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Lettre
d'Expression médicale n°408
Hebdomadaire francophone de santé
25 juillet 2005
Pour qui roulons-nous
?
Docteur François-Marie Michaut
Les performances - absolument folles pour qui est déjà
monté sur un vélo - des coureurs du Tour de France
nous fournissent loccasion dune interrogation sur lindépendance
professionnelle des médecins dans notre société.
Car notre code de déontologie, dans la droite ligne du vénérable
serment dHippocrate, fait théoriquement de cette indépendance
vis-à-vis de tous les pouvoirs lun des fondements de
lexercice médical.
Retrouver la confiance:
La lutte contre le dopage en matière de sport, disons-le
net, est une gigantesque partie de poker menteur. Il sagit
en fait dune course entre des inventeurs - souvent médecins-
de détournement de substances chimiques afin daméliorer
toujours plus les performances des athlètes, et des contrôleurs
- médecins aussi - de la non-utilisation de substances interdites
dans les compétitions. Inventeurs et contrôleurs se
livrent une discrète bataille qui laisse sur le carreau deux
types de victimes. Dabord, les sportifs eux-mêmes, comme
lont déjà montré dans le passé
de terribles histoires de dopage aux anabolisants, aux corticoïdes
ou aux antalgiques. Payer toute une vie une médaille bien
éphémère, cest disproportionné.
Et ensuite, cest le public, vous et moi, qui sommes trompés
gravement quand on nous proclame labsence de dopage dans nos
jeux du cirque. La stricte vérité serait de dire et
de redire : Les examens permettant de dépister les
procédés actuels dusage de substances dopantes
se sont révélés négatifs. Nous, experts,
ne pouvons cependant pas affirmer que les athlètes examinés
ne sont pas sous linfluence de substances ou de procédés
que nous ne connaissons pas encore, ou que nous navons aucun
moyen de détecter. Bon, daccord avec vous, la
formule risque de rebuter les biens modestes lecteurs que nous sommes.
Restaurer la conscience
Pour qui travaillent les médecins dans ce domaine du sport,
telle est la question à se poser. Les praticiens des épreuves
sportives agissent en tant que salariés. Ils se doivent donc
de répondre aux demandes de leur patron. Plus de performances,
pour mieux vendre les spectacles sportifs ? La tentation
est alors grande de puiser dans ses connaissances médicales
pour obéir à cet ordre. Plus defficacité
dans la recherche de pratiques de tricherie interdites par la loi
? Pas de problème, je mets toute mon énergie à
courir après les hors-la-loi. Mais, là-dedans, une
fois encore, deux absents de marque. Les sportifs, leur avenir et
leur vie personnelle menacés par des scandales destructeurs.
Et de lautre côté, les braves gens trompés
par la fausse apparence de transparence dun monde qui alimente
leurs rêves, et ceux de leurs enfants qui se lancent dans
des pratiques sportives où risquent dintervenir très
tôt de multiples raccourcis pour aller artificiellement
plus vite, plus fort, plus haut.
Renforcer la compétence:
Au delà de cet univers limité, ne nous cachons pas
que la même nature de question devrait se poser à chacun.
Pour la résumer, la voici : Pour qui roule le médecin
que jai en face de moi ? . Si ses revenus ne dépendent
que des actes médicaux quil accomplit lui-même,
la situation est claire. Cest pour le patient lui-même
que roule le praticien. A moins que son doctoral ego ne lui interdise
de considérer la personne en face de lui autrement que comme
un objet ou une matière première. Dès que le
médecin est salarié, par exemple dans un hôpital,
un service de recherche, une administration, une entreprise, la
relation avec le patient est fondamentalement différente.
On nest plus, quoi que certains cherchent à le faire
croire, dans une relation duelle médecin-malade. Le tiers
de lemployeur est là, et bien là. Le médecin
salarié est obligatoirement sous la dépendance de
celui qui le paye. Cest la substance même de tout contrat
de travail. La question des interférences, voir des contradictions
entre les attentes ( légitimes ) des employeurs, et les attentes
( non moins légitimes ) des bénéficiaires
est rarement posée clairement. La situation de lorganisation
de la médecine dans les chemins de fer français est
édifiante dans cette confusion des rôles. On demande
aux mêmes médecins, dits détablissement,
dassurer pour les mêmes agents la double fonction de
médecin traitant et de médecin du travail. Cela ne
semble faire tousser personne, sauf quelques malheureux cheminots
qui se font piéger par cette double casquette, par exemple
quand ils ont un problème dalcool.
Il y a là, à nos yeux, une véritable question
déthique. Quand on se penche sur les aspects économiques
des pratiques médicales en cherchant partout dans les comptes
comment dépenser moins et mieux, ne laisse-t-on pas de côté
cette interrogation centrale ? Quel est le statut du médecin
qui assure les meilleurs soins aux malades ? Est-il concevable que
toute la médecine hospitalière publique, tous les
postes denseignants et de chercheurs en médecine dépende
de la seule fonction publique en France ? Est-il concevable que
la pratique de la médecine générale en cabinet
soit impossible en dehors du statut privé ? Peut-être
est-ce la meilleure formule, peut-être non. Mais où
sont donc les études comparatives qui permettraient de se
faire une opinion qui ne soit pas biaisée par des questions
dintérêt ou didéologie ?
l'os court : «
Le gouvernement sème des fonctionnaires et le contribuable
récolte des impôts. » Georges Clémenceau
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Lettre
d'Expression médicale n°409
Hebdomadaire francophone de santé
1er août 2005
Que nous raconte
Boris Cyrulnik ? (1)
A. Enfance et Adolescence
Docteur Jacques Blais
Les ouvrages de ce chercheur, pour reprendre une de ses expressions,
nous dirons de ce "décrypteur d'énigmes et réparateur
de mondes mentaux" portent généralement de jolis
titres. Parler d'amour au bord du gouffre, (Odile Jacob, 2004) en
ajoute un superbe. Le travail que nous vous proposons ici n'a rien
d'une thèse, ni d'une interprétation, plaçons
le davantage comme un travail de journaliste, rapportant à
sa manière une vision synthétique d'un livre, pour
mettre en évidence la démarche de l'auteur, donner
envie de le lire, et en offrir des points jugés subjectivement
comme essentiels et éclairants.
Pour éviter une longueur outrancière à nos
textes (elle l'est déjà !), nous fractionnerons en
deux parties cet exposé, en abordant en premier l'enfance
et l'adolescence, en second lieu ultérieurement les couples
et la descendance. Sachant que, si ce volume-ci dans son ensemble est
davantage tourné vers l'exploration des modèles affectifs
conduisant à l'amour et aux choix réciproques des
membres d'un couple, il reprend naturellement, comme l'auteur en
a l'habitude, les points fondamentaux qui mènent de l'enfance
à l'âge de l'amour et de la vie en couple.
Retrouver la confiance:
De quoi nous parle Boris Cyrulnik dans tous ses livres ? De l'attachement,
de la résilience, et du traumatisme.
Sous le vocable de traumatisme, qu'il applique plus volontiers aux
évènements comme la déportation, exemple fréquent
concernant les adultes plus âgés, il utilisera souvent
aussi le terme de blessure, des enfants, des adolescents, des adultes
blessés, et il inclura toutes les formes de maltraitance,
coups, privations, les violences physiques, viol, inceste, et puis
tous le domaine des pertes, des abandons, des deuils, etc. La fameuse
résilience répond, au départ, à une
sorte de définition physico-chimique, celle de certains métaux
possédant la propriété de retrouver leur état
initial après divers "traitements" traumatiques,
torsion, fusion, martelage et autres. Chez l'humain, cette résilience
devient à la fois une capacité liée à
certains êtres de récupérer des traumatismes,
un discours consistant à ne pas se soumettre à ceux
des contextes familiaux, institutionnels ou culturels, pour
redevenir soi à distance d'évènements traumatiques.
Et enfin, Boris Cyrulnik lie toujours cet état et cette capacité
de résilience à une occasion ou une circonstance d'attachement,
qui aura permis humainement de récupérer et de régénérer.
En définissant quatre styles affectifs à cet attachement,
selon qu'il sera sécure, ambivalent, évitant, ou désorganisé.
Modifiant et modulant alors l'avenir.
Dans l'évolution, étudiée au fil des recherches,
de cette mise en confiance des êtres, plusieurs constats sont
établis. Grâce à la rencontre d'un personnage
signifiant, affectif, sexuel, ou culturel, 28 % des enfants "blessés"
s'amélioreront au cours de l'adolescence. Si l'on suit 100
adolescents tout venants dans leur évolution, 66 sont
bénéficiaires d'un lien serein. Et pourtant, 15 chuteront
, paradoxalement en raison d'un milieu trop sécurisant, la
pléthore affective abîmant autant que la carence. Parmi
les 34 autres adolescents, à l'attachement insécure,
10 parviendront à rattraper leur sécurité,
soit par le hasard de rencontres positives, soit par une avidité
à rechercher de telles rencontres. Donc un total de 60 adolescents
sur 100 sortiront bien de ce passage.
Restaurer la conscience
Soyons conscients de ce que ce passage de l'adolescence détermine
naturellement bien des caractéristiques ultérieures.
Avec une nette différenciation sexuelle, comme on peut l'imaginer.
Pour la fille, l'approche de la grossesse, de son idée au
moins, amène bien des questions : sur son corps et sa
capacité à enfanter, sur sa mère, saura-t-elle
et devra-t-elle l'imiter, et enfin sur son futur mari, pourra-t-elle
compter sur lui ? Plus des interrogations liées à
notre époque, et au regard social sur les mères. La
société va-t-elle réduire cette femme à
son rôle de mère, ou lui permettre un épanouissement
personnel ? Pour le garçon, la dualité angoissante
se situe entre se mettre au service de ce foyer futur, ou s'enfuir,
avec une terrifiante angoisse de se faire dominer par sa femme-mère.
Et on constate une grande différence entre les conceptions
du célibat, dont on sait qu'il progresse beaucoup dans la
génération actuelle. Les garçons carencés
fuient les femmes qu'ils aimeraient aimer, et leur célibat
est un échec relationnel, un désespoir, et une solitude.
Les filles carencées agressent les hommes qui profitent d'elles,
et leur célibat représente une instabilité
affective et une agressivité provoquée par les contresens
sexuels pour l'adolescente dont les élans n'ont pas été
compris.
Un aparté et un paradoxe absolu que l'on expliquera
plus loin de nouveau, à propos des effets pernicieux de l'excès
envahissant d'une affection empêchant certains adolescents
de se personnaliser. Autrefois, on employait le formule "elle
a pris le voile" en évoquant les jeunes filles qui réfugiaient
leur solitude, leur désamour, dans un couvent, actuellement
on dit parfois "elle s'est mise à porter le voile"
avec simplement un changement de religion. Et Boris Cyrulnik va
jusqu'à évoquer dans ce comportement, chez certaines
de ces jeunes femmes bien élevées, aux parents affectueux,
trop, attentifs et généreux, d'origine absolument
non musulmane (la télévision en montrait très
récemment une, devenue présentatrice d'un journal
télévisé sur une chaîne islamiste), une
manière complètement paradoxale de "liberté
acquise grâce à la soumission". Une enfance fusionnelle
les a empêchés, ces jeunes gens, de se personnaliser,
et ils optent pour une religion intégriste, un slogan extrémiste
d'un parti, une secte éventuellement, pour quitter leur famille
en demeurant dans un groupe car ils ne pourraient s'en passer.
Renforcer la compétence:
L'auteur aborde également, par le biais de ce principe, un
enfant est "gâté" autant par un excès
d'affection que par son manque, il suffit juste de modifier le sens
du mot, les anomalies dont son statut de thérapeute a construit
les cibles de sa compétence.
Une modification de comportement finalement positive, celle de ces
"enfants mascottes" que l'on voit dans les orphelinats
par exemple. Ils deviennent si affectueux et gentils pour tous que
les adultes les adorent. Ils se construisent ainsi des défenses
en maintenant des passerelles dans un monde en ruine. D'autres enfants,
étouffés par un excès d'affection, ou empêchés
d'aimer en étant confiés en permanence à des
"intermittents de l'attachement", gardiens et preneurs
en charge épisodiques, se comporteront avec leurs copains,
leur premier amour, avec un même lien affectif de soumission.
Et puis il y a ceux que Boris Cyrulnik nomme les "nourrissons
géants", issus de parents vulnérables, trop attachés
à leurs enfants, qui fabriquent des sortes de "petits
vieux" devenant parents de leurs parents. Ces centres du monde,
se développent comme des carencés affectifs, et parviennent
à l'âge du couple en se soumettant à l'autre.
Il faut reconnaître que cette catégorie d'enfants est
en train, phénomène culturel, d'envahir l'Europe après
les Etats-Unis.
Ces enfants font la loi. C'est une évolution sociale, autrefois
la femme souhaitait donner un enfant à son mari. Dans la
génération actuelle, la femme cherche à donner
un père à son enfant. L'enfant fait autorité,
et donne le tempo du couple, rythme ses horaires, ses déménagements,
son emploi du temps. Ceci étant lié à la disparition
de l'autorité paternelle. C'est l'enfant qui énonce
l'interdit, et non plus ses parents. Ne serait-ce que d'ordonner
quelque peu aux parents de rester ensemble, pour lui. L'enfant
ne doit plus la vie à ses parents, c'est lui qui donne sens
au couple parental.
Boris Cyrulnik a depuis dix ans décrit et étudié
ces adolescents maltraiteurs et leurs parents battus. Quand le milieu
social de ces ados a supprimé les apprentissages des inhibitions,
leur monde mental devient celui où manger, dormir, jouir,
frapper et hurler sont les comportements de base. Nous médecins
de famille avons tous connu de nombreux exemples de ces familles.
De manière "frappante" tiens tiens, ces ados maltraiteurs
atteindront, une fois stabilisés, un niveau culturel
ou universitaire plus que correct, et ils opteront pour des métiers
de redresseurs de torts, de récupérateurs de dettes,
devenant huissiers, policiers, juristes. J'ai le souvenir personnel
de deux "adorables blondinets" tapant sauvagement
sur leur mère, dans deux familles très aisées,
et qui tous les deux sont devenus de respectables officiers de gendarmerie.
Les parents eux-mêmes, dans ces familles bousculées
par des "nourrissons géants" incontrôlables,
ont un niveau social élevé : 30 % de juristes, 20
% de psychologues, la profession suivante étant statistiquement
celle de....médecin !
Boris Cyrulnik apporte sa vision de cette partie de son livre en
écrivant : "Ces nourrissons géants ont été
mis au monde par notre culture technique, et par cette évolution
vers l'idolâtrie de l'enfance. Mais on note que ces enfants
là, centres du monde et tyrans domestiques absolus, deviennent
des soumis sociaux dans leur entrée dans le monde des adultes".
Nous entrerons nous-mêmes dans ce monde des couples dans la
deuxième partie de ce texte.
(*) NDLR : Notre ami Jacques Blais, décédé
en avril 2005, avait écrit pour exmed cette LEM. Cest
avec émotion, et avec une pensée pour sa famille,
que nous partageons ce moment avec lui.
l'os court : «
Les jeunes sont toujours prêts à faire bénéficier
leurs aînés du bénéfice de leur inexpérience.
» Oscar Wilde
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Lettre
d'Expression médicale n°410
Hebdomadaire francophone de santé
8 août 2005
Que nous raconte
Boris Cyrulnik ? (2)
B. Couples et descendance
Docteur Jacques Blais
Nous reprenons ( consulter LEM 409) le fil du dernier livre de
Boris Cyrulnik, "Parler d'amour au bord du gouffre", où
il nous conte la vie et l'existence, car il existe dans la pédagogie
de cet écrivain une manière de livrer une expression
scientifique sous des dehors d'histoires, souvent terrifiantes,
mais dont la fin est la plupart du temps sinon heureuse du moins
optimiste. Après qu'il ait développé les douloureux
chemins de l'accession du petit être humain à l'âge
des amours, l'auteur aborde la fabrication des couples.
On pourrait résumer l'idée du titre dans ce que Boris
Cyrulnik appelle "le moment amoureux". Dont il rappelle
combien il est un virage fondamental, excitant et dangereux, puisque
ceux dont l'attachement est insécure vont s'y trouver en
situation à grand risque, mais même quelques sujets
à attachement sécure également. Bien pris,
ce virage, qui est ce symbole du gouffre au bord duquel les protagonistes
parlent de s'aimer, va être source d'un très grand
progrès.
Retrouver la confiance:
Comment un être, porteur de tout ce qu'il a acquis de son
enfance et de son adolescence, ces traumatismes et ces bonheurs,
et ces attachements qui lui sont propres, qui peuvent être
devenus, on l'a compris, sereins, ambivalents, évitants,
ou confus, et donc sécures ou insécures d'après
le vocabulaire de l'auteur, peut-il en confiance plonger ses yeux
dans ceux de l'autre, tenir sa main, lui parler et l'écouter,
pour envisager et lui proposer une vie commune ?
Cyrulnik rappelle déjà que, dans un échange
entre les êtres, seuls 35 % du message proviennent des mots,
le reste résidant dans le non verbal des attitudes, des comportements,
de la manière de se présenter. Et contrairement à
bien des idées reçues, ce sont les femmes qui déclenchent
presque toujours, chez les humains, la parade nuptiale du mâle.
Les mâles sont essentiellement sensibles aux images, aux indices
corporels, la gestuelle de la femme, ses mains dans ses cheveux,
les modifications de son regard, ses postures, et ils y répondent
par des approches comportementales et verbales. Les femmes, elles,
sont nettement plus sensibles au toucher, et sauf l'exception des
pathologies, note l'auteur, comme le cas des violeurs, c'est la
femme qui effleurera la première, sans y paraître,
ôtera une poussière réelle ou non d'un revers,
posera sa main sur un avant-bras pour convaincre, gardera plus longtemps
la main serrée qui lui a été tendue.
Restaurer la conscience
Si ces éléments-là échappent à
la conscience, la "foudre ne frappe pas au hasard". Elle
atteint les cibles construites pendant l'enfance. "Celui ou
celle que je rencontre, explique l'auteur, porte sur lui ou elle
ce qui parle à mon âme. Mon histoire m'a rendu personnellement
sensible à ses indices propres, qui m'atteignent mieux qu'un
autre".
S'ensuit une série d'exemples de rencontres, heureuses ou
improbables. Si Monsieur Jenaimequemoi a un projet avec Madame
Jecomptepourrien, ils peuvent être un temps compatibles, mais
rapidement pathologiques. De même pour Madame Jaipeurdetout,
avec Monsieur Jesuistresfort. Mais Madame Detresse et Monsieur Desespoir
auront du mal. Ce que nous raconte Boris Cyrulnik, c'est que chacun
peut servir de thérapeute à l'autre, à condition
de renégocier le contrat des couples. Car sans cela, dès
qu'ils "auront le malheur d'être heureux" plus rien
ne justifiera leur alliance et ils se sépareront. Et l'auteur
nous explique que, naturellement, cette vision de soi acquise de
son enfance, qui véhicule des jugements, "je ne vaux
rien, sachant d'où je viens il ne voudra jamais de moi",
"je suis moche, qui pourrait m'aimer ?" détermine
et la façon de s'offrir ou bien de s'enfuir, et la manière
d'être réceptif ou fermé, en recherche ou en
défense.
Boris Cyrulnik nous propose une illustration de "l'alchimie
des couples" qui, si elle n'était cruellement objective,
serait amusante. En précisant qu'un couple ne donnera jamais
l'équation 1+1=2. Un couple fusionnel donnera 1+1=1. Un couple
sécure aboutira à 1+1=2+2. Et un couple qu'il appelle
"léonin" (le Roi Lion ou la Reine Lionne qui dévore
l'autre) mène à 1+1=2+0.
La "première chance" a été la mère,
ou la personne en tenant lieu, grâce à un attachement.
Son discours sécure aboutit à un attachement serein,
dans le domaine de la transmission. Un discours détaché
entraîne un attachement évitant. Un discours préoccupé
mène vers un attachement ambivalent. Et un discours désorganisé
vers un attachement confus.
Et Cyrulnik nous rassure alors, en affirmant que le premier amour
est une deuxième chance, puis le deuxième amour une
troisième chance. Mais les suivants deviennent malchance,
car ils ne donnent plus le temps pour d'autres apprentissages.
Renforcer la compétence:
Une évidence absolue, à la lecture de tous ces ouvrages
: il est effroyablement difficile d'acquérir une compétence
de parents !
Et Boris Cyrulnik, dans la fin du livre, se préoccupe de
la transmission intergénérationnelle, à la
lumière des inexorables traumatismes de chacun. Modérés
ou majeurs.
D'abord en s'intéressant aux blessés et traumatisés
porteurs à vie d'une hypermémoire d'évènement.
Déportés, victimes d'attentats, de viols, d'inceste,
etc. On estime qu'en cas de psychotraumatisme, la personne "blessée"
va transmettre sa souffrance à sa famille dans 27 % des cas.
Cette hypermémoire, séquelle irréversible chez
certains, devient un point fort de la personnalité chez d'autres.
Et en particulier Boris Cyrulnik consacre quelques pages à
la notion "d'écriture résiliente" qui permet
de renouer un lien avec un ou des disparus et non de ruminer sa
souffrance.
Plusieurs notations fortes également sur l'évolution
de notre société. Rappelant que comprendre n'est pas
soigner, l'écrivain constate que l'on n'a jamais si bien
entouré nos enfants, compris leur monde intime, et pourtant
ils n'ont jamais été si déprimés et
anxieux. La diminution du lien homme-femme-enfant, quel que soit
le sexe, constitue l'effet secondaire de l'amélioration du
progrès technique et social, puisque chacun de nous a moins
besoin de l'autre pour survivre et se développer. Contrecoup
de la parité, de l'égalité, souhaitables et
bénéfiques, mais avec des conséquences dans
la répartition des rôles à l'intérieur
des familles.
Or c'est par la parole, celle de la mère décrivant
son monde intime, sa manière d'évoquer, que la future
mère va à son tour de façon prédictive
apprendre à aimer. Et quand un père parle de ses relations
passées à ses propres parents, il raconte comment
il a appris à aimer, et transmet, par cette bulle sensorielle
de gestes, de sourires, de musiques verbales à l'enfant une
enveloppe de signifiants. Des éléments du bagage qui
sera mis en jeu quand l'adolescent envisagera d'aimer à son
tour.
Une dernière remarque relative aux traumatismes de la société
moderne, ceux du travail, avec leurs répercussions sur les
couples et les familles, les enfants. Les hommes s'épanouissent
mieux dans le privé et le libéral, ils seront souvent
engourdis par le salariat. Le même salariat, dans des structures
stables, fonction et institutions publiques, qui sécurise
et protège les femmes. Et les carences, erreurs, perturbations
et injustices dans ces domaines sensibles et précis composent
les autres traumatismes du monde moderne, avec leurs répercussions
sur la systémique familiale.
C'est dans sa conclusion que Boris Cyrulnik fait allusion à
certains traumatisés de la deuxième génération
qui émergent et sortent constructifs en devenant des "décrypteurs
d'énigmes et des réparateurs de mondes mentaux".
Superbe défintion, semble-t-il, de lui-même. Et l'histoire
finit bien quand il complète en disant que la troisième
génération réinstaure les liens familiaux en
découvrant le plaisir d'interroger la première, celle
qui, dans le passé, souffrait dans le réel.
l'os court : «
Enfant : fruit qu'on fit » Leo Campion
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Lettre
d'Expression médicale n°411
Hebdomadaire francophone de santé
22 août 2005
Recevoir et donner
Docteur François-Marie Michaut
Pour les théoriciens de la communication, ce qui est le
plus important est ce qui se passe entre deux éléments
dun système. Le lien qui va de lun à lautre.
Leur éclairage a mis en évidence que ce lien nest
finalement jamais à sens unique. Ce quon peut exprimer
par la formule quaucune action ne peut exister sans quelle
saccompagne dune réaction, dintensité
comparable, et simplement en sens inverse. Nous sommes tellement
formés à raisonner en terme de causalité dite
linéaire ( lévènement A est la cause
de lévènement B) quune certaine gymnastique
intellectuelle est nécessaire pour comprendre que si A influence
B, B, forcément, influence A. On entre dans une autre logique,
nommée de causalité circulaire.
Comme tout cela semble bien théorique, tentons un petit exemple
pratique avec deux notions qui nous touchent tous de près.
Recevoir et donner, cousin humain du système radiophonique
( ou téléphonique) de lémission - réception.
Dans le domaine de la santé, chacun connait parfaitement
les donneurs de sang et les receveurs dorganes.
Retrouver la confiance:
Ce que nous apprenons dès nos premières heures de
vie, cest recevoir. Recevoir la nourriture, la protection
contre les dangers du monde extérieur, cest notre passage
obligé à tous, nous les membres nouvellement nés
de la collectivité animale. En vérité, nous
trouvons cela parfaitement normal, et nous ne nous interrogeons
guère sur ceux qui nous permettent de vivre et de grandir
en nous donnant tout. Comme si nous avions parfaitement parfaitement
confiance dans le bon fonctionnement de cette règle de la
nature.
Restaurer la conscience
Il faudra beaucoup de temps aux petits humains pour comprendre que
cette dépendance, car sen est une, ne peut avoir quun
temps. Les animaux disparaissent du paysage maternel dès
quils sont capables de survivre par eux-mêmes. Leur
géniteur, lui, na généralement jamais
partagé leur vie. Les modes de vie contemporains, plus adoucis
quils ne le furent, ne semblent guère favoriser le
dépassement de ce stade où lon ne fait que recevoir.
Et même à le prolonger tout au long de notre vie. Toujours
recevoir, recevoir tout, recevoir de plus en plus, sans songer à
donner quoi que ce soit, ou à donner le moins possible, cela
ne vous dit rien ? Vivre pour recevoir, voilà semble-t-il,
un idéal bien répandu. Et pourtant, donner est un
impératif encouragé par de multiples traditions religieuses,
par de nombreuses morales. Évoquons simplement ici laumône
( zakât ) au profit des pauvres qui constitue lun des
cinq piliers de lIsman. La décision de consacrer sa
vie à soigner les autres a probablement aussi un certain
rapport avec le désir de donner quelque chose à ceux
qui souffrent. Voilà qui donnerait facilement limage
de sociétés où certains seraient des receveurs
quasi exclusifs et où dautres seraient des donneurs
patentés et reconnus. Ce qui, naturellement, est inexact.
Les choses sont infiniment plus complexes. Cela vaut la peine de
sy attarder quelques instants.
Renforcer la compétence:
Tenez, prenez donc la peine dinterroger des médecins
qui ont pris leur retraite. Ils vous expliqueront certainement la
lassitude extrême quils ont ressenti au cours de leurs
dernières années dexercice. Des patients devenus
totalement impatients, demandant tout, nimporte quoi et tout
de suite à leur praticien, ils en ont eu par dessus la tête.
Ils ont désirer sarrêter. Et pourtant, le stéthoscope
raccroché, quel sentiment de vide pour beaucoup . Car, sil
est évident que ces médecins ( infirmières,
kiné, psychologues, liste non exhaustive) ont donné
beaucoup deux-mêmes pendant toute une carrière,
cette impression de manque signe, pour qui en douterait,
quils ont aussi énormément reçu de cette
armée de receveurs. Jacques Blais en a souvent
témoigné dans ses LEM ici même. Ceux qui reçoivent,
aussi infantiles quils puissent demeurer dans leur fonctionnement
mental ( au nom de quoi leur en faire le reproche ?) quels que soient
leur âge et leur responsabilité sociale, familiale
ou professionnelle, il serait intéressant quils soient
conscients quils sont aussi des donneurs. Et, afin que le
cercle se referme sur lui-même, ne faudrait-il pas que ceux
qui ne peuvent se concevoir eux-mêmes que comme des gens qui
donnent aux autres se posent la question de ce qui les motive à
vouloir toujours donner ? Est-ce une sorte de maladie ? Ce serait
quand même bigrement intéressant, tant pour les patients
que pour les soignants, que des sujets de ce type fassent partie
de la formation initiale des étudiants en médecine.
Peut-être certains auraient alors la sagesse de cesser de
vouloir absolument imposer leurs bonne conscience aux autres. Don
empoisonné sil en est que celui de vouloir faire le
bonheur des autres à leur place. Dépenses dénergie
en pure perte de ceux qui se pensent investis dune telle mission.
Souvenons-nous, pour finir, de la tradition orientale qui veut que
celui qui reçoit fait un honneur à celui qui donne.
Cest alors celui qui donne, qui, paradoxalement à nos
yeux occidentaux, devient le débiteur de celui qui reçoit.
Quand on vous le disait que ce nest pas aussi simple que cela,
nest-ce pas ?
l'os court :
« On ne ma jamais rien donné, même pas
mon âge. » Charles Aznavour
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