Donner aux plus pauvres est, depuis toujours, une obligation humaine pour les différentes religions. Partout, apporter des soins aux plus malades, sur le modèle médiéval européen de nos Hôtel-Dieu ou selon le schéma des grands pélerinages comme des visites aux malades, est au coeur de nos civilisations traditionnelles. Lama, il en déjà été parlé sur Exmed, veut dire médecin.
C'est la révolution industrielle du XIXème siècle, accompagnée de l'amplificateur de la révolution médicale de la même période, qui a conduit les esprits à trouver des systèmes pour que la maladie ou la vieillesse ne condamne pas ceux qui les subissent à tomber dans la misère et le rejet. Cela a pris la forme des caisses de secours mutuel. Le principe est simple : chacun de ceux qui travaillent verse une petite cotisation qui sert à porter secours à celui qui en a besoin. Bien avant que naissent des assurances obligatoires au siècle dernier, les médecins avaient pris l'habitude de constituer entre eux des tontines (1), afin que celui qui tombait malade continue à percevoir quelques subsides versés par les autres confrères. À charge de réciprocité, cela va de soi.
Ces caisses de secours mutuel sont donc, avec plus d'un siècle d'avance, les précurseurs de notre sécurité sociale. Leur invention, liée à des initiatives personnelles et locales, a eu le soutien d'un homme fort peu connu dans sa France d'origine. Il se nommait Frédéric Bastiat, et n'avait pas les yeux dans sa poche et la plume dans le platre.
Peu importe que, lorsqu'il fut député de ses Landes natales, il n'hésita jamais à voter ni avec la droite, ni avec la gauche pour rester en accord avec ses convictions. En gros rejeter aussi bien le colonialisme que le socialisme de l'époque de Proudon et Jules Guesde.
Le plus frappant, comme me l'a fait remarquer Jean-François Huet qui m'a fait faire sa connaissance, c'est la prémonition qu'il a eu des dérives, à ses yeux inévitables, de notre sécurité sociale dans sa réalité de 2014.
Voici quelques citations de Bastiat, pour le moins troublantes.
« « Supposez que le gouvernement intervienne. Il est aisé de deviner le rôle qu'il s'attribuera. Son premier soin sera de s'emparer de toutes ces caisses sous prétexte de les centraliser ; et, pour colorer cette entreprise, il promettra de les grossir avec des ressources prises sur le contribuable …
Mais, je le demande, que sera devenue la moralité de l'institution quand sa caisse sera alimentée par l'impôt ; quand nul, si ce n'est quelque bureaucrate, n'aura intérêt à défendre le fonds commun ; quand chacun, au lieu de se faire un devoir de prévenir les abus, se fera un plaisir de les favoriser ; quand aura cessé toute surveillance mutuelle, et que feindre une maladie ce ne sera autre chose que jouer un bon tour au gouvernement ? Le gouvernement, il faut lui rendre cette justice, est enclin à se défendre ; mais, ne pouvant plus compter sur l'action privée, il faudra bien qu'il y substitue l'action officielle. Il nommera des vérificateurs, des contrôleurs, des inspecteurs. On verra des formalités sans nombre s'interposer entre le besoin et le secours. Bref, une admirable institution sera, dès sa naissance, transformée en une branche de police.
L'État n'apercevra d'abord que l'avantage d'augmenter la tourbe de ses créatures, de multiplier le nombre des places à donner, d'étendre son patronage et son influence électorale. Il ne remarquera pas qu'en s'arrogeant une nouvelle attribution, il vient d'assumer sur lui une responsabilité nouvelle, et, j'ose le dire, une responsabilité effrayante. Car bientôt qu'arrivera-t-il ? Les ouvriers ne verront plus dans la caisse commune une propriété qu'ils administrent, qu'ils alimentent, et dont les limites bornent leurs droits. Peu à peu, ils s'accoutumeront à regarder le secours en cas de maladie ou de chômage, non comme provenant d'un fonds limité préparé par leur propre prévoyance, mais comme une dette de la Société. Ils n'admettront pas pour elle l'impossibilité de payer, et ne seront jamais contents des répartitions. L'État se verra contraint de demander sans cesse des subventions au budget. Là, rencontrant l'opposition des commissions de finances, il se trouvera engagé dans des difficultés inextricables. Les abus iront toujours croissant, et on en reculera le redressement d'année en année, comme c'est l'usage, jusqu'à ce que vienne le jour d'une explosion. Mais alors on s'apercevra qu'on est réduit à compter avec une population qui ne sait plus agir par elle-même, qui attend tout d'un ministre ou d'un préfet même la subsistance, et dont les idées sont perverties au point d'avoir perdu jusqu'à la notion du Droit, de la Propriété, de la Liberté et de la Justice…
Est-il donc si difficile de laisser les hommes essayer, tâtonner, choisir, se tromper, se rectifier, apprendre, se concerter, gouverner leurs propriétés et leurs intérêts, agir pour eux-mêmes, à leurs périls et risques, sous leur propre responsabilité ; et ne voit-on pas que c'est ce qui les fait hommes ? Partira-t-on toujours de cette fatale hypothèse, que tous les gouvernants sont des tuteurs et tous les gouvernés des pupilles ? ». Fin de citation.
La clairvoyance n'est pas un vain mot. La méfiance que ne manquent jamais de faire naitre les êtres capables d'une telle lucidité se trouve une fois de plus démontrée. Mais, rien n'est perdu : les écrits restent et ressurgissent le jour où plus personne ne les attend.
(1) Invention du banquier milanais Lorenzo Tonti qui fut proposée à, et acceptée par Mazarin. À noter que l'Afrique, et en particulier le Cameroun, utilise largement des «associations tontinières» comme alternative au micro-crédit.