Chaque connaissance est un récit

                                   15 juin 2020

   Chaque civilisation, nous ont appris les éthnologues, a su construire et transmettre au fil du temps l'histoire de ses origines. Savoir comment et pourquoi nous sommes en vie, et dans quel environnement se déroule cette aventure : il faut bien croire que cela nous démange les méninges. Prurit interrogatif qui ne nous a jamais quittés quels que soient les efforts de toutes les élites dominantes supposées savoir tout et une fois pour toutes.

   Il est commode d'établir une frontière entre ce que les religions, et autres sagesses traditionnelles, ont su mettre en forme de manière directe ou symbolique, et ce que disent de plus en plus fort depuis Descartes en Occident les sciences. Sans ignorer qu'existèrent bien avant Archimède, Thales, Maïmonide et Hippocrate. Et toutes les médecines traditionnelles du monde encore si vivaces en Orient.

   Toute science, et il en existe des multitudes en 2020, est la construction d'un récit, aussi exhaustif que possible, d'une partie de la réalité que les outils qu'elle se crée elle-même lui permettent d'observer. Elle établit donc Chaque connaissance ses frontières qu'elle s'interdit formellement de franchir. L'une d'elle, et parmi les plus solides, est son propre langage (1). Ces jargons spécifiques, souvent enrichis de sigles, de chiffres et d'emprunts à l'anglais, deviennent un lien spécifique renforçant la cohésion interne et la capacité d'expertise d'une discipline. Hélas, il en résulte un inconvénient majeur : entre scientifiques, il devient de plus en plus difficile de comprendre ce dont parlent les autres et comment ils en parlent. Comme dans la tour de Babel de la Bible, la langue unique disparait et les parlers divers se multiplient. Jusqu'à ce que le bâtiment devenu inconstructible s'effondre (2).

   Mais pour chacun de nous, qu'en est-il ? Sommes-nous de simples éponges plus ou moins capables d'absorber les connaissances sans cesse rendues plus accessibles à tous (3) ? Que faisons-nous de cette manne permanente, si fragile à l'oubli et à l'erreur d'interprétation ? Si perméable aux émotions, aux sensations, aux rêves, aux intuitions, aux manipulations, sans lesquels nous ne sommes pas humains. La seule solution, en bonne mnémotechnique, est d'en faire pour soi-même un récit. Pas celui d'un savant bibliothéquaire, celui d'un humain ordinaire comme chacun de nous. Nous nous racontons tout ce que nous vivons, et nous vivons tout ce qui est nouveau pour nous. En dehors de nous comme en nous. Ce récit se modifie sans cesse de la naissance à la mort. Sur le modèle d'un palimpseste (4) il est dans sa nature d'être sujet à l'oubli et aux modifications. Les maladies de la mémoire nous le rappellent.

   Introduire une hiérarchie de valeur ontologique entre ces différents types de connaissance me semble une posture aussi habituelle que dangereuse. Il ne peut en résulter que des conflits frontaliers, des luttes de pouvoir. entre institutions en place. Et une impossibilité d'oser explorer ce qui n'a pas pignon sur rue dans la pensée actuelle sans encourir les foudres de la bien pensance ambiante.
   L'affaire de la théorie journalistiquement dite du Big Bang inventée il y a une centaine d'année par l'abbé Lemaitre est interessante. Faire débuter il y a 14 milliards d'années ce qui deviendra notre univers par le surgissement d'un grain de matière hyperdense issu d'une marée d'énergie d'origine inconnaissable par nos lunettes scientifiques est un superbe récit. Un tour de magie qui sert de pierre fondatrice à toutes nos sciences de la matière et du vivant dirait un plaisantin. Nos fameux algoritmes, si sollicités avec le covid 19 et tout le domaine de l'Intelligence Artificielle, ne sont-ils pas des récits typiques ? Faire le choix dans l'observation d'une réalité de ce qui semble le plus pertinent pour agir sur le problème qu'on veut résoudre, c'est laisser volontairement de côté ce qui est jugé accessoire. Pour un artiste peintre, le travail de création passe souvent par l'étape des croquis préliminaires. Le croquis n'est pas la toile plus que la peinture n'est le dessin préparatoire au crayon.

  Toutes ces notions sont si simples, tellement fondées sur l'observation systémique, qu'elles peuvent être qualifiées d'enfoncement de portes ouvertes. À un détail pratique près. Nos préjugés sont tellement confortables que nous avons un talent fou pour en blinder l'accès. Jusqu'au jour où la réalité, comme celle de la pandémie en cours, nous saute au visage en nous laissant sans défense. Nus devant la forêt de nos récits.

   Vivre sa vie, qu'on soit individu, institution ou collectivité, n'est-il pas construire chaque jour, en fonction de ce qu'on rencontre, son propre récit ? Celui qui nous sert à déterminer quelle conduite adopter et quel écueil éviter ( 5 ). Ce récit est notre mémoire, et comme telle, il est en perpétuel remaniement avec son extraordinaire capacité d'oubli et de transformation. Nos machines numériques sont, elles, limitées à de simples mises à jour périodiques. Nous savons décider, elles non. Dans cette optique, un récit n'est jamais réductible à un mythe ou une légende définitifs. Il doit être écouté avec soin, un médecin forgé par son métier ne saurait soutenir l'inverse.



Notes :

(1) L'apprentissage des termes médicaux est une partie indispensable de la formation des soignants. Pour mémoire, la systématique botanique et animale n'utilise encore que la langue latine ( abandonnée le siècle dernier par les médecins pour leurs prescriptions magistrales).
(2) Une des fonctions spécifiques des médecins généralistes est de traduire aux patients dont ils s'occupent, en les harmonisant autant que possible, les récits de leur état que leur ont délivrés les différents spécialistes consultés. En déterminant au cas par cas, sous quelle forme le faire.Tache aussi délicate que tenue ignorée des instances médicales tant nos egos doctoraux sont facilement chatouillables.
(3) L'internet, comme l'écrit imprimé, y contribuent beaucoup.
(4) Manuscrit sur parchemin écrit gratté pour pouvoir être utilisé à nouveau. Concept largement utilisé par le neuropsychiatre Ludwig Fineltain dans son site.
(5)cf la cacophonie apparente, pour le public, des armées d'experts scientifiques s'exprimant depuis des mois dans mes médias sur le Covid19.

   Os court :

« Tout est bien... Tout. L'homme est malheureux parce qu'il ne sait pas qu'il est heureux. Ce n'est que cela. C'est tout, c'est tout ! Quand on le découvre, on devient heureux aussitôt, à l'instant même. »

Fiodor Dostoïevski
(écrivain 1821-1881, citation de Les possédés empruntée à Paul Watzlawick « Faites vous-même votre malheur» page 118 )

 Les dernières LEM

          • APRÈS PLUS TARD, Jacques Grieu, LEM 1174
          • Autodéconfinement, François-Marie Michaut, LEM 1173
          • POURQUOI ?, Jacques Grieu, LEM 1172
          • Mal pansés parce que mal pensés, François-Marie Michaut, LEM 1171
          • RÉVÉLATION, Jacque Grieu, LEM 1170
          • Et rebelote, Cécile Bour, LEM 1169
          • La Science sacralisée a péri, François-Marie Michaut, LEM 1168
          • CONFINEMENT TRISTE ENNUI ?, Jacques Grieu, LEM 1167
          • L'effet Corona, François-Marie Michaut, LEM 1166
          • VIRUS, Jacques Grieu, LEM 1165
          • MODALITÉS EN VOGUE, Jacques Grieu, LEM 1164


            Les publications d'Exmed
            sont aussi sur Blogger

            blogger LEM