2 décembre 2019
La notion d'emprise sur autrui est ressortie comme un lapin du chapeau des pouvoirs publics, sommés par la population de sortir de la négligence le drame du femmicide (1) en France. On ne connait plus guère le verbe emprendre (2) d'où vient l'emprise. Il est pourtant éloquent. Laissons l'oreille nous parler. En prendre, se servir, piquer dans (l'autre) , le principe moteur permettant le mécanisme d'emprise est là.
Dans les civilisations traditionnelles, c'est une force extérieure invisible qui est reconnue avoir le pouvoir de prendre possession d'un être humain. Possession démoniaque, rituels de sorcellerie ou d'envoûtement plus ou moins exotique, tout cela est de l'emprise. Il n'est pas rare encore que d'authentiques états dépressifs pour les médecins conservent pour les familles cette connotation explicative. D'une certaine façon, c'est rassurant : la maladie vient d'ailleurs, de cause extérieure, pas d'un dysfonctionnement de la personne atteinte. Elle est la victime, et non la coupable d'une faute quelconque dans son comportement.
Prendre le pouvoir sur les autres a toujours été une caractéristique de notre espèce animale, nos récits historiques comme nos recherches ethnologiques en témoignent. L'esclavage, hélas encore vivant en 2019, même s'il a pris d'autres masques, est toujours dans nos esprits. La vieille idée que la vie est un combat sur les autres à gagner chaque jour demeure vivace. Etre le plus fort, ne pas se laisser faire, rendre coup pour coup, être le premier : le culte du sport ne célèbre pas une autre valeur. La vie sociale, professionnelle, communautaire, familiale, ne cesse de nous y pousser.
Vieux relents de temps dépassés, malgré des prises de conscience collectives de grande ampleur ? Ce n'est pas une certitude. Il nous manque quelque chose. En France, nous proclamons sur nos édifices publics : Liberté, égalité, fraternité. Trilogie d'une société idéale jamais accomplie, chacun le sait. Il faudrait avoir l'audace, sans en altérer pour autant la valeur remarquable , de penser autrement notre relation à tout autre que nous-mêmes. Sans grands mots, sous un forme simple, non agressive et acceptable pour le plus grand nombre. On croirait presque à la gestation laborieuse d'un slogan publicitaire dans la sphère commerciale ! Sauf qu'ici, il n'y a rien à vendre mais beaucoup à gagner.
De la vie intra-utérine à la mort et quels que soient les systèmes culturels et les organisations sociales, un seul principe que je nomme systémique, pourrait surgir. J'ose le formuler ainsi, à titre provisoire en attendant mieux. Aucun être humain n'est et ne peut être la propriété d'un autre. Personne n'appartient à quelqu'un dans tout le règne du vivant. Attention, cela va beaucoup plus loin, dans le vécu de chaque vie, qu'une altruiste déclaration de principe. Établir coûte que coûte sa domination sur l'autre - être le plus fort, le plus beau, le plus puissant, le plus égoïste, le plus intelligent etc - est un schéma sytémique directeur de vie facilement observable tant en clinique que dans la vie habituelle. Peu importe ici le jugement qu'on porte devant cette réalité : nous la subissons tous plus ou moins.
En achevant la rédaction de ce texte bref, si maigrement documenté, je ressens deux impressions.
- D'abord, celle d'enfoncer des portes ouvertes depuis des siècles et des siècles partout dans le monde par des esprits d'incomparable clairvoyance.
- La seconde est une crainte. Que, si une prise de conscience de cette réalité destructrice peut se faire (3), nous ne sachions pas trouver les bons outils pour que les choses puissent changer. Enfin changer. Nous le devons bien aux armées silencieuses de victimes du choix de nos valeurs depuis nos plus lointaines origines.
Tradition française : pas de sujet, aussi dramatique soit-il, qui ne puisse se conclure sans un sourire. Il est emprunté ici à un mémorable spot publicitaire télévisé pour une marque de rillettes : « Nous ne partageons pas les mêmes valeurs ».
« C'est la liberté de tyranniser qui est le contraire de la liberté. ».
Fernando Pessoa ( poète portugais trilingue 1888-1935)
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