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Lettre
d'Expression médicale n°384
Hebdomadaire francophone de santé
7 février 2005
Deux poids, deux
mesures
Docteur Françoise Dencuff
Et voilà
ça recommence ! Cest certainement
ce que vous avez dû vous dire lors de lannonce de lenlèvement
de Florence Aubenas. Et ce nest pas prêt de sarrêter,
à moins que nous prenions conscience de notre responsabilité
dans ce jeu de poker menteur.
Retrouver la confiance:
Appartenant au « beau » sexe
, il me paraît
intéressant de sinterroger sur la différence de
traitement du problème de lenlèvement dun
journaliste selon quil est mâle ou femelle.
Si vous vous promenez sur les sites de Reporters sans Frontière
ou de Libération, employeur de Florence, vous serez surpris
par les justifications données quant au traitement de la situation.
En bref : « Nous agissons mais il nous faut trouver dautres
façons de mobiliser lopinion. » En clair : «
Ne fatiguons pas notre public avec les difficultés de notre
petit personnel. Et comment allons-nous continuer à nourrir
la bête, vorace dinformations sanglantes ».
Pas de grands panneaux sur les murs de la capitale, pas de messages
enregistrés par les grands noms de notre intelligentsia médiatico-artistico-politique.
Juste quelques secondes ça et là pendant les infos.
Quelle malchance quand même davoir été enlevée
après ses petits copains. Sans compter lembarras des
négociateurs quand au fait de vouloir libérer une femme
qui travaille dans un pays musulman virant vers un intégrisme
de plus en plus affiché
.
Malgré le rejet viscéral de cette forme de guerre de
lâches, il faut aller plus loin et regarder lensemble
de la problématique. Comment pouvons-nous protéger les
personnes dont le métier les amène à travailler
en zone de conflit ? Et plus dérangeant, doivent-elles être
protégées ?
Restaurer la conscience
Nous sommes nombreux à exercer des métiers qui peuvent
un jour ou lautre nous amener à travailler dans un pays
en guerre. Humanitaires de tout bord, journalistes, commerciaux, industriels
La liste est longue.
Mais ce que lon semble oublier cest quil sagit
toujours dun choix. Il ne viendrait à aucun dentre
nous de sétendre sur la mort ou lemprisonnement
dun militaire. Cest son métier de faire la guerre,
sous entendu de se faire tuer. Mais un médecin ou un journaliste
nest pas là pour mourir puisquils sont tout dévoués
à la cause humaine.
En sommes-nous si surs ? Et quelle différence dans le choix
que lon peut faire de partir dans une zone à risque.
Un soldat vous dira y aller par conviction, quil faut défendre
une certaine idée de la liberté. Nest-ce pas le
discours sempiternel sur la liberté de la presse ou le droit
à linformation, aux soins
Y aurait-il donc une hiérarchie
dans le contenu des choix ?
Les bien-pensants et les autres ? Les politiquement corrects ou les
malvenus ?
Partir en Irak est un choix et un choix courageux quelque soit la
mission que lon doit y mener. Mais cest un choix qui implique
une conscience du risque et une responsabilité personnelle.
Le sacro-saint principe de précaution ne peut pas sappliquer
lorsque nous décidons de faire fi de notre sécurité
personnelle pour que dautres humains puissent continuer à
exister, médicalement, socialement, médiatiquement,
même dans un pays ravagé.
Nous pouvons trouver cela stupide ou magnifique, selon que lon
est plutôt Brassens (mourir pour des idées
mais
de mort lente) ou plutôt Chant des Partisans mais pour la personne
qui sengage, ce choix est strictement individuel. Et personne
ne peut et ne doit nous forcer la main.
Renforcer la compétence:
Et cest bien là que le bât blesse. Car peut-on
vraiment imaginer un choix totalement libre de tout besoin de reconnaissance,
dargent, de pouvoir, de célébrité ? Et
que dire du poids de la culpabilité ?
Les médias nous disent quil faut que nous soyons informés.
Alors pourquoi ny a-t-il jamais de reportages sur le Darfour
par exemple. La hiérarchisation de lhorreur est malheureusement
calquée sur limpact affectif. Et il ny a quun
seul passage. Pas de reportage sur la famine au Darfour parce quon
a déjà eu lEthiopie, pas de pub pour Florence
parce quon a eu Christian et Georges
Espérons quun
nouveau tsunami ne va pas se produire tout de suite ! Il ne faut pas
lasser les bonnes volontés. Curieusement il ny a que
les guerres qui ne lassent pas, à condition quon puisse
regarder les images de mort entre la poire et le fromage.
A chaque instant heureusement, la nature ou la bêtise des hommes
fournissent leur lot dimages choquantes.
Essayons donc de réaliser que notre appétit de malheurs
fournit des armes particulièrement efficaces aux détraqués
de tout poil. Quils soient étatiques ou individuels.
La bête se nourrit de la bête.
A croire que dans la morosité ambiante, la vision de plus malheureux
que nous, rassure. On se sent si bien dans notre somptueuse générosité.
Alors pour toutes les Florence (ou les Bruno
) agressées,
enlevées ou tuées dans lexercice de leur métier,
respectons leur engagement, leur choix et ne les rendons pas victimes
de leur courage.
l'os court : «
Appeler les femmes le sexe faible est une diffamation. » Gandhi
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Lettre
d'Expression médicale n°385
Hebdomadaire francophone de santé
14 février 2005
La place du médecin
dans la société
Docteur François-Marie Michaut
Adulée ou couverte de boue, méprisée ou enviée,
notre profession médicale est en plein désarroi moral.
Manipulée par les propagandistes zélés de la
technoscience, elle est en plus sous la contrainte de structures collectives
qui veulent la forcer à se placer sous leur seule autorité.
Les débats en cours sur la dernière convention entre
les médecins et lassurance maladie en sont lexemple.
Laissons de côté les prétextes apparents de désaccord
pour faire émerger le coeur du problème.
Retrouver la confiance:
A force dêtre pris comme objet, instrumentalisé
dirait-on aujourdhui, pour mettre en oeuvre des projets purement
politiques (il nest pas innocent de parler de politique de santé
ni de santé publique), le pauvre médecin clinicien ne
sait plus du tout où il en est. Sa confiance a été
tant de fois abusée par de belles promesses qui nont
jamais été tenues que, tout simplement, il ne sait plus
qui il est. Interrogez-donc des praticiens en exercice, ou des étudiants
en médecine, et posez-leur cette simple question. « Qui
est lemployeur véritable dun médecin en
cabinet ?» Et vous serez surpris dentendre souvent cette
réponse : « Mais, bien sûr, cest la Sécu,
notre patron. » Quand la presse professionnelle annonce
un changement de gouvernement, elle écrit sans rire : «
Médecins, voici votre nouveau ministre. » Comme si, implicitement
et sans discussion possible, les médecins étaient considérés
comme des exécutants du pouvoir politique. Le patron du médecin
ne peut être que celui qui fait appel à lui, son malade.
Il est seul, et ne peut quêtre seul dans son travail clinique,
comme le skipper à la barre de son voilier. Il ny a là
la place daucun ministre, nous le savons.
Restaurer la conscience
Cette collusion entre le politique et les médecins nest
pas une nouveauté. Souvenons-nous modestement, et sans juger,
comment la majorité de nos devanciers a su se plier aux lois
anti-juives de lEtat Français de Vichy. Vous savez, celles
qui interdirent aux israélites, entre autres infamies,
dexercer la médecine. Mettre en avant de glorieux contre-exemples
ne change pas la réalité de notre comportement si volontiers
moutonnier. Si nous voulons bien dérouiller notre conscience
ankylosée par la routine, nous pouvons sortir du désarroi
et de linconfort du grand écart idéologique quon
nous impose. Regardons autour de nous. Partout le point de vue collectif
règne en maître. Quelques psychopathes ( personnalités
anti-sociales des anglo-saxons ) utilisent-ils la route comme terrain
de jeu avec leur vie et celle des autres ? Au lieu de choisir de les
contraindre à respecter les règles de la circulation,
on met en place des machineries à grand spectacle pour empêcher
tout le monde daller trop vite ou de boire trop. Quelques patients,
et quelques médecins abusent-ils des remboursements dune
assurance maladie anémique ? Et bien, là encore, au
lieu davoir le courage de contraindre chacun deux à
se conduire correctement, on imagine de grandes - et coûteuses
- machines réglementaires pour obliger tout le monde, patients
comme médecins, à se soumettre à un contrôle
permanent humiliant pour empêcher (?) les comportements malhonnêtes.
Renforcer la compétence:
Que devient donc notre personne dans tout cela ? Que devient notre
capacité de jugement et de décision, en un mot notre
libre-arbitre ? Mais ils fondent comme neige au soleil. Et lon
sétonne en haut lieu de la morosité des Français,alors
que nous navons jamais été aussi riches matériellement
que maintenant ? Cette personne, notre personne, quon tue tous
les jours un peu plus en lui rognant sa liberté daction
pour son bien, son confort et sa sécurité,
qui a-t-elle encore comme défenseurs ? En vérité,
si lon ouvre bien mes yeux : une seule corporation. Celle des
soignants. Elle est là, la place du médecin dans la
cité, pas dans un enfermement technique, scientifique, administratif,
institutionnel ou politique. Toutes fausses voies, dont on ne cesse
de chanter les louanges dans les médias. Cest cette place
dhomme seul quil faut, à mes yeux, revendiquer
haut et fort, et faire respecter quoi quil en coûte. Pour
que chaque homme, au moment où la maladie, laccident
ou linvalidité le rend encore plus vulnérable
puisse encore disposer de quelquun qui ne roule que pour lui.
Voilà la compétence quil faut renforcer avec toutes
les autres : savoir en toute lucidité, et sans se battre contre
les moulins à vent, percevoir tous les aspects du collectivisme
rampant qui nous envahit pour quils restent à la porte
du cabinet médical.
Oui, il y a un prix à payer pour cette place très excentrique
dans les rouages sociaux. Le praticien est partout et toujours un
homme à part des autres. Dans lantiquité gréco-latine,
le travail de médecin était réservé à
des esclaves, des gens qui ne disposaient pas du statut social de
citoyen. Dans les villages africains, le sorcier - notre cousin traditionnel-
a également une place à part. Sa case est toujours hors
du village. Et, en vérité, même si on ne le dit
plus, celui qui soigne continue dêtre investi dune
quantité importante de renseignements strictement privés
quil a le devoir de garder pour lui, de ne surtout pas partager
avec la communauté des hommes ordinaires, que cela
le met en marge de la communauté.
Et comment ne pas citer ici les propos de lancien numéro
un de la Sécurité Sociale à qui javais
tenté dexpliquer tout cela en 1998. En levant les bras
au ciel, Jean-Marie Spaeth ma dit : « Mais, Docteur, comment
voulez-vous que nous fassions avec vous les médecins, vous
nêtes même pas une profession ! ». Cétait
prophétique.
l'os court : «
Rien nest plus semblable à lidentique que ce qui
est pareil à la même chose.» Pierre Dac
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Lettre
d'Expression médicale n°386
Hebdomadaire francophone de santé
21 février 2005
Spirituel...ment
Docteur Françoise Dencuff
Une alerte sur notre forum interne Exmed-1 a déclenché
moult remous. Un médecin à la notoriété
certaine sautorisait à faire larticle des méthodes
de guérison spirituelle, en loccurrence bouddhiste
Et nous voilà accrochés à nos claviers pour
occire le traître. Comment à laube de notre XXIème
siècle pouvons-nous accepter que lun des nôtres
remette en cause notre si chère (oups !) médecine
?
Retrouver la confiance:
Faut-il que nous nous sentions en danger et que nous soyons terrorisés
de ce qui nest pas médicalement correct. Il est certes
judicieux de raison garder et de nous méfier des gourous
charlatanesques en tout genre. Ils profitent de nos peurs, des fragilités
de nos esprits pour se remplir les poches. Mais
pourquoi reprocher
aux esprits, trop rapidement qualifiés de faibles, de chercher
une « porte vers les étoiles » quand nos yeux
et nos curs sont devenus aveugles et imperméables à
la beauté.
Nous ne pouvons pas parler de spiritualité sans évoquer
la Beauté. Beauté dun geste, dun paysage,
dune parole
Où est donc passée la beauté
?
Plutôt où est enfouie notre capacité démerveillement
? Pas étonnant que dans un monde qui veut tout dévoiler,
montrer le pire et le meilleur à tout prix, certains dentre
nous confondent émerveillement et merveilleux.
Tout doit être démontré, rationalisé,
disséqué sans pitié. Pourtant le mystère
est la finalité de nos existences. Mystère de la naissance
et de la mort. Et là nous nous émerveillons. Cest
le mystère qui engendre lémerveillement, le
merveilleux fait briller les yeux mais engendre la cupidité
ou la jalousie.
Restaurer la conscience
Devant le mystère de la maladie, nous nous devons de rester
émerveillés. En effet malgré toutes nos avancées
techniques, une question reste encore sans réponse : pourquoi
« tombons-nous » malades ? Nous avons une connaissance
de plus en plus précise des agents pathogènes divers
et nombreux qui agressent nos petits corps dautant quils
sont de plus en plus stressés. Mais alors pourquoi lun
et pas lautre. Combien de fois dans lémotion
de lannonce dun cancer le patient ne sest-il pas
révolté en exigeant de nous une réponse immédiate
et sans appel à cette question: pourquoi suis-je atteint
dun cancer du poumon, je nai jamais fumé, jamais
travaillé dans les mines ou avec de lamiante
?
Nous voilà coincés. Nous ne savons pas ? Mystère
?
A lopposé, pourquoi untel guérit et lautre
pas, pourquoi trois grippés dans une famille et un résistant
?
Pourquoi ?
Quelques lettres pour réussir à reprendre la main,
le contrôle, la maîtrise dune vie qui nous échappe
inexorablement. Et devant labsence de réponse des autorités
compétentes, la tentation est immédiate, nous allons
chercher ailleurs. Et nous sommes heureux de trouver des gens qui
ont réponse à tout.
Renforcer la compétence:
Cest là que nous autres, êtres humains, avons
perdu le « sens commun ». Le siècle des Lumières
a sûrement allumé un flambeau qui tente déclairer
les ombres de nos vies. Mais il a aussi banni le mystère,
diabolisé le non savoir.
Nous entendons souvent dire que la médecine est un art. Une
façon comme une autre, pour certains, de camoufler nos incertitudes
et nos bleus à la connaissance. Nous voudrions bien oublier
ce côté artiste, nous retrancher derrière nos
compétences protocolisées et économes.
Pourtant lartiste ne cherche-t-il pas à partager avec
nous sa conception de la beauté ? Nous sommes des artistes
car le soin participe du beau puisquil accepte le mystère.
Mystère de la relation, mystère de la guérison,
mystère de la mort.
Nous avons perdu de vue cette part de mystère et démerveillement
en courant après nos molécules et notre train de vie.
Nous laissons la place libre aux faiseurs de miracles.
Des mystères nous en découvrons tous les jours dans
le silence de nos cabinets. Les médias, dignes héritiers
du flambeau, veulent des réponses. Et entraînent dans
cette folie des patients désemparés, délaissés
souvent par ceux dont ils attendent le secours.
Prenons le temps de leur faire partager notre émerveillement
devant le mystère de la vie. Aidons-les à accepter
linconnu qui alimente à chaque instant leur parcours
et le nôtre. Acceptons de comprendre que le Pourquoi est au
bout du compte, lorsquil sapplique à la vie,
le seul mot
interdit !
l'os court :
« Puisque ces mystères nous échappent, feignons
den être les organisateurs.» Jean Cocteau
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Lettre
d'Expression médicale n°387
Hebdomadaire francophone de santé
28 février 2005
A la folie
Docteur Jacques Blais
Je suis persuadé, ou au moins j'imagine aisément,
avoir évoqué plusieurs de ces silhouettes dans divers
textes auparavant. Avec, les années passant, le recul et
le retrait confortable à l'abri aidant, le sentiment à
présent d'une certaine...tendresse, pour ces êtres
à part, ceux que je nommais "mes fous" en toute
sérénité lucide. Tous atteints de différentes
formes de maladies mentales, tous d'une fidélité à
toute épreuve, pour savoir revenir vers leur praticien basique.
Et même le rythme de leurs visites proposait une signification
évidente, la nature de leur démarche à chaque
épisode, parfois "tordue" en apparence pour les
raisonnements usuels, disait autre chose, qui me rappelait si souvent,
à moi, ces sortes de pouvoirs magiques que les africains
prêtent à leurs "fous du village" qu'ils
protègent, aident, et...vénèrent sans doute
un peu.
Retrouver la confiance:
Tous ces êtres donnaient l'impression de placer une confiance
absolue dans leur médecin. Serge et Brahim, sans se connaître
ni se côtoyer, avaient la même étrange manière
de jouer des rôles de faux gangsters de films. Ils apparaissaient
dans ma salle d'attente, fluides et mystérieux, vêtus
du même genre d'imperméable couleur de muraille, d'un
chapeau à large bord masquant un regard lui-même retranché
derrière des lunettes noires... Serge me toisait avec un
sourire narquois, lui, tandis que Brahim me baisait passionnément
les mains.... Le premier est mort, un peu fortement étouffé
par l'oreiller de son voisin de chambre, dans un foyer d'accueil.
Le deuxième a dû parvenir, d'invalidités en
hospitalisations, de retours au pays en réapparitions, à
un âge voisin de la retraite. Il avait travaillé quelques
années dans les automobiles, comme tout le monde, et il aimait
bien ses copains...
René, gardien de prison, aura passé vingt ans à
m'affirmer que c'est lui qui aurait dû se trouver derrière
les barreaux, tant il s'estimait indigne, s'accusait de mille fautes.
Passé en invalidité avec l'aide du médecin
du travail pénitentiaire, il a utilisé, quand il était
en extrême crise de paranoïa, une énergie énorme
à courir dans la forêt, comme pour tuer quelque chose
en lui, punir son corps, le défoncer, en revenant sans cesse
m'expliquer qu'il se demandait comment sa femme pouvait le supporter.
Restaurer la conscience
Nous appelions très amicalement Louis "le fou de H."
du nom de la ville où il habitait, à quinze kilomètres.
Extrêmement intelligent, Louis me tenait des discours étincelants
sur les expositions qu'il avait visitées, élaborait
des théories lumineuses, comprenait tout. Mais "on"
lui en voulait toujours, "on" l'avait empêché
de passer les concours administratifs auxquels il aspirait, ses
collègues l'écartaient, lui faisaient la tête,
son frère le heurtait, les femmes le repoussaient. Seule
sa mère, parfois, demeurait pardonnable. Louis m'envoyait,
de partout, de fabuleuses cartes postales calligraphiées
de façon plus qu'obsessionnelles, des oeuvres d'art. Il dessinait
même le timbre, ce que les services de la Poste avaient du
mal à comprendre, et qui me coûtait une taxe répétée.
Karim, lui, venait très souvent me livrer des fragments de
son corps décomposés en odeurs. Un jour ses aisselles
sentaient, et cela lui posait problème, il tenait à
m'en entretenir, un autre soir il allait m'expliquer, de 20h30 à
21h30, que la fragrance de son sexe venait de se modifier, une autre
fois les émanations de ses pets changeaient et cela l'inquiétait.
Le pire était, pour lui, son oesophage, qu'il avait fait
explorer dix fois sans succès. Les relents persistaient.
Karim était très malheureux, tendu, agité,
il marchait de long en large dans mon bureau, il délirait
fréquemment, accusait la terre entière.
Dans le domaine des odeurs, Nabil détenait un record, car
il ne se lavait jamais. Cet homme chétif, rabougri, doté
d'un visage tortueux, tourmenté, remanié, m'apportait
régulièrement, à date fixe, dans un plastique,
tous les tickets du supermarché du secteur de ses courses
de la semaine. Comme il les prenait pour des vignettes de
médicaments, son discours s'en servait pour gronder, pester,
tonner : "Il faut que tu fasses la Justice (et il apposait
une énorme majuscule marquante, sonore, violente, à
justice) mon docteur, tu dois éliminer les femmes, TOUTES
les femmes de la Sécurité Sociale, il faut la Justice
!"
Mais Nabil, tout comme Karim ou Louis, ou René, travaillait.
De même que Yildirim. Qui expliquait à tous ses thérapeutes
"qu'on lui donnait sans arrêt des ordres par radio dans
sa tête" Un jour, avec grand intérêt, je
suis allé visiter l'usine d'automobiles. Et en passant devant
le poste de travail de Yildirim, je me suis rendu compte qu'il y
avait, juste au dessus de lui, un haut-parleur diffusant informations,
musique, et indications. Exactement ce qu'il fallait pour mêler,
dans le délire de cet homme, authentique, la réalité
d'une situation et la fiction de ses constructions mentales ...
Renforcer la compétence:
Dans la pathologie de Pierrette et de Claude, le téléphone
jouait un grand rôle. Quand elle passait en phase maniaque,
Pierrette se mettait à téléphoner frénétiquement.
Elle appelait sept fois sa fille résidant à l'étranger,
le journal local, le directeur de l'école de son fils. Ou
elle entrait en communication avec moi, pour me demander mon avis
: "comme Requiem pour la cérémonie de sa grand-mère
(décédée depuis 10 ans) celui de Verdi était-il
préférable à Fauré, ou mieux encore
à Mozart ?" Pour Claude, les appels provenaient
en général des autorités. "Allo ? Ici
la gendarmerie de B., dans le Calvados. Nous venons d'intercepter
un individu qui roulait à 183 à l'heure à bord
d'une Porsche volée, et qui nous a tiré dessus à
trois reprises. Il prétend bien vous connaître. Vous
confirmez ?" Ou bien : "Adjudant-chef M. en Alsace.
Une habitante de la commune a fait connaissance, dans la cour de
sa ferme, d'un homme entièrement nu, oh pour le moment il
est calme, et il affirme que vous saurez qui il est. Vous confirmez
?" Ou parfois : "Ici la Gare de V., en Auvergne, nous
venons de bloquer un homme qui circulait à pied sur les voies,
depuis 3 kilomètres. Et il nous a demandé de vous
appeler, vous voyez de qui il s'agit ?"
Claude adorait les trains, Pierrette aimait la musique. Et tous
deux présentaient des accès maniaques fréquents,
avec précisément ces quelques points spécifiques
à noter dans leur évolution.
Je n'ai pas évoqué Henri, ni Marie, ayant déjà
été bien trop long. Comme d'habitude. Trois points
me semblent intéressants à noter dans ces cruelles
réalités de l'exercice de la médecine de proximité.
D'abord le médecin de terrain, qui n'est pas un psychiatre,
est fréquemment celui qui sert cependant de repère
pour ces êtres égarés dans leur pathologie mentale.
Bien souvent, c'est vers lui que les patients en détresse
se tourneront, reviendront en premier. Comme un pivot, une sorte
de membre de la famille.
Ensuite il m'a toujours paru évident que la vie aux côtés
d'un malade mental est très probablement la pire épreuve
humaine qui soit. Parce que la réciprocité d'un échange
fructueux, celui qui existe avec un handicapé, un malade
en fin de vie, est généralement absente, ou faussée,
ou tragiquement improbable. Claude, lors d'un de ses accès,
alors qu'il était hospitalisé, a tenté de se
pendre. Un infirmier est arrivé. A temps, ont affirmé
les réanimateurs. Trop tôt, m'a confié
sa mère, sa traduction à elle. Et quand Claude décidait,
de temps en temps de revenir à la maison à 3 heures
du matin, c'était aussi trop tôt, surtout qu'il choisissait
toujours de rentrer par la fenêtre, en explosant la baie vitrée.
Et sa mère, bien des fois, m'a confié combien elle
avait hésité entre se tuer et le tuer, ces nuits là...
Là encore, le médecin de famille est souvent l'unique
point d'ancrage, quand parler est indispensable, et que l'on peut
encore trouver quelques uns de ces praticiens là, rares,
disponibles n'importe quand...
Enfin dernière remarque, il existe, pour de si nombreux patients
issus d'une autre culture, d'un autre pays, pratiquant une autre
langue que la nôtre, des centres de psychothérapie
en langue maternelle, tellement indispensables. Mais liés
dans la plupart des cas à des initiatives privées,
personnelles, avec des fonds particuliers. Pour que ces êtres
déjà perdus dans leur tête et leur esprit puissent
ne pas de nouveau se perdre dans une langue, une incompréhension,
une relation, totalement étranges et étrangères,
dans un monde déjà si hostile. A la folie...
l'os court :
« Nous naissons tous fous.
Certains le restent. » Samuel Beckett
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Lettre
d'Expression médicale n°388
Hebdomadaire francophone de santé
7 mars 2005
Dossier médical
: quel progrès ?
Docteur François-Marie Michaut
Les promoteurs de la réforme de lassurance maladie
votée par le Parlement en France ont décidé
que chaque citoyen de notre beau pays devra être muni dun
dossier médical personnel informatisé dans deux ans.
A quelques remarquables exceptions près (1) , bien peu de
voix se sont élevées pour discuter du bien-fondé
de cette décision. Et en évoquer les dangers éventuels
pour chacun dentre nous dans sa vie personnelle.Retrouver
la confiance
Retrouver la confiance:
Passons rapidement sur le fait quil na jamais été
prouvé que la possibilité daccéder à
un dossier médical complet (donc complexe) permettait de
mieux soigner les malades. Dès ses plus jeunes années,
chaque apprenti médecin a été confronté
aux dossiers des patients hospitalisés, prenant rapidement
un tel embonpoint quils devenaient inconsultables. Vous savez,
selon le principe bien connu : trop dinformation tue linformation.
A-t-il été démontré que les patients
soignés à lhôpital bénéficiaient
de meilleurs soins que ceux quils reçoivent dans nos
modestes cabinets médicaux individuels ? Naturellement, non.
Et nous, médecins, entendons ce que nous disent les malades
et leur famille. Affirmer quun dossier médical unique
permettra obligatoirement de soigner mieux - et, surtout, moins
cher- est, soyons modérés, une imprudence intellectuelle,
ou, parlons sans détour, un abus de confiance.
Restaurer la conscience
Il faut avoir pleinement conscience des effets pervers inévitables
de ce fameux dossier médical. Le médecin est un être
humain, pas un surhomme. Il a besoin, pour bien travailler, de comprendre
ce qui se passe dans la personne qui vient le voir. Il a besoin
de trouver ses propres points de repère dans lobservation,
dans lécoute, dans la parole quil conduit à
sa façon, et enfin dans son examen clinique. Laccessibilité
immédiate dune masse de données disparates,
dopinions, de diagnostics formulés par dautres,
ne constitue-telle pas autant de sources de confusions, derreurs,
de fausses pistes ? Adhérer rapidement - et oui, le temps
est toujours compté - à la tonalité générale
dun dossier, cest aussi diluer sa responsabilité
personnelle de médecin dans une pseudo responsabilité
collective de tous les soignants antérieurs. Michaël
Balint a fort bien parlé (2) de cette question des gros
dossiers, et dun certain type de pratique médicale
conduisant à la dilution des responsabilités.
Cela le public doit le savoir, car , au bout du compte, cest
à lui de choisir sil veut des médecins de dossier
ou sil a besoin de vrais médecins responsables de chaque
personne.
Renforcer la compétence:
Ce dossier médical, pour être accessible partout et
sans délai, sera informatisé. Là encore, il
nous affirmé, la main sur le coeur : Ne craignez rien,
braves gens, personne ne pourra sy introduire frauduleusement,
notre technique est dune sécurité absolue.
Nimporte quel informaticien sait quaucun système
nest inviolable, cest juste une question de moyens.
Une de nos colistières dExmed, avec son Association
de Défense des Assurés sociaux, nous a fait récemment
une démonstration dinfraction avec la carte Vitale.
Enfin, et surtout, quelle que puisse être la solidité
de la technique, qui pourra résister à livrer volontairement
les informations contenues à son banquier pour obtenir un
prêt ? Ou à son futur employeur pour obtenir le poste
convoité ?
On a effectivement, par imprudence élémentaire, mis
le doigt dans un système dont les inévitables perversions
seront liberticides. Et tout cela, pour quelle raison avouée
? Pour sauver un système dassurance maladie, déjà
condamné à mort par les lois antimonopoles de cette
Union Européenne dont nous sommes depuis sa création
un des leaders.
(1) D. Labayle, Un dossier trop bien informé,
Le Concours Médical du 9 février 2005
(2) M. Balint , Le médecin, le malade et la maladie
. Payot 1966.
l'os court :
« La liberté est
un mot qui a fait le tour du monde et nen est jamais revenu.
»Henri Jeanson
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Lettre
d'Expression médicale n°389
Hebdomadaire francophone de santé
14 mars 2005
De lannonce
à
la dénonciation
Docteur Françoise Dencuff
Comme nous le savons « lenfer est pavé de bonnes
intentions » ; dans le genre nouveauté technocratique
nos grands pontes nous en ont sorti une bien bonne : la consultation
dannonce !
Il fallait voir le Pr. Henri Pujol, patron de la Ligue contre le
Cancer, ce matin là sur LCI. Comme il est facile lorsquon
nest plus en exercice de juger les autres. Il me souvient
du temps où, jeune et belle
mais déjà
blonde, je me proposais daller gratuitement au centre anti
cancéreux de Montpellier pour accompagner les patients. Mais
enfin, me suis-je entendue répondre, ils sont très
bien soignés et le cancer nest pas psychologique.
Bref, comme seuls les imbéciles ne changent pas davis,
réjouissons-nous de lintelligence de nos penseurs.
Retrouver la confiance:
Oui mais laquelle, celle de nos patients ou la nôtre. A moins
quil ne sagisse des deux. Celle des patients dabord
qui de réformes en plan blanc à grands renforts médiatiques
ne savent plus à quel Albert Schweitzer se vouer.
Avec quelle facilité les associations « dusagers
de la médecine » poussent des portes déjà
ouvertes.
Il est vrai que la confiance dans la médecine ne fait plus
recette. A qui la faute ?
A tous ! Aux médecins qui sous prétexte dun
savoir difficile à partager ont pris leurs patients pour
des enfants un tantinet retardés. Aux patients qui sous prétexte
de leur faiblesse étaient bien contents que nous sachions
à leur place, et puis comme ça ne leur coûte
rien
Aux médias qui transforment linformation
en sensationnel, aux financiers qui ont compris depuis longtemps
limpossibilité de lobligation de résultat
et en profitent pour se remplir les poches au détriment souvent
de leurs propres clients
Et quelle confiance ? Laveugle ou léclairée
?
Nous navons pas besoin du soutien de patients confis en dévotion
devant notre noble savoir. Nous ne voulons pas quils nous
fassent confiance mais quils fassent confiance à notre
professionnalisme. Il y a le même pourcentage dimbéciles
chez les médecins que dans le reste de la population mais
lidiotie nest pas forcément le signe dun
manque de savoir faire.
Pour ce qui est du savoir être je pense que tous les humains
peuvent regarder la paille qui est dans leur il avant de chercher
la poutre chez leur toubib.
Restaurer la conscience
Comme jai fait mes études chez Papa Rabelais, jai
bien retenu la leçon : science sans conscience nest
que ruine de lâme. Seulement voilà, lâme
ne se dissèque pas, ne sexplore pas, ne sanalyse
pas. Alors sil y a ruine on réglera ça quand
le moment sera venu. Cest certainement ce que doivent se dire
bon nombre dentre nous : politiques, dirigeants dentreprise,
chercheurs, médecins
plombiers.
Pourquoi fustiger la conscience des médecins dans un monde
qui nen a plus ?
Pourquoi nous ? En tout cas faute de conscience, nous avons de la
constance à toujours vouloir exercer ce métier.
Pourquoi donc le manque de conscience du médecin serait-il
plus grave que celui du postier ? Ah ! Je vous entends déjà
: parce que nous nous occupons de la santé. Et oui ! Sa Majesté
Santé avec sa copine la Faucheuse. Il est facile de traumatiser
avec le spectre de la maladie, du mauvais soin, de lerreur.
Il est vrai quun certain nombre dentre nous, les médecins,
sont plus que limite quand il sagit de faire preuve de compassion.
Rassurez-vous, je ne citerai pas de noms
même si lenvie
me démange. Certes, par lâcheté ou par indifférence
coupable camouflée sous le manque de temps, les médecins
ne prennent pas toujours les précautions nécessaires
pour annoncer que tout à coup votre vie ne tient plus quà
un fil
pardon une perf.
Alors comment faire ? Croyez-vous vraiment, vous, les profanes,
que la présence dune infirmière ou dune
psy (vous voyez le pouvoir est au masculin et les petites mains
au féminin : un médecin, une psy, une infirmière
)
pourra vraiment adoucir lannonce dun cancer.
Jécoutais avec attention ce matin les interventions
sur LCI. Tous les malades témoignaient de leur solitude face
à la maladie. Pourrait-il en être autrement ? Nous
pourrions paraphraser le célèbre : un seul être
vous manque et tout est dépeuplé en la santé
vous manque et vous voilà esseulé. Toutes les grandes
épreuves de la vie : la mort, le divorce, le chômage,
la maladie grave nous mettent face à nous-mêmes et
seuls. Même si dautres que nous vivent ou ont vécu
ces évènements, nous sommes seuls à affronter
la peur. Personne ne peut vraiment nous rassurer, juste nous faire
entrevoir quau bout du tunnel existe peut-être la lumière.
Lumière de vie ou de mort, nous nen savons rien. Et
la peur qui sinfiltre dans chacun de nos instants et contre
laquelle nous devons nous battre dans la nuit.
Renforcer la compétence:
Alors certes il est grand temps que les études médicales
prennent un peu mieux en compte les capacités relationnelles
des carabins. Il est temps que les blouses blanches
au col
relevé, fassent preuve dhumilité face à
la détresse du patient. Quelles naient plus peur
daffronter le désespoir dune vie qui peut sachever.
Quelles osent parler de leur propre peur face aux dires, le
leur et celui de leurs patients.
Oui ! Nous avons à renforcer notre compétence relationnelle
et notre savoir être face aux autres. Nous ne savons pas tout,
nous ne pouvons pas tout, nous nosons pas tout. Le roi est
nu, vive le roi !
Mais de là à faire croire aux patients que nous avons
besoin dun intermédiaire pour gérer leur détresse
! Quelle honte ! Avouons alors que cest pour nous que nous
invitons un tiers afin que nous soyons enfin délivrés
des reproches pesants sur notre manque de communication. Super,
les juristes nont cas bien se tenir nous aurons un témoin.
Et voilà comment on manipule les médecins et les patients.
Juste une question de gros sous.
Sil nous reste encore un tant soit peu de fierté dêtre
médecin, et surtout dénergie, exigeons que le
recrutement des futurs diaphoirus soit plus soucieux de cette relation
tellement délicate mais expliquons à nos patients
que cette consultation dannonce nest quun leurre
et quelle ne supprimera pas magiquement la terreur de mourir.
l'os court :
« Pour faire du bruit, on
choisit les petites gens et les tambours. » Lichtenberg
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