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Lettre
d'Expression médicale n°366
Hebdomadaire francophone de santé
4 octobre 2004
Famille acteur
de santé
Odette Taltavull
Lorsquil est question du maintien à domicile des personnes
âgées, ou atteintes de pathologies chroniques sévères
et invalidantes, ce sont le plus souvent les besoins du patient
qui sont abordés. Que ce dernier désire rester dans
son cadre familier ou que ce soit sa famille qui le souhaite, à
long terme des problèmes surgissent pour celui qui lui consacre
tout son temps. Car être « aidant » chez soi cest
être soignant à part entière ; mais soignant
bénévole, permanent, avec pour seules compétences
médicale et psychologique une formation glanée auprès
de professionnels et la seule intuition du bien-faire. De plus linvestissement
affectif est inévitable et induit tout un panel de sentiments
et de perceptions déformés. Parce que la maladie est
venue se ficher au sein dune histoire de famille, dune
histoire de vie, dune histoire damour.
Retrouver la confiance:
Tôt ou tard, le parent-soignant se perçoit - à
tort - comme lunique personne compétente à soccuper
de la personne malade. Certes il souhaite avant tout son bien-être
et son confort, mais à cela se mêlent des sentiments
de culpabilité qui le conduisent à un renoncement
de sa propre individualité puisquil finit par nexister
quà travers son rôle de soignant. Jour après
jour il répète inlassablement les mêmes gestes,
ces gestes simples que lautre ne peut plus ou bien ne sait
plus faire. Heure après heure il dit les mêmes paroles
qui expriment la conscience que lautre na plus. Et progressivement
cet investissement devient contraignant, pesant, usant, parce que
faire une pause est impossible. Ainsi au fil des années,
le parent-soignant peut se perdre lui-même ; à force
de suppléer la personne dépendante pour les actes
les plus simples de la vie et jusque dans son intimité, laidant
devient soignant plus que conjoint, plus que parent, plus quenfant.
Et si le patient est conscient de sa dépendance, cela va
ajouter à sa propre souffrance morale. Certaines pathologies
impliquent une infinie patience et une abnégation dont on
ne choisit pas forcément lintensité, la densité,
létendue, ni la durée.
Quest-il possible de faire afin déviter que le
parent-soignant ny perde son identité, sa santé,
et sa joie de vivre ?
Restaurer la conscience
Dans les pays anglo-saxons il existe depuis plusieurs années
des structures daccompagnement adaptées et un véritable
statut est donné à lentourage familial.
Ainsi au Canada, 147 Centres Locaux de Services Communautaires Québécois
(CLSC) proposent des conseils personnalisés, des stimulations
à domicile, et même des haltes-répit. Les intervenants,
appelés des « accompagnants », suivent une formation
avec pour objectif principal la prise en charge de la santé
globale et du bien-être de la personne. Outre les interventions
à domicile, les familles ont la possibilité de se
reposer en laissant une demi-journée leur parent à
lassociation qui les prend alors en charge et leur offre des
distractions.
De même depuis 1999 une structure appelée Baluchon
Alzheimer (BA) est destinée spécifiquement aux familles
de personnes atteintes de la maladie dAlzheimer. Le BA permet
aux aidants de souffler et de se ressourcer périodiquement.
Ceux-ci peuvent alors prendre des vacances en toute tranquillité
durant une ou deux semaines sans avoir à transférer
leur proche dans un autre milieu que son domicile. Se retrouver
de temps en temps libre, être dégagé de responsabilités,
dormir en toute tranquillité, soccuper de soi-même,
se consacrer à ses loisirs, sont des besoins fondamentaux
à tout être humain. Pourtant pour les parents-soignants
il nest pas toujours possible de prendre un tel recul. Selon
le rapport du BA les personnes ne réclament pas de longues
périodes de répit, mais plutôt la possibilité
d'en prendre régulièrement. On peut trouver dans le
terme même de baluchon plusieurs correspondances dont celle
du bagage personnel que lintervenante apporte avec elle (son
individualité, sa formation, sa compétence, son expérience).
Le baluchon peut également rappeler laction de trans-porter,
de soutenir, de contenir, et de suspendre le temps
Renforcer la compétence:
Le baluchonnage consiste à demeurer 24h/24h au domicile de
la personne atteinte de la maladie dAlzheimer durant le repos
du parent-soignant. Cette période inclut la première
journée que la baluchonneuse passe avec le patient et sa
famille (le conjoint, le parent, lenfant
). Tous font
ainsi connaissance, et lintervenant sinitie aux habitudes
de la personne malade avec laquelle elle va vivre en permanence.
Elle apprend à connaître ses besoins fondamentaux,
ses goûts particuliers, les situations qui langoissent,
son traitement médical, mais elle discute aussi des situations
difficiles que le parent vit au quotidien. Ensuite, lorsquelle
se retrouve seule, la baluchonneuse rédige quotidiennement
un Journal d'accompagnement à lintention de la famille.
Ce document permettra à celle-ci de connaître son emploi
de temps, ses réflexions, ou ses suggestions.
En dehors des interventions de baluchonnage le BA organise des groupes
de paroles, encadrés par des spécialistes, permettant
ainsi aux familles de se rencontrer, d'échanger entre elles
et d'exprimer les principaux éléments de leur vécu.
Le BA remplit donc trois fonctions principales : une fonction d'évaluation
des capacités cognitives et de lautonomie fonctionnelle
du patient, une fonction d'éducation en proposant des stratégies
dintervention adaptées au cas par cas, et une fonction
thérapeutique pour la famille qui se sent alors soutenue,
écoutée, et accompagnée.
En France de telles structures pourraient se développer.
Certes il existe chez nous diverses allocations destinées
au maintien à domicile des personnes âgées ou
des patients gravement atteints
mais il serait normal de
redonner aux familles aidantes la place, lattention, et le
soutien quelles méritent.
Il serait temps de reconnaître à laidant son
rôle économique et social comme acteur de la prise
en charge.
l'os court :
«
Cest la nuit quil est beau de croire à la lumière.
» Edmond Rostand
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Lettre
d'Expression médicale n°367
Hebdomadaire francophone de santé
11 octobre 2004
Des raisons d'espérer
Docteur Jacques Blais
Sans vouloir de nouveau amener dans nos réflexions des éléments
de parcours personnel, je vais me contenter ici de définir
un contexte, avant d'arriver au thème de ce texte. Je reviens
d'une réunion de travail, en fait plus ou moins de la conclusion
d'une construction d'un ouvrage démarré il y a maintenant
trois ans. Un éditeur médical attaché essentiellement
à la fabrication de programmes de formation continue pour
les médecins, pour lequel je travaille depuis 8 ans, a réussi
une première mission qui apporte déjà une de
ces raisons d'espérer. Réunir, pendant un peu plus
de trois ans, les représentants Français les plus
éminents de la Geriatrie, de la Neurologie, de la Psychiatrie,
avec quelques Généralistes, pour que tous se parlent,
mettent en commun leurs conceptions, et acceptent de bâtir
ensemble un ouvrage sur la maladie d'Alzheimer est un véritable
exploit.
Retrouver la confiance:
Quelques chiffres : si nous étions cette semaine un
dernier carré final de 20 personnes pour peaufiner, espèrant
surtout ne pas trop se gargariser ou se congratuler du résultat
final, représenté par 22 dossiers majeurs en 65 questions
traitées selon une méthode innovante sur le sujet,
en réalité 500 spécialistes de ces disciplines
ont été au moins interrogés sur ces questions.
Et lors de cette réunion finale de concertation, certaines
éminences, grands chefs de services de l'hexagone, exprimaient
et leur satisfaction et leur étonnement devant l'ampleur
du travail, et surtout le fait que les disciplines différentes
concernées aient pu se réunir, s'admettre, s'épauler,
additionner leurs savoirs, et accepter les commentaires, les demandes,
les suggestions, voire les critiques des autres. Et bizarrement,
ce genre de constat au début du XXIème siècle
réchauffe, réconforte, et donne espoir.
Restaurer la conscience
Le propos ici n'est ni de dévoiler le contenu d'un programme
diffusable en 2005, ni d'en expliquer la méthode déjà
éprouvée depuis 8 ans sur d'autres cibles, mais de
mettre en évidence ce qui résume exactement ici même
depuis 1997 nos sous-titres : confiance, conscience, compétence,
c'est précisément et sans avoir jamais utilisé
ces termes ce que ces très éminents spécialistes
de disciplines convergentes, mais ne soyons pas naïfs, souvent
concurrentes en terme de pouvoir, ont réussi à associer.
Et si ces mêmes spécialistes complémentaires,
mais soyons lucides fréquemment dissociés en termes
d'aura et de bénéfice moral, ont admis qu'en étant
nombreux on est plus forts, qu'en travaillant ensemble on est plus
efficaces, et qu'en acceptant même des généralistes
au sein de cette glorieuse assemblée on sera plus éthiques,
plus complets, plus proches des réalités de terrain,
si ces spécialistes ont abouti, c'est que l'espoir existe.
Renforcer la compétence:
Demeurons modestes et objectifs, et gardons les yeux ouverts. Le
but poursuivi a été d'abord qu'un maximum de médecins,
du moins ceux qui ont pris le parti de se former en permanence au
cours de leurs longues années d'exercice, apprennent à
dépister plus tôt les signes annonciateurs de la maladie
d'Alzheimer, et les signes différentiels avec d'autres altérations
cognitives ou démences. Et, en tentant d'enseigner une démarche
clinique optimisée, l'ouvrage essaie également d'utiliser
une méthode différente d'enseignement ambitieuse,
celle de l'apprentissage par problèmes. Autrement exprimé,
"la médecine telle qu'elle se fait et se vit, et non
pas seulement telle qu'elle se sait"
A titre personnel, pendant les très nombreuses séances
d'élaboration et de préparation, j'ai apprécié
au plus haut point dans mon modeste rôle d'animateur de voir
ces spécialistes de plusieurs disciplines, s'entendre, enfin
échanger, se parler, s'écouter, s'apprécier,
et surtout utiliser leurs informations, mettre à profit pour
tous leurs connaissances différentes, comparer et complèter
leurs approches, autour d'un même sujet, et dans un objectif
de progrès. Progrès dans le dépistage, dans
la prise en charge, dans le repérage des complications. Avec
actuellement, de nouveau restons modestes, peu de perspectives thérapeutiques
révolutionnaires.
Et le plus étonnant, le plus intéressant, et là
le rôle des quelques rares généralistes inclus
a été majeur, ainsi que celui de modestes spécialistes
de petits centres hospitaliers de proximité, le plus passionnant
a été de faire presque découvrir, de démontrer,
aux plus éminents praticiens essentiellement centrés
sur la recherche, les études, les publications, et donc moins
proches du terrain, que derrière la personne atteinte d'Alzheimer,
il y a une énorme, gigantesque systémique.
Avec des sous-ensembles multiples. Les proches, la famille, en toute
première ligne. Les "aidants" comme on les nomme,
soignants, aides à domicile, soutiens de toutes sortes, voisins,
amis, participants, transporteurs, associations, et ces personnes
sont innombrables. Les compétents complétants intermittents,
médecins, personnel infirmier, spécialistes nombreux.
Les administrations, services d'aide sociale, d'allocations, assurance
maladie, mutuelles, etc.
Une évidence est apparue : tous ces intervenants proches
ou lointains de la systémique ont des raisons énormes
et le droit de ne plus pouvoir ou vouloir suivre, de déprimer,
de culpabiliser, de ne plus avoir envie de se sacrifier, de renoncer
à se battre contre l'impossible. Aussi bien que, tout simplement,
de ne pas comprendre, faute d'information et d'apprentissage, ce
qui se joue, ce qui évolue, ce qu'ils doivent faire et ne
pas faire, comment se comporter, donner l'alerte, se rassurer, calmer,
apaiser. La nécessité alors d'élaborer des
programmes de formation des aidants, des échanges de parole,
des solutions de dépannage et de soutien, des facultés
de pause, en bref ce que font déjà de nombreuses associations,
a émergé encore plus fort.
Aucun triomphalisme dans ces propos. Mais il est bon, réconfortant,
d'entendre dans la réunion finale un très éminent
Professeur du pôle majeur des 20 intervenants de fin
de parcours déclarer : "ce programme m'a agréablement
surpris, il est allé au delà de mes espérances,
et parvenir à mêler les apports de nos différentes
disciplines a été un succès" Il
y a des raisons d'espèrer, surtout quand ce programme n'est
ni ministériel, ni lié à l'Assurance Maladie,
ni bénéficiaire d'appellations contrôlées
comme les Conférences de Consensus. Il est destiné
à la formation des médecins.
l'os court :
«
Ma mémoire est fantasque. Il marrive de parler très
fort à loreille dun myope.» Sacha Guitry
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Lettre
d'Expression médicale n°368
Hebdomadaire francophone de santé
18 octobre 2004
Pour quel résultat
?
Docteur F. Soize
Il était une fois un jeune garçon
mort dune
overdose. Événement médiatique propre à
déchaîner les appétits féroces des journaleux
en mal de scandale.
La réalité est beaucoup plus grave encore. Un enfant
mort, une famille ravagée et une clinique montrée
du doigt, un soignant mis en examen.
Retrouver la confiance:
Comment retrouver cette confiance qui permettait au patient de se
sentir unique pour ses soignants ? Que se passe-t-il donc dans notre
monde médical pour que de tels accidents puissent arriver
? Quavons-nous laissé faire et pour quels résultats
?
Les esprits chagrins et pessimistes me rétorqueront que les
accidents font partie des risques du métier, ou pire encore
que cétait lheure de ce garçon. Pour ma
part je suis beaucoup trop formée à lanalyse
des risques pour ne pas vouloir comprendre les tenants et les aboutissants
dune telle aberration.
Au risque de paraître cynique, jaurai tendance à
penser que tout est fait pour une réelle économie
de la santé : des patients morts=moins de dépenses.
Le débat sur leuthanasie me paraît légèrement
suspect dans un discours politique qui veut nous faire croire que
la santé coûte trop cher.
Dailleurs ce nest pas la santé qui devrait coûter
mais la maladie. Malheureusement entre le fait quil serait
bien meilleur de manger bio mais cest plus cher, de faire
du sport mais faut pouvoir se payer les abonnements dans les salles
de sport ou à la piscine, de retrouver le visage de ses 20
ans mais la médecine esthétique nest pas remboursée,
de voir clair pour lire et entretenir notre mémoire
de
garder ses quenottes mais
Vous connaissez la suite et donc
la conclusion : la santé coûte beaucoup plus cher que
la maladie qui, elle, est remboursée.
Restaurer la conscience
Dans ce paysage, ô combien morose, la mort dun enfant
nest commentée quau travers des erreurs que nous
les soignants devons assumer. Mais pourquoi la famille ne porte-t-elle
pas plainte contre lEtat ? Cest pourtant lui qui diminue
sans cesse les budgets, qui na pas su anticiper le renouvellement
des effectifs soignants, qui a mis en place les 35 (mal)heures sans
aucune précaution
Sil nous faut parler de gestion
des risques alors balayons correctement le terrain.
Bien entendu je nexcuse pas le geste de lintérimaire,
je voudrais juste que toutes les responsabilités soient engagées.
Celles de lEtat pour les raisons que jévoque
ci-dessus, celle des actionnaires de la clinique qui, comme tous
les actionnaires, demandent des retours sur investissements toujours
plus importants et espèrent pouvoir ainsi conforter leur
retraite, celle des médecins qui « oublient »
de signer leur prescription ou les font par téléphone,
celle des soignants qui sabritent derrière les surcharges
de travail
oserais-je dire celle des patients qui exigent des
interventions sans dommages collatéraux comme les nausées
ou les douleurs.
Comme il était heureux le temps du médecin de Molière
qui pouvait dire :
je trouve que cest le métier le meilleur de
tous ; car, soit quon fasse bien ou soit quon fasse
mal, on est toujours payé de la même sorte ; la méchante
besogne ne retombe jamais sur notre dos ; et nous travaillons comme
il nous plaît, sur létoffe où nous travaillons.
Un cordonnier, en faisant ses souliers, ne saurait gâter un
morceau de cuir quil nen paye les pots cassés
; mais ici lon peut gâter un homme sans quil nen
coûte rien. Les bévues ne sont point pour nous ; et
cest toujours la faute de celui qui meurt. Enfin le bon de
cette profession est quil est parmi les morts une honnêteté,
une discrétion la plus grande du monde ; et jamais on nen
voit se plaindre du médecin qui la tué.
La justice sest faite le gardien des « bonnes pratiques
» et nous ne savons plus à quel saint nous vouer. Entre
Saint Yves patron des juristes et Saint Luc celui des médecins,
je choisis Saint Expédit celui des enfants et des causes
pressées à moins quil ne faille prier Sainte
Rita patronne des causes désespérées
Renforcer la compétence:
Au-delà de ces quelques propos grinçants il sagit
bien de renforcer et même de responsabiliser la compétence.
Jamais nos techniques de soins nont été aussi
pointues, normalisées, vérifiées et pourtant
ce type daccident vient nous rappeler que rien nest
jamais sans risque. Que le métier de soignant exige un sens
aiguisé du risque et une remise à niveau constante.
Comme dans les catastrophes aériennes les machines et les
procédures sont rarement en cause, ce sont les erreurs humaines
qui transforment un joyeux voyage en crash meurtrier. Par erreurs
humaines il faut entendre inconscience, fatigue, toute puissance.
Chargée par un centre de formation au pilotage de sensibiliser
les récipiendaires à la notion de risque, jai
eu la surprise dapprendre que pour lutter contre les décalages
horaires rien nétait plus efficace quune bonne
ligne de coke
Comme quoi lorsque nous sommes incapables de nous respecter en refusant
de prendre en charge les aberrations du système, nous avons
tous les risques de devenir des criminels.
Car même si nous savons que le système est absurde,
il nous reste toujours la liberté de dire NON et il me semble
que le corps des soignants aurait tout intérêt à
refuser dêtre la justification permanente des lois imbéciles,
soit-disant mises en place pour protéger nos concitoyens.
A force de vouloir tout maîtriser, tout sécuriser,
nous perdons de vue que trop de lois tue la Loi.
l'os court :
« Lappendice cest le post-scriptum de lorganisme.»
Pierre Dac
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Lettre
d'Expression médicale n°369
Hebdomadaire francophone de santé
25 octobre 2004
Écrire
à la main ou à la machine
Docteur Jacques Blais
Le sujet n'a rien de fondamental, mais finalement il intéresse
tous les utilisateurs de ces étranges machines que sont les
ordinateurs (étymologiquement "qui met en ordre"
issu du latin), et il pourrait même rassurer quelque peu les
auteurs éventuellement inquiets. La grande question, sur
laquelle se sont penchés entre autres des linguistes comme
Jacques Anis (auteur de "Texte et ordinateur, l'écriture
réinventée ?" 1998 Boeck Université) et
Jean-Louis Lebrave (CNRS), est : l'ordinateur dénature-t-il
le mode d'expression écrite ? Même si, derrière
tout cela, ce cher Gutenberg demeure présent dans toutes
les mémoires, l'interrogation présentée autrement
devient : écrit-on différemment quand on se sert de
l'électronique ?
Retrouver la confiance:
Cette idée de confiance n'est pas anodine, tant l'arrivée
primordiale déjà des traitements de texte, une première
révolution ne disposant pas encore de la technologie complète
mais aidant diablement, a permis à bien des rédacteurs
et auteurs de se sentir sauvés du mal irréversible,
l'écriture manuscrite illisible. Pour avoir été
de ce nombre, je ne parvenais même plus à me relire
moi-même, j'ai éprouvé un très vif soulagement
lors de l'acquisition de mon premier traitement de texte. Tout en
étant conscient au plus haut niveau de toutes les implications
d'une écriture devenue indéchiffrable avec les années.
Précipitation ? Besoin de masquer, de cacher, de secret,
d'énigme ? Négligence ? Facilité ? Ou
toutes ces bonnes excuses qui mènent bien évidemment
un médecin à rappeler qu'il doit écrire dans
sa journée des quantités considérables de pages.
Mais qui devraient, retour de la culpabilité, précisément
s'avérer parfaitement explicites, même si l'oral prime
nettement dans le dialogue.
Autre idée, des chercheurs et observateurs de disciplines
différentes ont tenté de vérifier si l'usage
d'un ordinateur corrigeait les tendances à la dyslexie
et à la dysorthographie. Que nenni. C'est presque rassurant,
en ce sens que sinon le trouble ne serait que dans la "mise
en ordre" électronique mécanique, et non dans
celle de l'idéation, de la créativité cérébrale,
des représentations spatio-temporales, et des traumatismes
entraînant autant de bousculades dans la forme d'expression
qu'il y en a dans l'existence des sujets concernés. Un correcteur
d'orthographe informatique, même bien utilisé, ne corrige
que les mots, les lettres à la rigueur, mais ne réadaptera
la syntaxe et la grammaire que s'il en reçoit l'ordre par
l'utilisateur.
Restaurer la conscience
Jacques Anis décompose les éléments de l'écriture
créative ainsi. Avec un stylo, ou avec un clavier, la main
de l'auteur, le support de l'écriture, et l'instrument lui-même,
en cas d'usage d'un traitement de texte, appartiennent au même
espace physique, à la même matérialité.
Le texte, comme objet symbolique créé, est intimement
lié au texte objet matérialisé. Alors que,
dès lors qu'intervient un écran, il n'y
a plus de lien direct entre ces deux objets.
Il y a donc là une mise à distance obligatoire, qui
présente un avantage certain : l'auteur devient lui-même
son premier lecteur. Celui qui écrit regarde dans ces circonstances
davantage le contenu de ce qu'il a écrit que son propre reflet
graphologique, avec ces signes, le sens de ses lignes qui montent
ou descendent, les particularités de son moi inconsciemment
reportées en évidence dans ses formes graphiques,
sa hâte, l'inclinaison, la ponctuation, et tous ces éléments
lisibles qui disparaissent alors ici.
Une différence fondamentale entre ces diverses constructions
d'écriture réside évidemment dans le brouillon.
Même si, dans les fichiers de nos correspondances e mail,
apparaît la catégorie "brouillons" elle ne
signifie ici que "mise en attente" ou provisoire, et non
cet ensemble de ratures, de reprises, de rectificatifs, de suppressions
et d'ajouts que sont les brouillons manuscrits.
C'est un élément d'inconscient très important,
car si dans la création manuscrite le désordre de
la conception, sur une feuille, s'inscrit sous forme de traces d'un
processus de pensée en action, l'ordinateur, lui, est totalement
muet sur ces étapes, le texte final s'affichera dans l'état
où il était souhaité apparaître, le plus
proche possible de l'idéal.
Renforcer la compétence:
Il est indéniable qu'il existe des éléments
de différence marqués entre les deux formes d'écriture.
La construction, la correction, la relecture, qui a besoin d'être
encore plus soigneuse sur écran. L'usage du "copier-coller"
n'est-il aussi qu'une capacité d'augmenter la vitesse, qu'une
liberté plus grande que celle d'un simple traitement
de texte, ou bien pourrait-il nuire à une forme de créativité
?
Les réflexions sur une éventuelle influence de la
méthode d'écriture, de ses outils et supports, sur
le style, sont nombreuses et nourries de l'idée essentielle
que l'écriture est un processus engageant le corps et l'esprit.
Chacun a son propre vécu interne de cet exercice. Et on peut
imaginer que l'écriture manuelle, en engageant énormément
ces facteurs de représentation inconsciente qui modifient
la manière d'utiliser sa main, projection considérable
du moi dans cette activité, empêchent quelque peu la
sorte de déshumanisation de l'écriture par ordinateur.
Un autre point est celui des représentations sociales en
cours d'évolution. Un écrivain était avant
tout un scribe, puis il est devenu un utilisateur de machine, et
enfin maintenant une personne qui, comme tout le monde, se sert
de l'informatique, mais dans un but spécifique d'y transcrire
sa créativité d'idées, de pensée, de
texte, de mots. Et il est imaginable de présumer que cet
auteur sur outils et supports informatiques va devenir davantage
tourné, orienté vers le lecteur, que parasité
quelque peu par son moi lié à la figuration graphique
de sa pensée. Au total, de de manière rassurante,
il ne semble pas émerger d'arguments en faveur d'une influence
de l'écriture électronique sur le style, l'implication,
la genèse d'idées...
Un piège évident réside dans la facilité.
L'usage de messagerie rapide, si elle se tourne vers le lecteur
pour gagner du temps dans l'expression, se pratique fréquemment
au détriment de la qualité, de la structuration, de
la présentation, par absence de relecture, de rigueur orthographique
et syntaxique, et perd en respect de l'autre. Mais derrière
cette séparation par un écran (curieusement on retrouve
cette notion dans une écriture illisible, qui fait écran,
mais qui voit disparaître celui-ci en en créant un
autre ici, cette séparation entre le texte idée symbolique
créée, et le texte objet matériel produit,
qui n'ont plus de lien d'outil, main ou caractères d'imprimerie)
surviennent bien des éléments de partage infiniment
intéressants. Comme l'imprimante, la diffusion sur des supports
électroniques réutilisables, l'internet.
Bon allez, gardes contact, n'ayez crainte, on vous écrira
...
l'os court :
« Ceux qui écrivent comme ils parlent, même sils
parlent bien, écrivent mal. » Buffon
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Lettre
d'Expression médicale n°370
Hebdomadaire francophone de santé
1er Novembre 2004
Arrangements avec
le ciel
Docteur Jacques Blais
Cet ensemble de notations issues de la vie et portant sur des périodes
récentes est davantage une illustration du quotidien, qui
est le nôtre à tous, qu'une quelconque fable moraliste
ou une philosophie médiocre. Au moment d'écrire, nous
sommes, pour mieux situer, entre le début du Ramadan, il
y a 12 jours, et l'arrivée de la Toussaint, dans quelques
6 jours.
Les médias sur écran nous montrent, depuis le début
de la semaine, la grosse "bagarre commerciale" entre les
commerçants partisans et adeptes de Halloween, une source
de profit alléchante, et le clergé catholique qui
passe à l'offensive, au moins sur Paris, avec tentes de spectacle
en plein air, musique, propositions diverses pour "réhabiliter
la Toussaint au détriment de Halloween". Cependant que
les journalistes dictant la marche à suivre, les présentateurs
de journaux, poursuivent leur amalgame entre cette Toussaint, qui
affiche son intitulé, "Fête de Tous les Saints"
et le culte des morts du lendemain, qui n'a rien à voir.
Retrouver la confiance:
Le reste est assez teinté d'anecdotes. Dans mon entourage
immédiat, un jeune Tunisien va, le premier jour de Ramadan,
afficher son appartenance de groupe, en jeûnant et en venant
dîner le soir à la maison affamé. Un autre,
un de ses amis Berbères, vient manger hier en plein midi,
n'observant aucun carême, et mangeant de lui-même sans
la moindre difficulté du jambon.
Quelques semaines plus tôt, le jeune Tunisien se mariait dans
son pays. Au repas, on ne nous sert pas le moindre alcool...jusqu'à
l'apparition du plat de viande, où les serveurs passent en
catimini entre les tables pour proposer du Bordeaux aux invités.
TOUS les amis Tunisiens musulmans présents à ma table
en boiront.
Puisque nous sommes dans les mariages, un autre avait lieu quelques
mois plus tôt en Italie. Lors de la vraie messe, j'observe
à la communion un couple de personnes. Les deux membres du
couple sont divorcés, et remariés ensemble, j'étais
présent à leur deuxième noce, et à mon
immense surprise ils étaient même parvenus à
trouver un prêtre pour célébrer chez eux un
pseudo remariage religieux ! Ces deux personnes communient en Italie,
au mépris absolu des règles de leur église
qui, normalement, les exclut de ses cultes ou au moins de ses sacrements...
Encore un autre mariage, il y a trois semaines, en province française.
Comme à peu près tout le temps, les mariés
n'ont pas mis les pieds dans une église depuis leur communion.
J'apprends même que le marié a uniquement reçu
le baptême, sans franchir les autres étapes usuelles
d'initiation. Une sorte de cérémonie bâtarde
est bricolée, c'est une bénédiction sans messe,
on y partage joyeusement une brioche sortie de son plastique de
supermarché, tout va bien les jeunes sont mariés,
ritualisés.
Restaurer la conscience
Nous sommes adultes, et je vais affirmer ici un point fondamental
: rien, rigoureusement RIEN, ne me dérange dans toutes ces
pratiques anecdotiques. Je les observe avec intérêt,
amusement souvent, et réflexion. Car que nous apprennent-elles
de notre époque, de notre société, sinon la
nécessaire utilisation de rituels, de règles transgressées
en permanence, pour se persuader de plusieurs notions. Celle, très
vague, d'appartenance à des groupes systémiques, qu'ils
soient ethniques, religieux, communautaires, nationaux, mais cette
étiquette semble relever encore d'un besoin. Et celle, inconsciente,
de devoir encore et toujours conjurer par des comportements que
certains qualifieront d'ancestraux, de traditionnels, de familiaux,
d'autres les jugeront archaïques, la crainte de puissances
mal définies, célestes, ocultes, déifiées,
qui régissent en gros, et c'est là que la conscience
pourrait intervenir, toujours la notion de faute, de péché,
la mort, la punition future.
Et puis également le comportement en société.
Une autre anecdote, datant des mêmes semaines. Nous sommes
à l'enterrement d'une vieille dame, dans une église
de nouveau catholique. Comme la défunte est la mère
d'une adjointe au Maire de la ville, le Conseil Municipal en entier
est présent. C'est poli, social, à la rigueur gentil.
Mais pourquoi se sentent-ils obligés, ces élus, d'aller
au delà, d'en faire trop, communiant alors qu'ils ne pratiquent
jamais, distribuant des signes de paix quand ils se haïssent
tranquillement par groupes politiques ? Certes, toute voix est bonne à
récupérer potentiellement, et l'hypocrisie est une
religion très efficace, reliant de fait autant les religieux
que les politiques, ou les interactifs sociaux de tout acabit.
Renforcer la compétence:
Nous allons achever notre tour des anecdotes dans la même
période. Nous nous trouvions aussi, deux semaines plus tôt,
à Cracovie. Superbe ville, admirablement restaurée,
et si riche de ses histoires successives. Celle des Rois d'antan,
qui ont laissé leurs traces dans la pierre. Celle de la shoah,
cruellement présente et si proche, à travers les camps
d'Auschwitz ou Birkenau, à quelques kilomètres. Et
celle, récente, du Pape, vedette de la ville. Lorsqu'on
zappe sur les télévisions locales, la chaîne
personnelle de ce brave Jean-Paul II apparaît, on y présente
en pleine publicité ses voyages, le film de sa vie, ses manifestations
sociologiques et ses discours. Et juste après, on s'en va
visiter à pieds le quartier de Kasimierz, celui-là
même où a été tourné le film célèbre,
La liste de Schindler, dans le ghetto juif.
Tant pour entrer regarder l'intérieur des églises
catholiques que celui des synagogues, on commence par nous
demander de l'argent, une sorte de compétence comme une autre
de la part des tenants des religions. Et bien des interrogations
surgissent. Comment un pays aussi ouvertement catholique a-t-il
pu recevoir sur son territoire une telle quantité de camps
d'exterminations ? Pourquoi la population de ce village si
proche de Kielce s'est-elle unie pour achever elle-même en
les massacrant les quelques survivants de retour des camps, comme
si ces rescapés les dérangeaient ?
Je le répète, je n'ai ici pas la moindre prétention
à répondre à des interrogations qui nous dérangent
tous, ni à donner quelque leçon que ce soit de civisme,
de tolérance, de philosophie. Simplement, la bousculade de
cette série d'anecdotes, en quelques mois, m'a interrogé,
quant à ces arrangements avec le ciel. Nous en avons souvent
évoqué le sujet, notre vie est en permanence envahie
de notes, de comportements, d'informations, d'implications, d'ordre
religieux. Notre existence, elle, selon notre manière de
parvenir à la gérer, s'accommode, ou adhère,
ou ignore, ou refoule, récuse, toutes ces pressions, qui
ne deviennent parfois, avec le temps et une immense tolérance,
que constatations. J'avoue et je le répète, pour ma
part rien, aucune de ces anecdotes et de leurs composantes ne me
perturbe, elles appartiennent à la vie, pas du tout à
mon existence.
Mais je crois, à y réfléchir profondément,
que derrière tous ces arrangements avec le ciel, la vraie
interrogation de tous les êtres humains dans leurs ébats,
leurs errances, leurs recherches, leurs comportements, leurs dérobades
et leurs héroïsmes, leurs vocations et leurs moyens
de défense, (et je me demande si toutes les illustrations
de ces pages ne sont pas que des moyens de défense), demeure
celle de la mort.
l'os court :
« Il y a une foule de femmes très bonnes qui, arrivées
au ciel, veulent savoir si Dieu sort le soir. » Ed Howe