Radiologue de mon état, je ne participerai pas aux campagnes médiatiques roses, pour deux raisons essentielles que je souhaite développer, tant les répercussions me semblent délétères.
La première interrogation porte d'une part sur l'utilisation et même l'utilité de cette débauche rubiconde à l'approche du mois d'octobre, avec de plus en plus d'intensité, et je dirais même d'agressivité, d'autre part sur les profits générés.
La seconde interrogation concerne l'exploitation du corps de la femme et de son image, et de son retentissement sur la cause des femmes.
Les faits :
Rapidement quelques faits : en septembre 2009 dix stars et top-modèles françaises se dénudent pour la lutte contre le cancer du sein, dans le magazine Marie-Claire qui peut alors se frotter les mains de l'explosion de ses ventes et de l'élargissement à un lectorat masculin. Depuis cette année-là, les initiatives roses vont crescendo : on assiste à la coloration en rose de bâtiments publics, entre autres de la Tour Eiffel. Des courses « solidaires » sont organisées partout en France. En 2010 une initiative facebook invitait les femmes à « partager » la couleur de leur soutien-gorge, en photo bien sûr. Je ne peux citer ici toutes les « bonnes » initiatives jusqu'à notre année 2014, dans les secteurs de la cosmétique, de l'alimentation, du sport, dans ce concert des thuriféraires du rose en octobre.
Question numéro 1 : à qui bénéficie la récolte
des gains générés par la campagne ?
Le cancer du sein n'est pas relié à des facteurs de risque culpabilisants comme le tabac pour le cancer du poumon par exemple ; il est donc très attractif comme support marketing. La campagne rose est sexualisée et glamourisée, on voit du sein partout, et les entreprises qui se relient à la cause profitent de l'élan compassionnel du consommateur pour la victime innocente et fragile qu'est la femme. Et elles font d'énormes profits, sans même parler des fabricants de rubans et T-shirts roses. Là où le bât blesse, c'est qu'on ne connaît pas la proportion du reversement à la lutte contre le cancer, et sa destination. A quels organismes est-il redistribué : à la Ligue ? L'INCA ? Aux instituts spécialisés en cancérologie ? Quelle part est dévolue aux frais de publicité, quel est le bénéfice généré en terme d'augmentation de visibilité et de ventes pour la firme elle-même? Le don à la recherche est-il plafonné, et à quel taux ? Ce qui est plus gênant encore est que la population ignore totalement ce que les fonds récoltés deviennent au niveau des Ligues. Qui reverse quoi, à qui ? Combien ?
Sur le site de l'INCA on peut lire le détail de ce qui est entrepris pour l'information du public.
Les documents se présentent sur papier glacé, sur fond rose, avec pléthore d'images de mannequins de tous âges posant, souriantes. Quel est le coût de cette débauche de supports d'informations ? En a –t on besoin pour informer le public ? Lorsqu'on examine le taux de participation des femmes au dépistage de masse, on constate qu'il existe une stabilisation de la participation depuis 2008 et qu'il y a même une légère baisse en 2013 par rapport à 2012 . Le Plan cancer 2009-2013 souhaitait une participation supérieure à 65 % à l'échéance du plan, objectif qui n'est pas atteint.
L'INCA peut-il fournir et publier un compte d'emploi précis, et des informations claires sur l'utilisation des fonds issus précisément de la campagne rose à des projets d'études?
Autre aspect dérangeant dans ce grand théâtre rose : le véritable enjeu jamais évoqué devrait être la prévention, je dis bien prévention, pas le dépistage. La prévention c'est l'étude des facteurs de risque multiples en AMONT de la maladie. Les bénéfices des collectes par les entreprises et les ressources de l'INCA (provenant des subventions étatiques et des contributions issues de partenariats avec des organismes publics et privés) seraient reversés à la recherche, c'est à dire aux traitements, à la prise en charge du cancer du sein une fois déclaré, mais aussi au dépistage par la mammographie. Mais les gains sont-ils utilisés dans les projets d'étude sur des fameux facteurs de risque environnementaux et sur les intrications entre eux, quand ils proviennent d'une marque de yaourt bourré d'hormones ? D'un sport automobile pollueur ? De produits cosmétiques allergisants et aux agents potentiellement toxiques? Non seulement on omet de parler de « l'amont du cancer », mais plus grave, on ment à la population sur ce qu'on appelle prévention. Car la mammographie n'est pas un examen de prévention et même pas un bon examen de dépistage, non. C'est le seul moyen, plus ou moins efficace, dont nous disposons pour diagnostiquer le cancer une fois existant, mais il n'est pas bon. Il y a des loupés, des faux positifs et des faux négatifs. Ici il s'agit, non pas de lectures des documents radiologiques, mais bien d'interprétations, dont la qualité peut être affectée par les aléas humains du radiologue.
L'enjeu de la campagne rose n'est pas politique, mais le politique doit avoir comme enjeu et la transparence et la probité des actions qui touchent à la santé. Le politique doit légiférer sur l'intrusion dans la santé d'entreprises qui en sont bien éloignées. Le public doit savoir exactement comment et à quoi est utilisé l'argent collecté, quels sont les bénéfices pour tous ces participants philanthropes et bien intentionnés, ce que l'INCA et les Ligues en font ensuite et la répartition exacte, sur quels postes.
Au lieu d'inopérantes campagnes d'information roses et glamour surfant sur du marketing coûteux, on pourrait centrer les efforts de communication sur les tenants et aboutissants du dépistage, expliquer les aléas à cette population concernée que sont les femmes et les hommes parfois atteints, exclus pour l'instant des brochures d'information. On pourrait travailler à une meilleure information du public sur les éléments rentrant dans la composition des aliments et de ces produits que nous consommons et dont les fabricants semblent si concernés par la cause caritative et humanitaire de la lutte contre le cancer.
La stratégie honnête serait d'instaurer des campagnes portant aussi sur l'étude des polluants, des additifs, des hormones, des colorants, des pesticides dans la genèse du cancer en général et du cancer du sein en particulier. Ce serait de travailler à ne pas tromper le consommateur dans l'étiquetage des produits, à pallier son information insuffisante plutôt qu'à se démener pour attirer des commanditaires adeptes de marketing.
Question numéro 2 : à qui bénéficie le crime de lèse-femme ?
Excitation sexuelle et maladie, voilà une association innovante et originale, dont les revues exhibant des poitrines dénudées tirent un profit conséquent, tout en se donnant bonne conscience, et que ne ferait-on pas pour la bonne cause. Le cancer du sein est décidément bien accrocheur, et le cynisme est poussé jusqu'à son utilisation dans notre culture de consommation de produits comme nous l'avons évoqué plus haut, et de consommation d'images.
Se déshabiller pour se faire dépister, pourtant, ce n'est pas dévoiler simplement sa nudité, il s'agit de montrer un organe potentiellement malade, par lequel la mort peut survenir. L'obligation de la bonne humeur est de mise, ensemble on va pouvoir se battre. Eh bien non, dans la maladie on est toute seule, la désinvolture des visages souriants sur les documents de papier glacé est ridicule, inappropriée, voire tyrannique. Il n'est pas question simplement de convaincre les femmes à se déshabiller, il est question de le leur faire faire à bon escient, au bon moment, et dans le cadre d'un suivi par des médecins, sans esprit exhibitionniste, ludique, excitant, sexué, dénaturant ce qui fait de nous des femmes et qui peut nous rendre malades, sans nous refouler à l'état de corps-objets. J'accuse ces campagnes de faire reculer la cause de la femme, en particulier de la femme malade, de la faire régresser à nouveau vers un statut de femme-objet, puisque même mutilée elle est en image, esthétisée, glamourisée, sa nudité utilisée, exploitée, commercialisée, instrumentalisée à des fins pseudo-philanthropiques.
L'homme serait-il donc le sexe faible dans les campagnes de santé ? Le cancer du testicule tue des hommes jeunes, le cancer de la prostate présente la même incidence que le cancer du sein. Pourquoi la nudité masculine rencontre-t-elle encore dans le grand public un accueil si frileux ? Le problème de l'homme serait-il son pénis, ses bourses ? A-t il peur de se voir ridiculisé ou vulnérable, alors est-ce donc ridiculisant et vulnérabilisant de se montrer dénudé? La libération du corps masculin s'est faite, mais c'est son UTILISATION à l'instar de celui de la femme qui traduira alors vraiment l'égalité entre les deux sexes. Je croirai vraiment en la dimension philanthropique et d'intérêt général de ce genre de déshabillage public lorsqu'un jour des stars masculines du show biz voudront bien, pour sensibiliser les foules aux cancers masculins, baisser le pantalon ou relever le kilt avec la phrase en surimpression : « il a montré ses bourses, il a sauvé sa vie ».
Appel :
Je lance un appel et j'exhorte au bon sens, à la réflexion :
- À toi Eve, cesse d'être ta propre ennemie en jouant à ce jeu qui te dévalorise et te pousse à t'exhiber pour le porte-monnaie de profiteurs, et pour satisfaire la convoitise des regardeurs.
- À toi, Adam, laisse-nous juste une part égale de ta place au soleil en ne nous considérant ni plus ni moins que comme des êtres humains, comme toi, sans exiger de nous un tribut corporel en échange, et ce pour être soignées dans notre intimité lorsqu'elle est malade.
- Et à vous, professionnels de la santé, femmes politiques, femmes de média, intellectuelles, féministes, journalistes, rédactrices de revue, aidez-nous, interdisez et interdisez-vous ces dérives, travaillez à moraliser notre société, investissez-vous afin que les campagnes pour la santé soient honnêtes, transparentes, probes, responsables, justes, respectueuses de la femme, de son image, de sa dignité.
Voici ma pétition sur Internet, je vous invite à la signer.
NDLR: Le dessin d'illustration est de Cécile Bour
« Ne rien faire, ça peut se dire. Ça ne peut pas se faire ! »