9 mars 2020
Notre espèce a connu une étrange évolution. Un jour, le langage articulé transmissible est survenu à notre espèce. Quand, comment, pourquoi, les sciences n'en disent rien. Puis, il y a quelques millénaires ( Summer, sud de l'Irak vers - 3400), l'usage de l'écriture avec l'invention des alphabets s'est répandu. Les techniques d'automatisation, dans le sillage des xylographes extrême-orientaux (1), sont attribuées à Gutenberg depuis 1450. Puis, fille inattendue de l'industrie militaire américaine au moment de la Guerre Froide dans les années 1970, la «Révolution numérique» (2) nous a envahis.
Nous voici donc tous devenus tributaires, pour ne pas dire serviteurs ou victimes, de l'univers numérique. Les fameuses autoroutes de l'nformation, selon l'expression du vice-président des Etats-Unis Al Gore (3).
Ce balayage théorique sommaire ayant été infligé au lecteur, il est en droit de se poser une question.
Qu'est-ce que je viens faire, moi citoyen de 2020, branché comme les autres et parce que les autres le sont, dans ce qui ressemble bien, merci Molière, à cette galère ? On ne cesse de me vanter la vie de rêve que peuvent m'apporter tous ces objets magiquement connectés, ces fouletitudes d'applications informatiques sans lesquelles, j'en ai un peu honte, je vivais fort bien avant de les connaître.
Nos prédécesseurs, depuis la révolution industrielle du milieu du XIXème siècle, furent tellement persuadés que notre humanité gommerait peu à peu toutes ses imperfections et ses impuissances grâce au progrès matériel généré par les sciences et les techniques. Beaucoup de rêves, beaucoup de promesses exaltantes, le temps de la modernité travaillait pour nos lendemains. Cette belle foi qui s'est largement fissurée au fil des ans quand nous avons pris la mesure des conséquences destructrices entrainées par nos façons d'agir. La médecine a vécu dans la douleur, ce qui est devenu pour la presse, ses séries de scandales sanitaires. Puis vint sans retour possible la conscience écologique nous enseignant que nous ne pouvions pas tout faire au seul prétexte que nous savons le faire sans mettre en péril notre planète terre (4).
L'accès au maillage numérique de la planète est quasiment à la portée de tout humain sachant lire et taper sur un clavier. Chacun accède ainsi à un pouvoir simplement inimaginable à nos proches ascendants. Celui de pouvoir écouter n'importe qui et n'importe quoi sur la planète, comme si la distance n'existait plus. Non content de n'être qu'un récepteur, nous voici devenus chacun, de gré ou de force, un simple clic suffit, un émetteur. Que de portes ouvertes enfoncées, dans ce constat. Mais la plongée dans le monde numérique se faisant de plus en plus tôt dans la vie, et la précipitation une façon d'être, nous n'en avons pas tous clairement conscience.
Cette parole dont la capacité nous est donnée dès l'enfance n'est pas seulement celle d'un jeu. Elle est, peu importe sa forme et ses moyens d'expression, une vraie parole. Nous en avons perdu la mémoire (5), mais la parole a toujours été une arme puissante . Elle peut tuer tout aussi bien qu'elle peut sauver une vie parce qu'elle a été proférée et reçue par l'autre, ou les autres. Mais la loi n'a pas jugé bon d'instaurer un permis de parler comme elle impose un port d'arme ou un permis de conduire.
Parler, cela se fait aussi sans parole. Transmettre largement ce que dit ou montre quelqu'un d'autre, c'est se faire le complice objectif de l'intention souvent toxique du lanceur de contenu. Le harcèlement informatique n'est pas un jeu anodin. Même la participation à certains échanges pervers sur les réseaux sociaux engage moralement qui y participe. Et le fait de dire que c'est de l'humour est une pitoyable défausse. Toute approbation, aussi anonyme soit-elle, constitue un encouragement pour n'importe quelle expression.
Décréter que c'est aux parents, ou aux enseignants, de former les jeunes à une attitude responsable devant les écrans tentateurs, c'est une évidence. Mais c'est à tous ceux qui savent combien il est difficile de ne pas se faire manipuler de parler clairement des effets toxiques de nos merveilleuses machines et de nos prétendus services.
Chercher à devenir e-responsable - le chantier est vaste - n'est-ce pas, en égoïsme bien compris, oeuvrer à construire et protéger sa propre liberté de penser et d'agir?
Si cela pouvait un jour devenir contagieux, quelle bénéfique épidémie collective ce serait !
« L'homme est aujourd'hui tellement fasciné par le kaléidoscope des techniques qui envahissent son univers qu'il ne sait et ne peut vouloir rien d'autre que de s'y adapter complètement. »
Jacques Ellul
( 1912- 1994 sociologue, historien du droit et théologien)
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