle aussi, est-ce là la vocation des cuisinières,
et passe de tente en tente chez les hommes de la troupe, dans
des halètements, des grands bruits de rut furieux,
des chants russes, des relents de soûlographie majeure
et de hoquets, de stupre et de bon temps sans retenue. Les
fameux boy-scouts n’ont pas du tout le regard clair
au lever, ils mettent des heures à récupérer,
vitreux, la voix cassée, l’haleine emplie de
vodka, le corps fatigué et transpirant.
Jeanne,
elle, semble considérée comme trop tendre et
débutante, et sans doute rangée « dans
le clan des visiteurs » si elle boit très solidement
aussi pour une jeune fille de 24 ans, elle aguiche un peu
un des marins mais sans plus, et si elle s’égare
un ou deux soirs sous une des tentes, c’est vraisemblablement
plus comme apéritif que comme plat de résistance.
Pas assez cuite sans doute, par rapport à son aînée…
Une
autre notion apparaîtra également, que je reconnaîtrai
rapidement. Du souvenir de deux séjours en URSS dans
les 20 précédentes années, je garde la
notion de ces célèbres « Nathalies »
chantées par Bécaud, ces guides parlant un Français
admirable, absolument merveilleux pour des femmes n’ayant
à cette époque jamais mis les pieds hors de
leur pays. Mais on comprenait aussi qu’elles avaient
un grade, une mission de surveillance, et bénéficiaient
du plus grand respect de leurs compatriotes.
Jeanne
appartient à un tout autre systême, celui de
la dégradation politique, sociale, économique.
Venue de l’Oural, elle est un peu « étrangère
» ici et découvre comme nous le Kamtchatka. Etudiante
ou annoncée comme telle, elle n’est ni professionnelle
du tourisme, inexistant en ces latitudes, ni de l’armée,
c’est une sans grade. Et de ce fait elle va très
vite s’effondrer face à ces anciens militaires,
incapable de leur tenir tête, vite mise à mal
par leur domination et hierarchique et masculine, surtout
qu’elle n’assure pas de compensation suffisante
au lit de camp. Elle finit par ne plus oser poser nos questions
embarrassantes, ne plus tenter d’imposer nos demandes
d’imprévus et de séquences hors programme,
elle se met parfois à pleurer quand les seigneurs la
rabrouent sèchement. De plus en plus, nous devons nous
débrouiller pour comprendre seuls les subtilités,
deviner, utiliser les rudiments de Russe et nous adapter avec
l’habitude de ces jours de contact permanent à
repérer des mots, des expressions. Ayant remarqué
qu’un des anciens marins, qui a un peu voyagé
hors de son pays, parle quelque peu d’anglais, je lui
impose de plus en plus souvent un dialogue. Jeanne, qui elle
est allée deux fois en France, parle nettement moins
bien cependant que les traductrices d’autrefois, et
elle ne réalise aucune de ces subtilités relationnelles,
lorsque nous lui démontrons que les « scouts
» font exprès de ne pas comprendre, nous mentent,
inventent des pannes, des motifs irrecevables.
Lors
de la demande d’entrevue de la Télévision
locale, Jeanne sera horriblement vexée de comprendre
que nous exigeons de nous exprimer en anglais avec la journaliste
qui le parle, alors que notre interprète ignore cette
langue, pour éviter toute traduction modifiée,
ou partielle, ou atténuant certaines des remarques
que nous tenons à exprimer. Et Jeanne ne parviendra
jamais à admettre, ou accepter cette réalité,
quand nous lui expliquerons qu’avec un tel mode de communication
sans confiance possible, sans négociation, sans adaptabilité
des intervenants locaux, sans capacité d’ initiative
ou de modulation, il n’y aura jamais de tourisme occidental
dans cette région, sans même ajouter les conditions
particulières mais non dénuées d’un
attrait de découverte de cette région si particulière.
Débarquant
sur une berge envasée, les guides nous montrent de
superbes traces de passage d’un ours. Le soir alors
que le camp est installé, la cuisinière dans
ses préparatifs, cette dernière perçoit
un remue-ménage de feuilles et de branches brisées,
elle se précipite. Mais trop tard, l’ourse, la
femelle qui s’occupe de faire les courses, vient juste
de partir avec ses provisions sous le bras, en l’occurrence
deux beaux poulets et des plaques de beurre qui changeront
sa petite famille des éternels saumons frais extraits
de la rivière. Les campeurs mangeront des conserves,
avec une pensée pour les oursons…
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Des moyens
de transport originaux
Le
premier véhicule terrestre est un gigantesque camion-autobus
4X4. Ce genre d’engin existe dans les zones d’accès
difficile, aux routes incertaines et aux saisons ardues, par
exemple en Patagonie un de ces énormes 4X4 parcoure
inlassablement le sud. Ce camion pouvait à la fois
transporter une quinzaine de passagers sur des sièges
en cabine, un matériel considérable dans un
autre compartiment et sur son toit, et se montrait capable
de parcourir à peu près n’importe quel
chemin vicinal, sentier à flanc de côteau, vague
route de montagne, piste de boue, voie caillouteuse de rochers.
Il
avait pour mission de nous hisser vers 2000 mètres
d’altitude, à la base des volcans. C’est
là que survinrent ces discussions à propos de
lieux à modifier, d’itinéraires à
changer, selon les conditions climatiques, avec alors la nécessité
de récupérer parfois ailleurs ce camion. Pour
un des volcans c’était relativement simple, il
existait une sorte de camp de base, un rassemblement de cabines
de chantier comme on en trouve chez nous dans le bâtiment
et les constructions. Mais évidemment, les exemplaires
locaux proposaient bien plus de specimen délabrés,
aux vitres brisées, aux châlits non dépoussiérés
depuis des lustres, dépourvus de matelas, certains
locaux dans un état misérable. Un module servait
de salle de bains et toilettes, un autre de réfectoire.
Je trouvais toujours amusant de discuter avec les gardiens
de ces lieux, pour observer leurs réactions face à
des questions « idiotes » en tout cas occidentales,
du genre : « vous ne repeignez pas, parfois, ou bien
simplement entretenir, nettoyer, rendre agréable l’endroit
? » Une telle figure, alors d’incompréhension,
hésitant probablement à répondre qu’il
n’en voyait pas l’intérêt vu le passage
nul d’occupants, ou qu’il ne disposait d’aucun
matériel pour cela. En une autre occasion, avisant
plusieurs carreaux cassés bricolés, la réponse
avait été : « pourquoi, il n’est
pas bien, mon carton, il a la même dimension que la
vitre, non ? »
Les
volcans sont somptueux, des cônes parfaits, élevés,
avec au sommet des fumeroles d’activité permanente.
La couleur des flancs du volcan change avec le jour. D’un
brun roux au matin, striés de neiges blanches et de
plaies rouges de dépôts ferrugineux, ils deviennent
bleu foncé, pour terminer presque noirs au soir venu.
La descente en est plus malaisée que l’ascension
difficile et éprouvante, mais sans entraînement
au retour les genoux se dérobent sur des pentes violentes.
Au sommet, une poche de soufre fumante apporte ses odeurs,
ses vapeurs, ses couleurs d’ocre et de jaunes variés.
Un
autre sommet, le superbe Mutnovsky,
nécessite plus d’acrobaties routières
pour être atteint. Nous embarquons alors dans une ancienne
auto-chenille de l’armée reconvertie, qui devient
rapidement un tambour de machine à laver. L’impression
exacte d’être enfermés dans ce tambour,
secoués à un point inimaginable, très
vite recouverts de la chute permanente de tous les sacs qui
nous enfouissent sous leur amas, jetés les uns contre
les autres en un brassage permanent de matériel et
de corps, dans une atmosphère d’étuve.
Réellement la sensation d’être devenus
des paquets de linge. Et avec une pensée pour les quelques
autochtones qui ont eu le courage et l’audace de s’accrocher
comme ils le pouvaient aux protubérances et reliefs
divers de la chenillette pour profiter de ce transport pour
économiser leurs pas.
Mais
ce véhicule progresse sur n’importe quel sol,
les éboulis, les séracs, les plaques de glace,
les ruisseaux, sur des pentes atteignant 40 %, avec une efficacité
redoutable qui nous mène sur un plateau herbeux et
glacé à proximité du cratère volcanique.
Le paysage est à la fois grandiose et désespéré.
De grands coulis de glace livide sur des pentes d’un
vert très sombre, des prairies parsemées d’innombrables
fleurs de montagne colorées et du plus bel effet, des
murailles de rocher et de laves anciennes, une flaque gelée
comparable à une patinoire olympique, quelques murets
de pierres entassées. Et l’ouverture ovale de
l’approche du cratère, faite de monticules importants
d’autres laves plus récentes, d’un noir
poreux, des pentes brisées de terre brune et de rocs,
encore couvertes partiellement de neige. Et le sentier menant
au foyer de fumeroles perpétuelles, qui se découpe
sur une cuvette jaunâtre de soufre.
C’est
beau et triste, empreint d’une sorte de solennité
grave, et d’une ampleur, d’une grandeur, d’une
ambiance d’abandon humain dans une manifestation contrastée
de la vie de la terre, exhibant ses entrailles comme une blessure.
Le
camp complet, petites tentes des logements de chacun, grandes
tentes rouges en chapiteau de la cuisine-réserve et
de la salle à manger, a été installé
sur une grande prairie proche de la patinoire glacée
sur laquelle le « tank » a été laissé
garé. Il va pleuvoir longtemps, très longtemps,
ce temps amenant une brume froide. Les Russes, n’était
cette forme d’hostilité et de méfiance
instaurée à mesure des conflits, des demandes
sans réponses, de la passivité exaspérante,
et de la dégradation des capacités de Jeanne
à négocier, proposer, obtenir, deviennent dans
ces moments d’attente plus proches. Ils se dévoilent
un peu, annoncent leurs prénoms, désirent trinquer
avec tout le monde, le rituel de la boisson et des toasts
à la vodka est une base de la culture russe. Il est
palpable, perceptible, que s’ils étaient le moins
du monde habitués à des relations libres, non
programmables, s’ils parvenaient à s’échapper
de leur univers défensif, soupçonneux, de leur
impression de menace, une émotion finirait par se dégager
de leurs êtres. Dans la configuration de leur manière
d’être, leur éducation, les seules échappatoires
qu’ils s’offrent résident dans l’alcool,
et leurs ébats sexuels déchaînés,
bruyants, collectifs, des nuits sous les tentes.
Une
conception évidente est montrée ici : ces personnes
ont vécu 40 ans de communisme intégral, durant
lesquels ils n’avaient jamais à penser, à
réfléchir, à décider, ils exécutaient,
suivaient un parcours, recevaient passivement à manger,
des grades, de l’avancement, leur destin était
tracé, identique à celui des voisins, et la
vie se déroulait ainsi entre beuveries et cérémonies
officielles. Et tout soudain leur est proposé, imposé
plutôt, un nouveau mode de comportement où ils
sont supposés devenir un peu maîtres de leur
orientation, de leurs choix, sans en avoir naturellement ni
les moyens matériels, ni l’instruction, ni les
perspectives d’avenir. Et ils s’avèrent
résolument incapables de gérer cela, ils ont
peur, d’eux-mêmes, de l’inconnu, des étrangers,
du monde.
Un
monde qu’ils ignorent totalement, d’ailleurs,
ces gens là, au bout de leur terre sans avenir, ne
bénéficient encore même pas des apports
d’information, d’instruction. Si l’inuit
du Groenland regarde la télévision américaine
avec les feuilletons, la conquête de Mars, la violence,
les magouilles politiques, le progrès technologique,
l’habitant du Kamtchatka en est encore à rechercher
un pneu moins usé que les siens dans un tas de caoutchouc
et de gomme pourrie au milieu d’un champ de terre et
de boue, le dimanche. Il ne sait pratiquement pas que le monde
existe autour, hormis ce que la télévision russe
envoie à ceux qui possèdent un appareil. Dans
cet univers de cendres et de braise, la connaissance du reste
de l’humanité terrestre est à peu près
nulle.
Cette
séquence, à deviser à l’abri des
tentes, au pied d’un volcan impressionnant de majesté
et de morosité inhabitée, sous une pluie insistante
et glacée, avec ces Russes demeurés hors du
temps, reste comme un résumé et une prise de
conscience. Si près de parvenir à « s’entendre
» dans tous les sens de l’écoute et d’une
forme de possibilité d’accord, surtout quand,
par nature et par choix, on a choisi une profession qui a
pour fondement d’aimer les êtres, et non loin
au même instant de la menace de rupture, par une incompréhension
des us, coutumes, règles de vie, ou critères
d’existence de peuples par trop éloignés
dans leurs apprentissages. Ce qui mène à penser,
à imaginer à une échelle planétaire,
quel peut être ce fossé est-ouest dans tous les
domaines. La faille nord-sud, dans notre planète, est
celle de la richesse nantie contre la pauvreté tragique,
la relation entre les blocs de l’est et de l’ouest,
symboles de la Russie et des Etats Unis, est une incohérence,
une absence de cohésion de cultures, de modes de pensée,
entre un américain moyen qui pense tout savoir de la
terre, grossièrement, et un russe qui découvre
qu’il ignore le monde dans lequel il est présumé
exister, démuni de tout. Argent entre Nord et Sud,
culture dans le sens de l’éducation, des savoirs
et apprentissages, entre Est et Ouest réduits à
ce que l’on nomme « les grandes puissances »
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Hélicoptère
De
fait, cette relation éphémère, entre
humains réunis autour d’une table, ne cessera
de se rétrécir ensuite autour de règles,
qui devenaient comme un conflit de pouvoirs, une impossibilité
d’adéquation entre demandes et réponses.
Et
le sous-titre utilisé ici ne veut représenter
qu’un symbole de discussion vaine. Petit à petit
germait une idée, celle de profiter d’un trajet
régulier d’un hélicoptère de l’armée
pour effectuer un survol certainement prodigieusement attractif
et intéressant, sans doute spectaculaire, de la chaîne
des volcans en activité, du sud au nord. En nous cotisant
à plusieurs, ceci devait être réalisable.
Dans tous les pays où j’ai eu l’occasion
de profiter d’un tel vol rapproché, la decouverte
est merveilleuse et inoubliable.
Les
premières phases d’approche, tant qu’il
ne s’agissait par le truchement de Jeanne que de renseignements
et d’information, évoluèrent correctement.
Prix de l’heure de vol, lieu des bureaux de l’armée,
prévision d’un jour à choisir, qui missionner
pour les préalables. Plusieurs discussions collectives
eurent ainsi lieu, mais je sentais que, rapidement, Jeanne
perdait pied, se laissait manipuler, se montrait de moins
en moins convaincante. En fin de séjour, avec l’oreille
exercée, je comprenais de mieux en mieux les échanges,
repérant avec attention l’instant où le
mot Virtaliout, hélicoptère,
écrit ici dans nos caractères à nous,
revenait. Dès que la phase d’organisation pratique
s’intensifia, jusqu’à devenir concrète,
tout devint flou, compliqué, incertain, mensonger.
J’ai proposé d’accompagner à la
base militaire l’ancien marin qui paraissait désigné
pour la tâche finale de négociation. Refus immédiat,
un étranger ne pouvait se rendre sur place. Percevant
peu à peu que cet homme là était devenu
le rouage dominant, j’ai fonctionné en anglais
avec lui, car il était le seul à comprendre
et parler un peu cette langue. Nous avons à la fois
fixé une date limite pour nous rendre la réponse,
et tenté d’établir un accord. Avec cette
vision étrange, tellement à l’image de
ce pays : ayant réuni la somme nécessaire en
billets de dollars américains, nous en avons montré
la liasse aux scouts, en leur expliquant que, bien entendu,
il entrait dans cette somme un supplément pour leur
intervention. Le genre de négoce qui, dans n’importe
quel pays au monde, voit briller les yeux, frétiller
les doigts qui comptent et palpent, et permet d’imaginer
les méninges qui fonctionnent à toute allure,
estimant les achats, les loisirs, le bénéfice
à tirer de l’opération. Mais pas dans
un pays qui ignore le monde, qui n’a jamais eu à
affronter ou profiter de ce genre de situation. Manifestement,
pour ces hommes, la crainte, l’impossibilité
de ce qu’ils considéreraient définitivement
comme une transgression du « programme » selon
les critères appris de leurs vies entières,
dépassaient grandement toute aptitude à fantasmer
sur l’usage d’une somme d’argent liquide,
à pratiquer une opération commerciale, à
oser, à abstraire.
Pour
avoir la paix, le marin promit de s’occuper de tout
le lendemain, selon la méthode russe de la fuite, de
la dérobade.
Et
le lendemain il avoua qu’il n’avait pas pu, que
ce n’était sûrement pas possible, et que
de toute façon il était maintenant définitivement
trop tard pour parvenir à organiser cette affaire avant
notre départ. Libéré enfin de son oppression…
Le
chef de bande, voyant mon très grand mécontentement,
organisa une sorte de fête de départ dans un
restaurant. J’avais insisté pour que Jeanne leur
explique à tous qu’au delà de mon dépit,
de la frustration de ne pas parvenir à réaliser
ce qui était possible et aurait été magnifique
pour mieux découvrir encore leur pays, c’est
leur mensonge perpétuel, leur dérobade, leur
absence d’honnêteté que je ne pouvais admettre.
Et que de ce fait, ma femme et moi ne participerions pas à
leur fête de rattrapage, que la manière dont
ils faussaient la qualité de notre relation, rompant
la confiance, n’autorisait pas, dans notre culture d’occidentaux,
ce type d’hypocrisie compensatoire. Le chef noya, paraît-il
dans l’alcool sa culpabilité toute la soirée
d’adieux avec les autres.
Et
l’on revient à la case « réfrigérateur
vide et nu comme un ver » où deux humains venus
d’une autre planète s’enquièrent
innocemment d’une possibilité d’alimentation
auprès de la chef d’étage de la barre
HLM destinée aux personnes de passage, qui entre temps
a troqué sa tenue de réceptionniste classique
contre celle de Madame Claude locale…
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Un
fascinant séjour au pays de l’étrange
Dans
étrange il persiste l’étranger, bien évidemment,
et cet étranger, lorsque nous nous rendons dans des
ailleurs improbables, bizarres, étonnants, est encore
deux fois plus nous-mêmes que dans notre propre famille,
ou bureau, ou immeuble au sein desquels nous nous sentons
déjà en décalage éventuel complet.
J’avoue
apprécier au plus haut point ces contrées non
pas tant différentes géographiquement des autres
territoires (une parenthèse liée à l’habitude
du voyage, un paysage du Kamtchatka rappelle parfois étonnamment
certains coins du Groenland, vérification faite ces
deux endroits se situent presque à la même latitude,
explication habituelle des sols, des aspects, des terrains,
des roches équivalentes…) mais présentant,
par leur histoire, leur constitution, les populations et leurs
aléas, leur conditionnement, les migrations et les
origines, des peuples à découvrir si incroyablement
éloignés de nos clichés habituels, de
nos réflexes, de nos manière de « lire
les êtres ».
Ravi
de toutes ces expériences et du défrichage de
lieux, du décryptage de modes de vie, et conscient
d’aller parfois jusqu’à une sorte «
d’observation clinique » par déformation
professionnelle, mais pas uniquement car cette ligne de conduite
mène à découvrir, explorer, comprendre,
écouter, observer, analyser la systémique d’un
peuple, la nature, les comportements. Et comme on le pratique
ensuite dans un exercice de soignant, ici sans l’esprit
thérapeutique mais dans un souci de compréhension,
partir en recherche d’antécédents, d’hérédité,
d’environnement, d’évolution, d’explications,
de symptomes, d’expressions diverses de ceux ci, d’un
fil conducteur ayant mené le sujet là où
il est, dans les conditions de ses manifestations, dans la
genèse de ses signes.
Lorsqu’on
cherche dans l’étymologie, le mot « étrange
» apparu vers le XIème siècle, et devenu
aussi celui d’étranger vers le XVIIème,
a eu une autre signification latine intermédiaire qui
était « bizarre ». Et si l’on poursuit
la recherche, avec celle de bizarre, deux origines apparaissent,
une espagnole qui voudrait dire « brave » et une
éventuelle basque qui apporterait une allusion à
la barbe, symbole de force, de virilité, ou peut-être
de différence ?
Mais
quand je tente de résumer une impression en un concentré,
au sujet de ce pays « hors du commun » c’est
véritablement non sur les constatations géographiques
ou géologiques, mais par rapport aux humains qui l’habitent
que je reviens sur cette notion : non encore atteint par le
monde environnant. Un bien ou un mal ? Parvenu en de nombreuses
contrées, l’observation poussera à penser
d’elles : « épargnées », préservées,
protégées. Il en est forcément aussi,
où d’autres mots et impressions, comme «
carencées », privées de, pourront affleurer.
Affaire de critères et de mesure, à appliquer
à l’évolution humaine, au bénéfice
des êtres, ou au contraire à un sentiment de
soustraction…..
Jacques
Blais
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Note de la rédaction
:
Ce texte original de Jacques Blais nous a été
amicalement donné à publier en 2002.
Il a été mis en ligne en janvier 2007. FMM
, webmestre.
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