26 novembre 2018
Vous avez compris, je pense, qu'il n'y a pas ici de volonté de détruire quoi que ce soit qui a participé à l'évolution de ce que nous nommons la médecine depuis nos plus lointaines origines d'Homo Sapiens. Pas de révolution dans l'air, pas d'épuration au programme. Nous avons la chance, inimaginable il y a seulement un demi siècle, de disposer d'une quantité extraordinaire de documents venant des cultures dont nous sont parvenues des traces traduites, ou non, en textes ou toute autre forme d'expression. Les implacables techniciens de la fée numérique parlent de Big Data pour en gonfler le ventre de leurs insatiables machines. Enthousiasmant, nous avons à notre entière disposition tout ce que les cerveaux humains ont inventé, cultivé, développé et choisi de nous transmettre des origines à nos jours. Cela rappelle la grande espérance, celle du développement des Lumières, des encyclopédistes D'Alembert (1) et Diderot au XVIII ème siècle en France.
Oui, c'est là dedans qu'il va falloir nous immerger, modestement nous insérer pour y ajouter, si possible, une toute petite pierre. Le risque est évident. Celui de la noyade tant la masse de connaissances accumulées est énorme et multiforme. Pour compliquer encore toute exploration, il faut tenir compte de tous les aspects de l'activité humaine dont la pratique des soins aux malades n'est qu'une partie. Une partie du tout de la vie d'homme depuis qu'il est homme. Surtout, tenir compte que la primauté que nous accordons à la science dans la connaissance de la réalité ne date guère que du XVIIème siècle et de Galilée. Comment faire ? D'abord, garder son calme pour tenter d'aller à l'essentiel sans se laisser détourner par les détails. Il est là notre GPS, plus poétiquement notre seul fil d'Ariane (2). L'écueil dénoncé par le psychiatre américain Paul Watzlawick est à garder en mémoire. Celui des « terribles simplifications » (3) .
Mon professeur André Bourguignon dans ses réunions du mercredi à Créteil dans les années 1960 avait coutume de nous le dire. Aux époques les plus anciennes, c'était une seule personne qui cumulait les fonctions de juge, de prêtre et de médecin. Je ne sais pas d'où il tirait cette affirmation, mais elle m'a marqué. Trainons-nous, sans le savoir, quelques traces inconscientes de ce passé ? Droit, religion et médecine coulant d'une source unique ? Nous serions de lointains héritiers de ce que notre modernité juge comme un inadmissible mélange des genres ? Des esprits parvenaient à assurer leur triple mission sans y percevoir de contradiction, nous avons du mal à le comprendre.
Comme si une énergie les actionnait , dont nous avons perdu la connaissance. Parce que l'oubli (4) est bien une de nos caractéristiques de fonctionnement cérébral. Il suffit d'avoir un jour rencontré un homme capable de sentir l'eau à des kilomètres au milieu de ce qui vous semble un désert aride pour ne pas en douter. Ou croisé un amérindien qui n'a pas besoin de la moindre boussole ou GPS pour deviner sans se tromper où est le nord.
Il n'est injurieux pour personne d'affirmer qu'en 2018, toutes les grandes idéologies qui ont actionné les peuples en vue de construire un avenir plus humain sont mortes ou agonisantes. Inutile d'en faire l'inventaire ici. Vide effrayant de toute vision d'un à venir collectif organisable, mal compensé par une fuite vers une consommation compulsive des biens marchands toujours plus nombreux. La fréquence considérable des symptômes dépressifs (5) dans un pays aussi nanti que la France en est un indicateur. Le « No future » du mouvement punk des années 1970 est-il toujours plus que jamais d'actualité ? Le mois de novembre 2018 montre en France une marée spontanée de gilets jaunes occupant les voies de circulation. Quelque chose se passe dans les esprits, encore illisible pour les observateurs avec leur grille habituelle de lecture.
Un phénomène inattendu nait sous nos yeux. Depuis des dizaines d'années des hommes de science nous informent que nos façons de vivre en exploitant les ressources de la planète, si nous ne les modifions pas mettent en péril la survie de notre espèce. Certains d'entre nous les écoutent, d'autres tentent d'exploiter le filon pour leurs ambitions politiques. Le réchauffement climatique (6) est là, nous sommes contraints à ne plus faire comme si notre planète était immuablement réglée sur le thermostat de la moyenne statistique, la révérée moyenne.
Nous avons donc à vivre un présent bien étrange parce qu'il nous écartèle. D'un côté, une masse de connaissance considérable, et en expansion quantitative continuelle, matériellement accessible à la majorité des peuples du monde. La nommer information est, dans un certain sens, tentant. Effectivement, elle a quelque chose d'informe.
En face de cette nouvelle montagne collective virtuelle, il y a chacun de nos petits cerveaux, qui aussi instruit puisse-t-il être, est devenu incapable d'en acquérir la maîtrise générale. Un Pic de la Mirandole (7) contemporain semble impossible. Constat d'échec désespérant ne manqueront pas de dire certains lecteurs.
À moins que…
Mais, cela, vous en prendrez connaissance à partir du prochain feuillet de cette série.
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Os Court :
« J'accuse mes maîtres de m'avoir, par leur ton et celui de leurs livres, laissé croire à une immobilité possible du monde. »
Boris Vian
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