Il est de règle ici en Exmédie de conclure chaque LEM par un os court du directeur de la publication. Compte tenu du sujet du jour qui incite à innover, je vous propose en forme d’introduction cette réflexion à méditer :
C’est seulement dans l’imagination des hommes que chaque vérité trouve une existence réelle et indéniable. L’imagination, et non l’invention, est le maître suprême de l’art, comme de la vie (Joseph Conrad)
Lorsque l’on évoque la place du médecin dans la société quelle que soit l’époque, on associe volontiers Savoir et Pouvoir médical. Cette relation que l’on rapporte à ceux qui ‘’savent" et ceux qui dirigent n’est bien sûr, pas spécifique des médecins mais le pouvoir du corps médical, lorsqu’il déborde le cadre de la santé, fait souvent l’objet de polémiques. Comme si la société acceptait mal que le médecin s’occupe d’autre chose que de la santé des corps. L’évolution de la société française, pourtant, le charge d’un poids social de plus en plus important dans son exercice et, en fait, sans le désigner nommément , un de ses boucs émissaires, à la fois plaint et envié. Dans cet environnement schizophrénique que reste-t- il au médecin pour garder confiance dans le choix qu’il a fait de sa vie (mission ou profession) ? L’imagination, qui a une place essentielle dans la pratique médicale, ne fait aujourd’hui l’objet d’aucune attention particulière, comme si tout le monde acceptait l’idée que la médecine était devenue une science exacte et que la place de l’imagination y était devenue accessoire. En abandonnant un peu de son imagination, le médecin n’a t il pas perdu un peu de ses pouvoirs et de ses illusions ? N’est il pas temps pour lui de retrouver la confiance dans son imagination perdue ?
Pour prendre conscience de la place de l’imagination en médecine nous ferons appel à un médecin, philosophe, écrivain Huarte de San Juan , contemporain de Cervantès et de Montaigne qui consacra une partie de sa vie à exercer et à faire une synthèse de la médecine de son époque. Celle-ci est rapportée dans son ouvrage intitulé : ‘’Examen des aptitudes diverses pour les sciences’ publié vers 1530’ traduit en latin et qui étonnera l’Europe du 16 éme siècle. (Mais oublié au 17 éme). Cet ouvrage original, pédagogique, qui pourrait être considéré comme le premier document d’orientation professionnel mériterait d’être lu et commenté chaque année dans les classes terminales et aux candidats d’entrée dans les Facultés de Médecine.
Pour J. Huarte (d’après l’Essai de J M Guardian 1855, 328 pages) le vrai médecin doit réunir deux conditions essentielles, la première c’est la connaissance savante et méthodique des règles et des préceptes généraux qui s’appliquent à tous les hommes et qui n’est rien d’autre que la théorie de la science.
La seconde est un long exercice dans le traitement des maladies et l’habitude de voir un grand nombre de malades ; cela constitue l’art médical tel que l’avait conçu Hippocrate.
Pour l’étude de la théorie et de la connaissance profonde, l’intelligence et la mémoire sont fort utiles, mais l’imagination est la qualité essentielle pour la pratique. C’est à cette faculté qu’il faut rapporter le talent de saisir les rapports des choses, ce coup d’œil exercé, cette finesse de tact, cette perception soudaine, ce je ne sais quoi qui est le génie du vrai praticien. Voilà pourquoi Galien appelai le médecin ‘’l’inventeur de l’occasion’’
Mais que faut il entendre aujourd’hui par imagination ? Si on en décrit de nombreuses expressions, on peut en définir deux formes essentielles :
-L'imagination reproductrice: qui est la‘’faculté de représenter des objets en leur absence, qui nécessite beaucoup de mémoire, et qui n’est n'est peut-être que le souvenir de telle ou telle perspective, fixée dans sa pauvreté, transformation d'une perception en souvenir. Cette réduction toujours possible de la reproduction à la perception et à la mémoire laisse cependant l'essentiel de l'imagination de côté.’’
-l'imagination créatrice : qui manifeste une liberté extrême par rapport au possible, au réel et même au principe de contradiction! Loin d'être la fuite, une simple évasion, l'imagination exerce un pouvoir effectif : les déformations du donné se révèlent fécondes non seulement pour libérer l'esprit des idéologies et des codes sociaux mais pour dépasser en les détruisant les "faits", ce que la science fait en se faisant.
- L'imagination n'est donc pas autre chose que la liberté d'une conscience qui refuse de s'identifier à l'opacité de l'être, à la nuit de la substance, au carcan des conventions ; une existence qui témoigne d'elle même dans l'exercice d'une connaissance et d'une action dont l'imagination est le fondement.
J. Huarte considérait chapitre XV de son ouvrage ‘’ que la théorie de la médecine appartient en partie à la mémoire et à l’entendement et la pratique à l’imagination ‘’ il faisait référence à ce que nous nommons l’imagination créatrice.
Aujourd’hui quel serait le regard de J. Huarte sur notre société et particulièrement sur le monde médical ? Probablement serait il étonné des prouesses techniques des médecins et en même temps de leur degré de désenchantement. Il n’aurait pas de mal à nous démontrer que ce qu’il avait proposé il y a 4 siècles reste vrai aujourd’hui. Ainsi la sélection des médecins et des professeurs faite sur des critères exclusivement théoriques ne peut conduire qu’à produire au mieux des médecins savants, avec pour seule imagination celle apportée par l’imagerie et les techniques. Quel degré d’imagination reste-t- il aux médecins qui sortent de nos universités aujourd’hui et que J. Huarte estimait comme devant être juste en dessous de celle du poète ?
Formaté sans imagination, conduit à exercer au quotidien sous contrôle, encadré de recommandations et de protocoles, tenu de justifier prescriptions et principe de précaution, et d’assurer essentiellement une charge sociale pour laquelle il n’a pas été spécialement formé, il ne reste que peu de place aujourd’hui à’’ l’inventeur d’occasion’’. Et pourtant, la relation médecin malade qui a beaucoup évoluée socialement reste peu modifiée pour le médecin. Cette différence d’évolution entre la demande du patient et la charge du praticien rend difficile l’exercice du médecin qui reste tenu d’adapter (‘inventer) pour chaque patient’’ l’état de son art et de son’’ intime intuition’’. Ainsi l’imagination, rare espace de liberté dans la carrière du médecin, est devenue progressivement inexistante et participe probablement à son mal être. Le désenchantement médical est structurel, il ne pourra régresser que si on en analyse les causes profondes et qu’on en tire les conséquences : modifier la sélection des futurs médecins et surtout réformer l’Université comme le propose le Pr. A.C Benhamou en une Université innovante transversale : » croiser l'enseignement des disciplines, et leurs pratiques pédagogiques. Il faut par là même abolir les frontières que l'on observe souvent dans la transmission des savoirs et la pratique des métiers, à l'origine d'une stérilisation de l'imagination et de la créativité intellectuelle »
A défaut, on pourra toujours faire appel à une autre méthode qui a fait ses preuves et qui permet d’entrevoir d’autres pouvoirs de l’imagination. J’emprunte à son auteur et en forme de conclusion optimiste cette phrase qu’il prononçait tous les matins–‘’Tous les jours, à tous points de vue, je vais de mieux en mieux. (Emile Coué)’’
Référence : Huarte Jean. L’examen des esprits pour les sciences, ou sont montrées les différences d’esprits qui se trouvent parmy les hommes et à quelle sorte de sciences chacun est propre en particulier. A Lyon Chez Gabriel Blanc 1668
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