10 février 2020
En 2009 l'artiste Christophe Fort prévoyait d'ériger des lettres colossales au-dessus de Marseille, à l'instar de celles d' Hollywood, mettant en avant des motivations humanitaires et caritatives. Les lettres devraient être acquises par des mécènes, et « l'argent sera reversé à un grand centre de lutte contre le cancer et aux hôpitaux de Marseille. C'est cet aspect humain qui a séduit la mairie ». Hollywood avait bien son chewing-gum après tout, et Marseille a son savon, ce qui méritait bien sûr d'être inscrit en grand sur la montagne, surtout quand c'était pour une grande cause, le cancer. Bon depuis ce projet n'a pas vu le jour et l'artiste s'est fait piquer l'idée.
Pas grave, entre temps de nombreux pipoles et starlettes ont chanté que le cancer c'était pas bien (Justin Timberlake sur scène au profit de la Fondation "stand up to cancer", ), et il y a eu la mode des "clips" contre le cancer.
Notez que le cancer n'était pas le seul concerné par la dégoulinitude d'émotioline ; d'aucuns ont chanté contre la pauvreté (qui les en blâmerait), d'autres, au hasard de l'actu, pour l'Ethiopie (Renaud en 84), l'Arménie (Aznavour en 88), Bruel( pour la terre en 2006), le tout avec des chanteurs habillés tout de blanc de préférence (parce que c'est pur, le blanc), avec un ou une soliste qui nous envoie des vocalises poignantes dans les tripes (et on est fragiles des tripes quand on a eu un cancer je vous le dis), et en arrière-fond de préférence des enfants ou des bébés (très porteur le bébé), ou bien encore des vieillards tristes (un peu moins porteur le vieillard quand-même). Mais je m'égare...
Contre le cancer voici ces quelques expérimentations musicales :
Ça .
Et ça aussi :
Voyons, ceci :
Et ça là :
Vrai, ils en ont ras la mèche, les malades, une jeune femme atteinte m'a dit un jour dans un souffle, dans l'intimité d'un examen échographique en plein mois d'octobre où de joyeuses femmes en bonne santé gambadaient sous les fenêtres du cabinet avec des ballons roses : "si elles savaient seulement, à quel point j'aimerais l'oublier ce cancer".
Mais il faut renouveler, et ce qui marche bien en ce moment, ce sont les "témoignages", de pipoles préférentiellement, qui nous étalent généreusement leurs prostates, seins, colons sur les plateaux télé, dans les radios, les magazines, Françoise Hardy et l'animateur JP Pernault en tête, pas avares de confidences pour sauver leurs semblables dans un grand altruisme médiatique et sacrificiel, et nous on demande une chaise en criant grâce devant les détails qui feraient vomir même sans chimio. Lien.
Lorsqu'on contracte une maladie on en devient, et ça c'est chouette, un spécialiste, un "sachant", et comme "ça c'est bien passé pour moi", l'animateur vedette Mr Pernault dans sa grande humilité déferle un peu partout en chevalier blanc de la prostatectomie pour pourfendre le cancer et nous imposer son "sauvetage" grâce au dépistage de son cancer lequel, ou bien ne l'aurait jamais tué de toute façon, ou si quand-même mais plus tard, et ça on ne peut pas savoir, vu que nous ne sommes pas devins (voir ).
Les actions plus modernes de jemefousapoilistes de nos jours, ça marche à fond, regardez le nombre de calendriers-charité avec des pompiers, électriciens, rugbymen, contrôleurs de trains effeuillés pour la bonne cause, je vous fais grâce de l'énumération, vous tapez ça dans un moteur de recherche et votre PC fume.
Et à présent donc, l'apothéose, le summum, le phare intellectuel qui illumine nos soirées, j'ai parlé de l'émission "stars à nu" diffusée sur TF1 le 30 janvier dernier, l'a été le 7 février 2020, pour sensibiliser les gens aux dépistages : d'abord les hommes-stars se mettaient à nu, et là les femmes-stars se déshabilleront également pour le même objectif.
Mme le Dr Sublet nous explique doctement sur France Info ce qu'il faut savoir, et cela parce que Marine Lorphelin, qui est en fac de médecine (sic), elle a dit qu'on pouvait avoir le cancer avant 30 ans.
France Info nous avait habitué à mieux, malheureusement en beaucoup plus court .
Mais Mr le Dr Duperray n'est pas en fac de médecine et ne tient pas des potimarrons devant ses seins, vous allez comprendre pourquoi je dis ça.
Sinon, l'avis des médecins me demandez-vous ? Ceux qui pratiquent, là, sur le terrain, qui voient des vrais malades, après 14 années d'études ? Quoi, quoi, enfin, quels médecins, on ne va pas encore s'embêter d'un médecin alors que des stars se mettent à nu, à nu vous dis-je pour remplir notre cerveau disponible en deux émissions de tout ce qu'il y a à savoir !
En une heure vous avez le résumé du module de cancérologie des étudiants en médecine, c'est quand-même plus pratique.
Et tout ça en contemplant Mme S... tenant des potimarrons devant ses seins.
Mais pourquoi les cours en fac ne sont-ils pas dispensés par des danseurs /chanteurs à poil avec des concombres et des pruneaux (oui ben pour l'appareil génital mâle, faut tout vous expliquer) et des potimarrons, ou des Reine-Claude éventuellement (on n'est pas toutes des frimeuses non plus) pour le système mammaire.
Moi là, dans ces conditions je vous le dis tout de go, je la refais ma première année de médecine...
L'hypocrisie du procédé permet aux stars, sous un vernis caritatif, de redorer leur ego et relancer leur carrière pour bon nombre d'artistes un peu oubliés.
Il permet aussi de faire passer n'importe quel message, sans trop de débat, dans un silence assourdissant d'autorités sanitaires, du ministère de la santé qui a un coronavirus à maîtriser (6 cas en France je crois ?), et dans une merveilleuse inertie du CSA.
Alors nous avons encore ceci en magasin :
Là Mme Leeb nous explique que vous n'aviez qu'à être "en accord avec vous-mêmes" pour ne pas contracter de cancer, bannir le sucre, pas déprimer et pousser les femmes à se gaver de rayons X sur leurs seins avant 45 ans parce qu'après c'est trop tard ! Pour ceux qui voudraient avoir un autre son de cloche, des études scientifiques, (désolée j'ai dû utiliser ici un gros mot) n'ont pas démontré de corrélation entre dépression et cancer.
Mais elles ont sûrement tort puisque Mme Leeb elle a dit.....Faudrait demander confirmation à Mme Lorphelin qui est en fac de médecine.
Les chaînes, les médias faisant le relai de ces manifestations, les partenaires publicitaires peuvent se frotter les mains, le marché a de l'avenir, car en effet, la pauvreté, la famine, la mucoviscidose, la myopathie et le cancer ont de beaux jours devant eux. Tous ces fléaux ont-ils reculé depuis l'arrivée de ce cirque médiatico-humanitaire ?
Comment se porte donc l'information médicale dans notre pays, où règne un révisionnisme médical en dépit de recommandations médicales qui demandent l'arrêt du dépistage du cancer de la prostate chez l'homme asymptomatique, qui avertissent sur la nécessité de ne pas dépister le cancer du sein avant 50 ans en l'absence de symptôme, sur la base de données épidémiologiques et scientifiques (rha encore le gros mot). Le pauvre public français n'a pas de chance, il a le choix entre des interventions de leaders d'opinions bourrés de conflits d'intérêts, invités complaisamment sur des plateaux télé sans qu'on leur demande de décliner ces liens d'ailleurs, alors que la loi le demande pourtant, ou des stars ignares aux messages indigents.
Mais peut-être que la conséquence du spectacle caritatif sur la perception par le public ne sera pas sans impact à l' avenir.
La réalité des causes défendues est souvent plus complexe qu'il n'est exposé au public ; en jouant sur l'anesthésie de l'auditoire par des méga-shows, sur sa mauvaise conscience par l'appel aux dons et aux records de générosité à battre, le business de la bienfaisance et des kermesses médicales pourrait devenir contre-productif. Souvent à la suite de ces émissions on assiste bien à un afflux éphémère vers les cabinets médicaux, où il nous faut faire preuve de pédagogie et de temps pour démonter les messages dangereux et fallacieux, souvent au détriment de vrais malades qui attendent patiemment nos soins et notre écoute, dont ils ont vraiment un grand besoin.
Mais à long terme, la terreur autour du cancer pourrait bien un jour, à force de répétitions, se banaliser, et le risque que le grand public devienne indifférent, lassé de se voir imposée cette surenchère jusqu'à la nausée sera peut-être le début d'un sentiment de saturation, conduisant à terme vers un désintérêt des "bonnes causes", un déclin de la mode du charity-business et des spectacles de "sensibilisation", et une demande d'information médicale soigneuse, bien balancée, modérée, sur la base de preuves scientifiques et d'évidences. En espérant que celle-ci regagne ses lettres de noblesse, dans l'intérêt de la santé individuelle qui n'est pas inépuisable et renouvelable, et de la santé publique qui n'est pas une ressource infinie qu'on puisse galvauder.
Attention au prix à payer sur la confiance des Français en leur système de santé, après des scandales sanitaires comme le sang contaminé, la Dépakine , le Mediator, qui ont mis bien du temps à nous exploser au visage. Le caractère inopérant et potentiellement dangereux des dépistages à tout va pourrait bien suivre le même chemin, et des pays plus en avance sur nous conçoivent déjà du matériel d'information pour le public ; en Australie, un grand plan contre la sur-médicalisation est déjà opérationnel.
J'appelle les femmes et hommes de bonne volonté à se mobiliser autour d'un disque « fuck the charity » , les fonds pourraient être reversés à l'AEdPC, l'association pour l'entartage des pipoles-charlatans.
Au fait, il est où l'entarteur ?
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Note de la rédaction
La publication initiale de ce texte de Cécile Bour a été faite le 6 février 2020 sur le site Cancer-Rose. La rédaction, convaincue de l'importance du sujet, a obtenu l'autorisation de l'auteure de le publier in extenso sur notre site.
Nos remerciements à notre consoeur courageuse.
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« S'il n'y avait pas la Science, combien d'entre nous pourraient profiter de leur cancer plus de cinq ans ? »
Pierre Desproges (1939-1988)
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