Ce matin, au réveil, une question comique :
« Comment n'être pas mort ? Mon âge est canonique,
Debout je tiens encore ? Il faut qu'on me l'explique ! »
Ceci n'est pas normal ! Peut-être un cas clinique ?
N'étant pas hépatique, ou même diabétique,
Diarrhéique, anémique ou bien anorexique,
Pas du tout rachitique ou encore hystérique,
Je redoute une erreur, une hérésie inique,
Une incongruité sur le plan scientifique !
Je vois mon médecin, quelqu'un de méthodique :
« Voilà pourquoi, docteur, je viens vous déranger :
Durant quatre-vingts ans, j'ai frôlé cent dangers,
Tous les ukases enfreints pour la bonne santé,
Ignoré vos confrères en toute éternité.
De vos médicaments, je n'ai jamais usé ;
D'aspirine, arnica, je n'ai pas abusé.
J'ai ri des interdits, pris des risques pendables,
Piétiné les conseils et tenté tous les diables.
Bus beaucoup de bordeaux, fumé trop de cigares,
Bien aimé le foie gras, fait la fête très tard.
Inversement, la guerre m'a fait faire abstinence,
Et des rutabagas, j'ai subi les carences.
Tel un miraculé, je viens me renseigner :
Le cas est-il si grave ? Il faudrait me soigner ?
Alors, je suis en vie ? Ou bien suis-je amnésique ?
Pincez-moi si je rêve ; est-ce pathologique ? »
Service militaire enduré en trois ans !
Ça n'a pas émoussé mes grands élans d'antan.
Dans le Rif, neige et boue contre les fellaghas,
J'ai eu froid, j'ai eu faim et suis encore là !
J'ai bu bien des piquettes ou bières frelatées,
Tant d'ersatz de café, de sodas périmés...
Ai-je bien survécu ? Sans jamais aucun casque,
Sur mon vieux Solex où j'ai fait tant de frasques !
Plus tard, en deux-chevaux, aux freins pleins de mollesse,
J'ignorais la ceinture, air bag ou ABS.
Moi, d'aucun TGV, je n'ai su la vitesse !
J'ai vécu sans portable, IPAD, ou GPS !
Et toujours sans Prozac, portable ou DVD,
En guise de musique, un « phono » dégradé.
Pas de téléalarme, ou fax ou caméra.
Pas de porte blindée, de psys, ni de viagra,
Et le préservatif, nous ne connaissions pas !
Pas plus que le scanner, l'IRM, l'écran plat,
Les machines à laver et les supermarchés,
Les cartes de crédit, les vol à l'arraché...
C'est dans les cabinets, qu'à l'école initié,
Je fumais mes « havanes » enroulés de papier.
L'eau du robinet bue, je n'en ai craint les maux.
Parfois des alcools forts, bus toujours au goulot.
Grillé des vers de terre avant de les manger,
Et cuit des sauterelles afin de déjeuner...
Mes tartines au saindoux n'étaient pas « allégées »
Mes prises de courant n'étaient pas « protégées ».
Tant de chutes et plaies, debout sur mon vélo !
Et ces acrobaties, ces bleus sur ma moto !
Et je serais en vie ? Ou bien suis-je amnésique ?
Pincez-moi si je rêve ; est-ce pathologique ?
Quand je fus déprimé, jamais un psychologue,
De mes jeunes chagrins ne dressa catalogue.
Je ne me sentais pas victime du système,
Ni ne rendais l'Etat comptable des problèmes.
Mes semaines de travail étaient de soixante heures...
Comment pouvoir survivre à tous ces grands malheurs ?
Je suis un rescapé de ce siècle sauvé.
Je l'ai échappé belle ! Et pourquoi préservé ?
C'est donc que mes enfants vivront cent cinquante ans,
Eux qui n'ont pa connu ces guerres et nos tourments ?
Avec leurs vidéos, leurs « ordis », leurs autos
De si beaux hôpitaux, Ikea et Mac Do !
Avec leurs trente-cinq heures, « ertétés », et vacances,
Et tant d'allocations, d'assistances : une chance !
Et Principe sacré, celui de Précaution,
Pour leur Sécurité en géniale notion !
À ce train de progrès, pour mes petits-enfants,
Je pressens pour leur fin : l'éternité des temps !
Je suis encore en vie ? Ou bien suis-je amnésique ?
Pincez-moi si je rêve : est-ce pathologique ?
NDLR : Ce poème, publié ici in extenso , avec l'autorisation de l'auteur, est extrait du livre Papiers de vers, 2016, auto-édition Jacques Grieu.
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Os Court :
« La santé, c'est d'avoir mal tous les jours à un endroit différent.»
Michel Chrestien ( Jacques Silberfeld )
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