Dialectique du traitement et du soin :
le
cas du cancer aujourd'hui (°).
Odile
MARCEL , Université de Lyon III
Formé
dans le triomphalisme qu'induit légitimement l'essor de la
médecine scientifique , l'homme de l'art vit aujourd'hui
une sorte de crise culturelle qui , à l'intérieur
de la logique et du sens même de son activité au quotidien
, affecte son identité et sa figure de soignant . La médecine
est à la fois une science et une pratique sociale . Le décollage
théorique des sciences de la vie depuis cinquante ans , l'instrumentalisation
du savoir médical par la division du travail scientifique
ont assuré un progrès sans précédent
du pouvoir de soigner . Dans le même temps , enracinés
dans l'expérience vitale et culturelle , la figure et le
rôle du soignant , les gestes ancestraux de la prise en charge
des corps souffrants n'ont pas radicalement changé . La science
et la puissance des moyens hospitaliers transforment l'expérience
de la souffrance et de la mort : comment en neutraliseraient-ils
le poids existentiel et la signification ? A titre de retombée
dans le système social , la révolution scientifique
de la médecine fait donc naître un nouveau front de
problèmes . Qu'il s'agisse d'économie de la santé
ou , plus secrètement , d'une souffrance qui est sans doute
aussi bien celle des soignants que des malades , il s'agit donc
de marquer l'actualité intellectuelle d'une réflexion
sur les coûts aussi bien financiers que psychiques du présent
système de santé dans les pays développés
.
L'étude
des coûts humains intéresse le médecin. En lui
, c'est aussi le philosophe , le citoyen , voire le futur malade
, qui sont conviés à cette méditation sur l'insertion
de la science dans la cité et , plus particulièrement
, sur la façon dont ses gestes et ses paroles de professionnel
ont à accommoder cette révolution dans la situation
clinique .
Dans
les pays développés , la vigilance sanitaire des populations
a banalisé la visite au médecin . S'agissant des maux
quotidiens , la définition de la situation médicale
et de la transaction qui la constitue est relativement simple .
En cas de crise somatique émergente ou installée ,
le malade consulte dans l'intention d'obtenir un soulagement qu'il
attend avec confiance . Par définition , le médecin
sait identifier le mal . Son assurance institutionnelle et corporative
lui délègue un pouvoir qui peut , lui aussi par définition
, trouver la prescription qui sera apte à remédier
au trouble affectant le patient . La rencontre clinique autour du
trouble est faite pour provoquer une intervention appropriée
. De part et d'autre , c'est un retour à la santé
- ou à une optimisation du niveau de normalité - qui
est souhaité et visé . Les maladies sont essentiellement
multiples . Dans une sorte de schématisation et d'idéalisation
du processus de la morbidité , malades et médecins
en viennent à considérer leur relation comme l'intermittente
et récurrente quête commune d'un silence des organes
. Une quête toujours recommencée , mais qui parvient
assez régulièrement à réaliser son but
: formée autour du signalement d'un trouble , la relation
clinique n'en finit plus de se dissoudre ; l'idéal du médecin
est de ne plus voir son malade . Dans les pays riches , les malades
sont en bonne santé . La médecine au quotidien consiste
en tâches normalisées , que certains imaginent susceptibles
d'un traitement automatique par l'usage de machines informatiques
.
Il
existe aussi des maladies plus sévères , plus lentes
et plus continues . Dans les pays riches , le front des maladies
graves est peuplé d'affections nouvelles , sur le contrôle
desquelles la connaissance et le pouvoir de l'institution médicale
ne sont pas encore assurés . Bien que la plupart des gens
vivent en bonne santé et que leurs maux quotidiens relèvent
de l'anonymat banal de ces affections aisément remédiables
et qu'on peut instrumentaliser dans l'humour parce qu'on les sait
révocables , celles qui ne se soignent pas - ou qui se soignent
plus mal - font voler en éclat la confiance dédramatisée
avec laquelle on consulte au quotidien , comme si le corps pouvait
être compris comme cette machine si bien réglée
qu'on n'a généralement pas besoin d'en desceller le
capot . Le jour vient bientôt où la façon agréable
, insouciante et deresponsabilisée dont le médecin
peut instrumenter sa pratique se révèle évidemment
insuffisante . Son identité commode de prescripteur patenté
connaît sa limite ou se trouve mise en échec . L'incertitude
d'un trouble mal connu et mal contrôlable s'est installé
, avec , pour le médecin , l'angoisse d'une limite de son
pouvoir d'intervention optimisante et , pour le malade , celle d'une
frontière désormais franchie qui , peut-être
irréversiblement , l'a fait sortir du royaume de la santé
et peut-être , bientôt , de la vie elle-même .
Tentons
de dresser un état des lieux à propos de la maladie
cancéreuse et de son traitement actuel , soit la façon
dont , tous niveaux d'intervention confondus , l'institution sociale
de la médecine propose au présent sa médiation
instrumentée dans le but d'apporter un soulagement voire
, dans le meilleur des cas , l'horizon d'un remède aux patients
toujours plus nombreux concernés par cette affection . A
quoi ressemble actuellement la thérapie du cancer ?
Bien
qu'un grand nombre de pathologies fréquemment présentes
dans son cabinet ait pu faire douter le médecin du bien-fondé
de la représentation standard que , comme les malades eux-mêmes
, il utilise couramment , l'homme de l'art aimerait pouvoir continuer
à parler au patient dans les termes neutres , parfaitement
objectivés , par lesquels il a pu dans le passé évoquer
" ses migraines " , " sa grippe " , voire son " ulcère "
. Les malades refusent une telle familiarité entre eux et
" la maladie " , ils répugnent en général à
ce qu'on parle de " leur cancer " comme pour les en accuser , comme
pour les enfermer dans et avec l'énigme de leur mal , cette
malédiction encore invaincue par le corps social . Les cancers
ne font pas l'objet d'une connaissance qui , en élucidant
des mécanismes pathogènes spécifiques , aurait
réduit l'aura d'inconnu et de menace de la maladie et dédramatisé
l'imprononçable pronom personnel " mon cancer " . Que l'on
veuille ou non en convenir , le cancer reste encore et toujours
associé à l'idée de la mort . Les soignants
pourront engager les patient dans une attitude de lutte . Ils pourront
souligner celle dans laquelle eux s'engagent dès que le diagnostic
est posé .
Dès
son premier instant , une première dérobade , un premier
malentendu aura marqué la relation qui s'installe entre le
soignant et le patient . Une médiation mal élucidée
, à laquelle il n'a pas été fait place . Un
temps de signification éludé , un moment de responsabilité
qui n'a pas été marqué , qui très vite
a été suspendu . On a annoncé la mort et le
médecin avait disparu . On a signifié la limite du
pouvoir humain : celui qui le représente avait succombé
au malaise , il était englouti dans la peur . Un homme vivant
est entré dans la maladie mortelle . Il y est entré
seul , les autres étaient du côté de cette indifférence
qui dissimule l'effroi . Dénégation . Distance pour
se défendre . Il n'y a pas eu d'accompagnement . En face
du désastre , il n'y a pas eu de communication humaine ,
de front commun des hommes dans le courage de faire face , de dire
, de savoir accepter une situation : le soignant est resté
d'un côté , le patient de l'autre . Entre eux le fétiche
d'une science qui n'en était pas une , d'une toute-puissance
qui n'était pas puissante .
Par
un défaut d'élucidation et sans doute de franchise
, par un manque d'humilité à savoir renoncer aux faux-semblants
. Ensuite pourront se succéder de nombreux faux-pas , de
fausses manoeuvres où l'horizon de la mort ne trouvera toujours
pas son moment , sinon dans la maladresse . Comme si elle était
la grande absente du système de soin proposé par la
médecine occidentale , comme si l'idée de la mort
se trouvait dans l'incapacité de s'articuler spécifiquement
. Une communication biaisée n'est pas thérapeutique
mais algique . Elle engendre de la fausse conscience et crée
des problèmes au lieu de les résoudre .
"
Quand on se met dans la cancéro , ça a à voir
à faire avec la mort ." Dr E. , juin 1997 .
Epidémiologie
.
Du fait de l'allongement de la durée de vie et d'un ensemble
de causes qui , à l' heure actuelle ne sont pas toutes élucidées
par la science médicale , l'incidence de la maladie cancéreuse
est en augmentation dans les sociétés industrielles
. La maladie cancéreuse ne relève toujours pas de
parades thérapeutiques pleinement assurées de leurs
résultats . Elle n'est pas encore élucidée
dans ses mécanismes ni son étiologie . L' efficacité
relative des traitements proposés assure des rémissions
parfois durables à un nombre croissant de patients . On parle
alors de guérison . Dans les statistiques de mortalité
des pays développés , les tumeurs deviennent néanmoins
la première cause de décès , l'emportant en
fréquence sur les maladies cardio-vasculaires précédemment
dominantes .
Clinique
.
Toujours plus instamment présente sur la scène de
la pathologie , la maladie cancéreuse se soigne mieux . Le
pronostic de certaines de ses localisations s'est remarquablement
amélioré . Différemment menaçante selon
son siège , le type de la tumeur , l'âge et les habitudes
de vie du patient , on la sait faite d'étapes qui peuvent
s'enchainer dans la longue durée d'un projet de vie maintenu
. Mais si l'optimisation du contrôle thérapeutique
a fait perdre aux cancers l'aura maléfique de fléau
imparable qui s'attachait naguère à cette affection
, on sait que parfois la maladie peut " flamber " , emportant le
patient au terme d'un combat écourté pendant lequel
on a , en vain , " tout tenté " pour juguler le mal . De
là certaines statistiques encore et toujours menaçantes
. En consultation , le médecin hospitalier insiste sur la
continuité nécessaire d'efforts qui pourront être
payants , sur la nécessité d'engager des parades à
long terme et de risquer des manoeuvres coûteuses qui ont
, généralement , une efficacité . Le médecin
cherche à neutraliser les espoirs fous , à dissoudre
la tentation du déni et de la déréalisation
. Le devoir de vérité , la prudence et un certain
usage , dans la clinique , de l'indispensable rigueur scientifique
conduisent généralement le praticien à s'exprimer
en termes de probabilité .
La
conscience du malade
. Pour le patient , la non-garantie de l'efficacité du traitement
et le fait que le cancer insiste toujours comme pathologie terminale
continuent à nourrir une sourde équivalence dans la
représentation . Les raisons peuvent avoir changé
. La perspective accablée , passive et brutalement fatale
, laisser place à une exigence de responsabilité face
à l'organisation de ce qui survit d'un destin personnel .
Dans les profondeurs de l'affect qui en résume la signification
vécue , la vieille et sombre équation enlace toujours
cancer et menace de mort .
S'agissant
de la chimiothérapie : " En ce moment vous jouez votre vie
" . Dr D. , décembre 95 .
"
Vous avez des pensées de mort " Mme T. , psychothérapeute
clinicienne , avril 96 .
"
A aucun moment il n'y a eu risque de mort " Dr E. , octobre 96 .
L'annonce
d'un diagnostic de cancer ne signifie plus chaque fois une condamnation
à court terme . La mort est devenue une éventualité
dont on ne sait pas si elle sera proche ou lointaine .
"
Il y a des gens qui s'effondrent , des gens très forts ,
ils se laissent mourir . Il y en a d'autres qui résistent
, ils n'ont l'air de rien , des petites femmes faibles , des fatiguées
, c'est elles qui survivent." Dr D. janvier 96.
Le
plus souvent il ne s'agit pas d'une annonce d'imminence , du constat
: " Vous en avez pour trois mois " . Mais nul optimisme , nulle
exigence de précision dans les termes , nul effort d'élucidation
ne peuvent faire que la mort ne soit entrée dans le cabinet
. Le cancer renvoie à l'amputation probable de l'espérance
de vie , à l'éventualité à prévoir
d'un renoncement qui pourrait devenir nécessaire à
la perspective d'un avenir - ou au moins à la paix de cet
avenir , à sa sérénité sanitaire .
Imaginaire
.
Dès l'enfance on aura vu de ces malades jaunis et émaciés
, errant dans leurs vêtements devenus larges , squelettes
prochains dévorés de l'intérieur par LA TUMEUR
DU FOIE qui les faisait grimacer , par LE LUPUS violet qui leur
avait supprimé le nez . Pérennité des gueules
cassées . Amputation de la langue . " Cancer " : la maladie
des fumeurs , des matrices qu'on peut couper sans dommage dans le
corps des femmes . L'idée de cancer a longtemps signifié
une catastrophe , la fatalité de " plus qu'une maladie "
, le fléau pur , cette mort dans la vie qui vous attaque
de l'intérieur pour vous transformer en spectre , en cadavre
ambulant . " Il est très malade " . " Il a un cancer " .
Dans les années cinquante , on rencontre au coin des rues
des corps vivants qui sont réduits à l'état
d résidus faméliques : ils ne reviennent pas d'Auschwitz
, ce ne sont pas des malades sidéens , plutôt des cancéreux
en phase terminale . Cancer : la maladie foudroyante , génératrices
d'horreur et donc d'un certain dégoût . Celle dont
on s'écarte comme par un reste de peur religieuse , celle
dont on voudrait se protéger par la distance , par l'indifférence
voulue car la maladie du cancer appelle seulement la résignation
. Comme quand on recommande son âme à Dieu parce que
le naufrage est là . Se signer . Enlever son chapeau . Respect
devant la chose contre laquelle on ne peut rien . Silence . Faire
silence devant la mort , devant le sacrifice , devant l'irréparable
. Une calamité . Un mauvais sort . C'est l'époque
où les corbillards remontent les avenues dans les villes
, suivis par une cohorte douloureuse que le passant doit saluer
en s'immobilisant , en se découvrant , en faisant un signe
de croix . La mort est là . Elle revient . Désorientation
maximale , anéantissement de celui qui est frappé
par la foudre quand on lui dit " cancer " . Mal radical .
Celui
qu'il est encore , sans doute , en l'an 1995 pour cette assez grosse
paysanne privée de mots , déracinée dans l'hôpital
de centre-ville , qui pleure à côté de son mari
interdit en disant " c'est le cancer " .
Un
être humain doué de sensibilité ,
qui habite sa part de vie , se trouve brutalement convoqué
à attendre dans un couloir au premier sous-sol , regardant
devant lui , sur le linoleum , le reflet brouillé des corps
en mouvement , infirmières transportant les dossiers , patients
à la recherche d'une place pour attendre , patients qui sortent
de la consultation sans demander leur reste , patients qui pleurent
.
Les
médecins sont occupés , ils ont beaucoup de travail
derrière les portes des salles de consultation , au milieu
des dossiers , papiers scientifiques et administratifs , clichés
de radios , colonnes de chiffres des dosages sur lesquels ils baissent
le nez . A Curie , on a personnalisé l'accueil . Ce qu'on
a prévu en fait d'humanité solidaire est passé
, au bureau " Information " , dans la façon insistante dont
les hôtesses en costume de ville et , un étage plus
bas , celles en blouse blanche vont répéter le patronyme
du patient pour qu'il s'y retrouve , pour qu'il voie qu'on fait
attention à lui , qu'il ne se sente pas perdu voire anéanti
mais se sache encore et toujours répondre au nom de " Madame
Untel par-ci , Madame Untel par-là " , vous pouvez continuer
à vivre .
Ton
amie B. a soigné sa fille à " Gusty " , la ville du
cancer qui est située dans la ville des juifs ( Institut
Gustave Roussy , Villejuif ) . C'est un endroit fatal et masculin
, il est rempli de hordes de malades . Toi tu es allée directement
à Curie , l'endroit où on fait des cures , l'endroit
où on a soigné ta famille depuis les années
20 , des cures de radiation de radium . Depuis deux générations
, le radium a fait des dégâts dans ta famille . Il
a irradié Marie Curie elle-même . Un institut qui a
le nom d'une femme est sans doute plus doux . Il doit avoir une
qualité d'accueil . On s'en remet à une femme pour
vous accueillir dans la maladie , pour vous y faire une place .
Du
haut en bas de l'institution soignante de la rue d'Ulm , le personnel
de santé à qui l'on s'adresse a adopté le regard
et l'air que l'on a devant des bibelots en verre . Moment de la
fragilité , de l'épreuve . On a dû leur dire
que ceux qui sont touchés par " la maladie " se trouvent
dans un stress . Comme si le bibelot était en train de tomber
vers la terre , il est à terre . Est-il déjà
brisé . Logique du tout ou rien . On fait comme s'il s'agissait
d'un vivant virtuellement condamné , qui était en
marche vers une issue intouchable , qu'il faut annuler magiquement
: devant lui , la plupart de ses semblables se retrouvent pour créer
de la distance , un fossé qui les protège , alimenté
par la défiance et le dégoût , permettant l'indifférence
ou bien justifiant la compassion . Les débris d'un bibelot
cassé sont devenus sans valeur . On pourra les jeter . La
mort est supportable si on désinvestit . Regard qui se détourne
. Air de fatigue et d'ennui . Pour protéger son insouciance
, ton semblable te considère comme morte ou marquée
par la mort . Tu es différente , à part , pas comme
eux . Il t'on exclue de leur cercle . Ils ne s reconnaissent plus
en toi . De cette façon , il n'y avait pas de raison de pleurer
sur les juifs qui partaient vers la Pologne . A Curie , on vit la
maladie au présent . Nous sommes ensemble avec les soignants
. En fait , cette insistance qu'ils ont dans le regard est là
pour affirmer le poids dont ils nous savent chargés .
Sur
le banc des femmes qui attendent leur tour en radiothérapie
, on rit pour rassurer cette paysanne , pour lui montrer qu'avant
de devenir " le moment de vérité " où il s'agira
de " passer de l'autre côté " , elle a devant elle
une ample ration de " moments de vie " diversement intéressants
mais bien réels , ceux qui l'attendent ici , tous les jours
à heure fixe , avec ces femmes qui viennent à la même
heure et sont logées à la même enseigne pour
devoir fréquenter les soignants si zélés ,
parfois brusques , qui les accompagnent dans le traitement .
On
attend les médecins pour la consultation , la patience est
à l'ordre du jour . Tout oublier en lisant les aventures
des " royals " ou en faisant ses comptes . Tout oublier en lisant
Le Monde , en se fermant à l'endroit où on est , ou
bien au contraire en parlant avec les autres , en allant vers une
vérité si soigneusement proscrite . Elle sourd de
la souffrance ambiante , concentrée dans le récit
de vie où l'une ou l'autre , faisant tomber son masque social
, va résumer son destin suspendu , ce destin devenu difficile
, fiché au clou de l'angoisse , pantelant de cette irrésolution
algique .
Moment
de banalité aussi , moments longs qui se répètent
, tous les jours avant l'irradiation . Le bruit du papotage de la
salle s'amplifie et atteint le bureau de la consultation . Soudain
LE MÉDECIN LUI-MEME ouvre brusquement la porte jusque-là
et durablement close :
-
On ne doit pas parler dans la salle d'attente !
Virulente
protestation des dames revendiquant le droit à leur auto-défense
et à leur auto-éducation , à cet apprentissage
mutuel accéléré de la dépossession sociale
dans laquelle l'institution vous relègue en faisant disparaître
votre droit au statut de sujet . Passage de l' existence individuée
au rang de MALADE . " LE malade " . " LES malades " . Troupeau abêti
par le malheur . Des gens dont l'existence est dorénavant
trouée .
" Laissez
faire le travail " . Les soignants sont absorbés dans leurs
multiples tâches pour oublier leur vie de croque-mort et le
pacte qu'ils ont passé avec la souffrance des autres qu'ils
entendent soulager . " Souffre donc que je puisse t'AIDER , dit
leur vie , souffre donc pour que je puisse jouir de MA TOUTE PUISSANCE
DANS TON MALHEUR ". Un soignant aime AIDER . Il a besoin de la souffrance
pour pouvoir lui proposer son pacte .
Balayant
le moment de la souffrance , les médecins préfèrent
parler du traitement , de ses procédures et de sa durée
: " On est ensemble et on se bat " . " Vous y êtes : je m'y
mets " . Rite du traitement dans lequel on vous engage , patience
, exactitude , attention au mode d'emploi . Le médecin dit
: " Nous sommes là " . Il oublie ce qui se passe et se met
en travers , il dit " Me voilà " .
Plusieurs
médecins en blouse blanche , différents âges
et des deux sexes : il y aura le chimiothérapeute , les radiothérapeutes
et le chirurgien , plus ceux qui font les prélèvements
et les analyses , les infirmières qui gèrent la chimio
( en arrière plan , l'armée en bon ordre des secrétaires
, de celles qui sont à l'accueil et dans les consultations
, plus les infirmières qu'on voit dans les couloirs et au
service d'hospitalisation ou en bas , à la " médecine
atomique " , pour conduire les machines qui s' appellent " Saturne
" et " Uranus " ) . Fourmis diplômées à l'oeuvre
du haut au bas de la machine soignante . A défaut de secours
moral , l'organisation est brandie comme un ostensoir , le zèle
, l'exactitude et la propreté . Rationalité en marche
des rendez-vous et des protocoles : non pas comme une promesse d'action
efficace , plutôt un leurre pour dire qu'on est en route avec
les moyens du bord .
Pour
s'occuper des malades , en outre , des assistantes sociales , la
consultation de psychothérapie facultative plus la gynécologue
et le généraliste " traitants ", " en ville " , c'est
l'endroit où on va pour parler si on le désire . A
l'hôpital c'est trop sérieux pour qu'on en prenne le
temps .
Substituant
l'affirmation de son autorité et la rigidité des protocoles
à la souffrance et au désarroi nés du bouleversement
du sens d'une vie , le médecin pousse violemment le nouveau
malade dans l'espace du traitement en créant de la sorte
un effarement qui fait presque oublier la douleur . On aurait besoin
d'un moment d'attention , d'un temps pris ensemble . Pour prendre
acte de ce qui se passe et méditer le chaos de la vie détruite
. Mesurer ce qui se passe . Respirer en attendant de le savoir .
Ensuite , pouvoir " se reprendre " en transformant l'abolition de
toute cohérence en un aménagement de renoncements
qui permettraient , le moment venu , de garder au moins la liberté
d'un départ reconnu comme tel , sinon consenti .
Se
réorienter par rapport à un sens , trouver le temps
de le réinventer . Ceci avec ou en présence de l'homme
qui vous a précipité dans l'espace de la maladie en
vous annonçant le diagnostic . Responsabilité du médecin
, ce tiers qui pourrait continuer à être ton semblable
: par seulement ce soignant actif , zélé , disponible
et engagé dans l'action , c'est à dire de l'autre
côté de la mort , mais un homme qui continue à
être présent quand il n'y a plus d'action qui tienne
et qu'il reste alors à considérer ce qu'il reste de
commun entre les êtres que la naissance a engagés dans
la vie .
Comme
s'il s'agissait d'un pudendum , de quelque chose d'intime que l'on
doit cacher , le chirurgien ne fait pas place à cet horizon
commun , il l'étrangle immédiatement . " On n'en est
pas là " . Comme si c'était prématuré
. Comme s'il fallait repousser ce moment . Il est sans doute chrétien
, il a un nom d'Ancien Régime . D'une certaine façon
, son grade le retranche du sort des autres . Peut-être le
médecin est-il toujours du côté de la vie et
de l'action qui répartit les rôles pour avoir prise
sur le chaos . Le chirurgien a eu sans doute son instant de pitié
. Il ne faut pas s' appesantir . A une malade jeune , il parle de
la sécurité avec laquelle il opère . De ce
qui va avoir lieu , du geste technique . Tu acceptes cette conversion
, cela s'appelle la confiance .
En
attendant le trou s'est ouvert . On jette sur lui des perspectives
d'action pour juguler la chute . On ne va pas parler de ça
. La secrétaire serre imperceptiblement les dents . Attente
du pire , si la patiente se met à crier . Si elle fait une
crise . Air de patience résignée dissimulée
en distance , peur qui prend une expression de réprobation
devant l'éclat possible . Le déni ambiant te condamne
à la solitude . C'est sur le trottoir de la rue que tu pleures
, au moment où personne ne te regarde , quand ils ont fini
leur travail , qu'ils t'on ficelée avec leur liste de rendez-vos
dans la radieuse perspective du traitement . Il s'agit de l'amputation
de ta vie . On est passé à la suite . Personne pour
considérer ce moment , personne pour vouloir voir en même
temps que toi .
Du
soignant comme du malade , il faut admettre qui , SI C'EST UN HOMME
, une des bizarreries principales du lieu appelé " hôpital
" réside , de nos jours , dans le fait que la question y
semble tout simplement absente .
Espace
de la schizophrénie , déserté par le sens .
Espace vide où il ne se passe rien : ce ne sont pas des gens
en train de mourir ni de souffrir , ce ne sont pas des gens qu'on
va couper et brûler , ce ne sont pas des gens qui sont désespérés
, mais des corps pour la science , des abonnés au 100 % de
la Sécurité sociale . Sages sur leurs bancs . On leur
permet de garder leur costume de ville . On les appelle par leur
nom . Il y a du linoleum par terre . Les murs sont colorés
. Pendant longtemps , les cancéreux n'ont même pas
mal parce qu'on les anesthésie . On s'emploie aussi à
les anesthésier moralement , à supprimer leur capacité
de parler , de signifier . Les malades . Réduits au silence
. En perte de repères conscients . Interdits de sens .
-
Faut pas pleurer , Madame Untel !
Certains
s'efforcent de ne pas perdre la face , affectant de garder leur
être social précédent comme s'il pouvait rester
inentamé , ce sont des privilégiés du statut
ou bien des gens jeunes , ils n'ont pas encore l'humilité
qui sait renoncer par habitude , acceptant cette humiliation comme
une suite de toutes les autres , acceptant le renoncement parce
qu'ils ont déjà beaucoup renoncé .
Ceux
qui se défendent de la diminution d'être en protestant
, en brandissant leur être précédemment-vivant-qui-existait-l'instant-d'avant
se compliquent la tâche . Ils se demandent comment persister
et s'insurgent alors qu'il s'agit d'oublier et s'abandonner : replier
sa voilure , lâcher son identité , se mettre en position
d'acceptation générale . Résorption du soi
, disparition dans l'anonymat . Sur le seuil de l'enfer de Dante
est inscrit " Laissez toute espérance " . Ici , c'est " Oubliez
tout ! Place au traitement ! " . S'en remettre à la puissance
hospitalière . En faire l'équivalent de son milieu
vital , de son milieu social et humain . Accepter comme une matrice
provisoire cet espace lyophilisé avec ses odeurs de plateaux-repas
et le ballet permanent des chariots caoutchoutés . Le traitement
. Accepter de trouver sa place dans le train en marche de la puissance
hospitalière , dans la chaîne de ses solidarités
techniques . C'est là la place du malade . Qu'il se taise
et laisse faire le travail . Pas de stress ( infligé aux
soignants ) . Pas de pleurs . Pas de cris .
Certains
affichent leur malheur , ils le signifient et le portent en écharpe
comme au temps de l'enfance , quand il fallait " accepter le châtiment
" , " se reconnaître coupable " et battre sa coulpe pour amadouer
le châtieur . Dépression . Etre dans le malheur . Réserve
sans fond de ces faces virant au gris , de ces corps désormais
sans plaisir , soustraits à l'échange social , aux
forces du mouvement et aux petits évènements de la
vie . Tous ces destins abîmés viennent à l'hôpital
pour qu'on leur fasse mal , qu'on leur prenne du sang , qu'on les
" hospitalise " pour en retrancher des morceaux , pour les brûler
et pour les couper , les mettant en outre dans des caissons dont
ils sortiront parfois leucémiques .
On
peut essayer de rester flambant , de se maintenir dans le défi
. Persister tel qu'en soi-même . Faire face . Avoir du cran
. Héroïsme .
Trouver
des dérivatifs . Admirer le coût inaccessible des traitements
proposés , du train de la science en marche dans lequel on
est monté . Savoir que l'on doit la possibilité de
ces traitements à la solidarité sociale qui vous ouvre
désormais la porte de l'hôpital . On ne vous y sauve
pas mais vous avez eu droit à ce qu'il y a de mieux . Réconfort
dépersonnalisé . Amour de l'abstraction .
Cycle
de la transaction hospitalière . Une maladie qu'on ne comprend
pas . Une maladie généralement fatale , dont on accompagne
les rechutes par des traitements violents , qui épuisent
pendant un certain temps . Le temps qu'on leur résiste et
si on survit .
Dr
D. , décembre 95 :
-
Les chocs toxiques sont rarissimes .
" On
vous soignera plusieurs fois et vous mourrez d'autre chose " . Ils
ne savent pas ce qui se passe . A tout moment il leur reste difficile
de se rendre compte de " l'évolution de la maladie " . Y
a-t-il récidive ? Y-a-t-il métastase ? Rémission
. Ils nous suivent . " Vous êtes suivi " .
-
" Avez-vous perdu du poids ? Pas de douleurs osseuses ? Pas de signes
fonctionnels ? Dans trois mois vous voyez le Docteur N. " .
Le
suivi médical , c'est laisser la maladie en liberté
et la rattraper au tournant . Tant qu'elle n'a pas nui , on ne fait
rien . Au prochain dégât , on arrive .
Par
delà l'immédiate évidence de l'application
et du zèle dont résultent en permanence l' allégement
des traitement et leur meilleure efficacité , la non-assurance
de retour à la santé est régulièrement
rappelée par le médecin . " Vous êtes suivie
" . " On ne vous lâche pas " . On a déplacé
le choc de la mort annoncée en une promesse de gestion en
commun e sa lente avancée . Comme si la pensée de
la mort devait être laissée aux religions défuntes
, l'hôpital qui s'occupe des organes semble dénier
la conscience du malade , abandonnant dans une friche de barbarie
sa solitude inconvenante , sa protestation indue et son indignation
qui n'a pas de place . Sa vie est suspendue , son projet mis en
échec . Pour lui , désormais , l'insouciance vitale
et l'oubli ne sont plus vraiment possibles . La mort a déserté
les carrefours . L'hôpital n'est plus dominé par une
chapelle presque aussi grande que lui , qui signifie les fins dernières
et l'espoir d'un autre genre d'horizon . Les proches , les amis
et les soignants multiplient les mains tendues , les propositions
bien ou mal venues de mots et de gestes pour que l'échange
de sens continue , pour que la proximité humaine ne soit
pas distendue , que la communauté ne disparaisse pas . Le
malade , lui aussi , peut développer un zèle à
tisser du quotidien , de la jouissance et du présent .
Il
n'a pas à avoir des pensées graves , on lui objecterait
" Vous faites de la dépression " en violentant sa conscience
en travail par le barrage de cette nouvelle instrumentalisation
.
Dans
le moment même où , au sein du pacte thérapeutique
, le traitement social de la maladie développe légitimement
l'agréable futilité d'un provisoire qui persiste ,
la relative insouciance d'un " C'est toujours cela de pris et cela
peut durer " , le malade qui jusqu'à hier pouvait être
" jeune et en bonne santé " se débat tout seul dans
le chaos des repères proposés , il s'efforce tout
seul pour élaborer une conscience , pour donner une place
à cette échéance annoncée alors même
que centrées sur le projet individuel , les propositions
de sens apportées par le groupe ont comme aboli la mise en
sens d'un terme , et par là sa considération elle-même
. Enté ( ou greffé- n.d.l.r.) sur l'épanouissement
légitime d'une liberté individuelle et sur son projet
dans la chair proche du futur , le langage ambiant est en perte
de destination finale . De son côté , l'institution
savante développe un pouvoir d'anticipation qui , fondé
sur de prélèvements , des ponctions et leur microanalyse
anatomo-pathologique , prend une sorte d'option sur l'abolition
au futur en énonçant une mort moins faiblement probable
, une mort peut-être caractérisable .
En
silence , le terme a avancé de quelques cases sur le jeu
de la vie , rapprochant subreptissement un cul-de-sac dont les oublieux
mortels , assurés d'une longue vie , se dispensent aujourd'hui
comme jamais d'envisager le moment final . De loin , le couperet
de la faux a renvoyé un éclair qui luisait dans le
noir . Le malade ne se sent pas malade . Il n'est pas encore mort
. Il est encore en vie mais mourra probablement plus tôt que
prévu . Par instants , il est amené à sentir
la mort en puissance , c'est à dire à vivre la suspension
, l'évanouissement de la présence de la vie , la disparition
de son évidence . Comment ajuster une conscience ? Comment
évaluer la situation ?
Contrairement
aux autres , il sait déjà quelque chose sur sa mort
probable . Pour lui , la mort n'est plus un inconnu si lointain
qu'on peut , au jour le jour , l'oublier presque complètement
dans le cercle coutumier de l'insouciance vitale , défiant
toute fin des choses dans le moment où tiédit autour
de soi le côté soleilleux de la vie . Le vide peut
s'épandre entre " le cancéreux " et la vie des autres
. Il arrive que son destin s'obscurcisse en dureté , qu'une
telle condamnation enkysté en lui la démission nécessaire
en un repli pour oublier , en une intériorisation de la dureté
qui fait disparaître , avec la vie , son invivabilité
présente .
Le
langage de l'hôpital est celui de la science . Il dit que
le cancer se soigne " mieux " , qu'il ne se soigne pas à
coup sûr ni ne se guérit au sens strict . Vérité
sérielle , vérité pour les masses , proposition
de sens qui vaut pour " les malades " considérés comme
une population , comme un ensemble de vivants provisoires dont traite
souverainement la science , un discours élaboré par
des gens en bonne santé , dont la blouse blanche assure on
ne sait quel pouvoir , non sur la vie elle-même , mais sur
celle de leurs semblables quand elle est en mauvaise passe . Enté
sur cette dénivellation du pouvoir vital qui semble soustraire
le médecin de la possibilité même de ce qui
survient dans le corps du patient , le thérapeute annonce
qu'il va essayer des remèdes , il avertit qu'une " lutte
" est engagée dans laquelle la technoscience dispose d'une
certaine variété de recours . Mais pas d'illusions
inutiles . Rien n'est sûr ." On va faire tout ce qu'on peut
" . " On va tâcher de vous en sortir " . Parce que la médecine
actuelle soigne les rechutes au rythme de leur répétition
, parce qu'elle n'assure aucune prise sur le processus morbide qui
les engendre , le praticien s'est soustrait de sa relation de semblable
avec le patient . Il a fait de sa mort un horizon impartagé
, qui figurera dans ses statistiques de vivant éternel .
Retrait du médecin . Impersonnalité . L'hôpital
veille nuit et jour . On fait sortir les cadavres par le sous-sol
.
L'impuissance
déclarée du praticien hospitalier semble avoir envahi
le pouvoir de remédier lui-même . Parce que la science
fonde l'institution qui soigne et que cette science est actuellement
en défaut , le mal creuse tout à coup une distance
entre le patient et ceux de ses médecins qui sont du côté
de la science . L'annonce du cancer a fait sortir de la normalité
négociable . Elle a projeté le patient dans une zone
non balisée , hors limites , qui fait de l' usage désormais
inutile aux recours de l'habitude une dérision cruelle ,
une démission dont chacun des partenaires est obscurément
conscient . Il ne s'agit plus de considérer le corps comme
une cornue dans laquelle dissoudre quelques sels pour arriver au
bon résultat . On aimerait évidemment que le cancer
se traite comme on traite la vigne et les pommiers . On aimerait
qu'existent des molécules qui sauraient agir par elles-mêmes
, dans l'obscurité du corps , du fait de la neutralité
matérielle de leurs caractéristiques atomistiques
. Sulfater la vigne , chauler le tronc des poiriers . Traiter son
cancer . Mais il n'existe pas , en ce sens , de " traitement " du
cancer , soit de solution instrumentale assurée d'un résultat
durable . Dans le cas du cancer , le médecin ne peut pas
fonder son pacte avec le malade sur la conscience partagée
d'une puissance disponible des moyens sociaux de neutralisation
du mal .
La
transaction thérapeutique change alors de sens . On peut
toujours espérer que les traitements proposés permettent
des " mieux " provisoires ou relativement durables , chacun des
partenaires sait que ni la théorie ni la pharmacologie n'ont
encore conquis le terrain de l' efficacité promise et , avec
elle , réduit la relation thérapeutique à une
assurance partagée face au corps , à une distance
rassurante que l'on pourrait établir avec l'étrangeté
cachée des organes . Le triomphalisme d'un pacte instrumental
est mis en échec . Dans le cas du cancer , le patient ne
se réunit pas avec le thérapeute pour venir seulement
" suivre le traitement " , parce que celui-ci aurait été
établi , éprouvé et standardisé . La
question de solutions au mal reste encore ouverte . Elle n'est pas
résolue . Le chemin vers la guérison n'est pas balisé
. Il n'y a pas de piste qui soit tracée . Ce qu'il y a comme
piste , c'est , comme sur un aérodrome , un dessin à
même un sol de réalité dont il s'agit , à
présent , de savoir qu'on va , un jour qui se rapproche ,
se trouver décoller vers nulle part .
Désormais
privée de la sécurisante réduction de ses enjeux
à la répétition assurée d'un recours
connu , la relation thérapeutique est devenue béante
. Elle n'est plus l'espace tranquille de la puissance humaine ,
le lieu où , symboliquement , on peut venir déposer
son angoisse , la dissoudre au contact de l'abstraction scientifique
. Désormais le médecin n'est plus le représentant
de la puissance humaine . Il n'est plus une pure puissance de réparation
à laquelle on sait pouvoir s'adresser . Dans une grande mesure
, un terrain social vide se déploie alors entre l'institution
thérapeutique et le patient . Comme si l'instrumentalisation
avait grignoté la relation de soin et que celle-ci se trouvait
quasiment suspendue par la disparition de l'assurance en une toute
puissance des moyens .
L'hôpital
a beaucoup fait pour réduire la situation clinique à
un échange d'informations et de pure efficacité entre
représentants de l'institution scientifique ( " les soignants
" ) et le support sériel du savoir ( " les malades " ) .
Dans une grande mesure , la relation thérapeutique entre
malade et médecin y est évacuée puisque , emplissant
les imaginations et les consciences , une sorte d'invisible fétiche
scientifique y répartit les rôles des humains unis
dans et par la division du travail . L' hôpital fonctionnalise
le traitement du mal . On peut garnir son hall de plantes vertes
, installer un kiosque à journaux et des machines à
café pour " humaniser " son espace banal en accentuant la
parenté de ce lieu anonyme avec l'aéroport et avec
l'hôtel , avec la supérette et la halte d'autoroute
. L'hôpital est une institution de soin . Ce qui y soigne
, c'est le comprimé de molécule chimique et le bistouri
. Dans les couloirs roulent des chariots caoutchoutés sur
lesquels on a posé , selon les heures , des corps humains
qui descendent au bloc , des plateaux-repas pour ceux qui en sont
revenus , le reste du temps une accumulation de flacons et de boîtes
de comprimés . A l'hôpital , les hommes qui soignent
tendent à se réduire à ce qu'ils sont essentiellement
: les vecteurs vivants de la trajectoire qui combine l'organe et
le scalpel , qui administre les molécules inertes du médicament
aux molécules vivantes mais altérées dans les
corps . En surface , un pacte relie les hommes du soin et ceux qui
sont mal , une commune assurance et une commune acceptation . La
démission individuelle de chacun d'entre eux , l'impersonnalité
acceptée par tous consiste à adhérer à
un pouvoir collectif auquel on s'en remet , à un appareil
communautaire en qui on a confiance : celui du savoir médical
, celui de la recherche scientifique . Parce que l'efficacité
est du côté de cette science , chacun dépose
son attente dans la séquence technique qui normalise l'intervention
et le traitement , chacun accepte de voir annulée son existence
pour que , relayé par l'analyse objective et par ses retombées
pratiques , il soit libéré d'un mal qu'il vient déposer
à l'hôpital pour qu'on l'en soulage .
Que
se passe-t-il quand ce pacte est suspendu , ou tout au moins quand
la séquence n'est pas encore en place ? Quand , en l'absence
de traitement , il faut quand même soigner ? L'optimum d'efficacité
qui , dans nos sociétés , a substitué la séquence
technique à l'obscurité , à l'irrationalité
peut-être de la relation thérapeutique , n'est pas
encore en place . L'absence qu'on espère provisoire de cette
réduction , son indisponibilité présente déploie
alors l' impensé actuel , le blanc que notre rationalité
présente propose en fait de théorie de la relation
thérapeutique . Comment penser la nature et la fonction d'un
pouvoir de soigner qui ne tient pas aux molécules , soit
à l'inertie et à l' objectvité d'un mécanisme
corporel ? Comment analyser , comment mettre en mots et proposer
des médiations signifiantes pour élucider sa situation
de crise humaine et interhumaine ? Aux marges du paradigme dominant
de la médecine , le défaut d'une objectivisation disponible
contraint des malades et leurs médecins à poursuivre
leur relation dans une situation minorée par ce paradigme
désormais inopérant . Le malade en phase terminale
reviendra " chez lui " pour finir sa trajectoire . Pour remédier
et combler les silences de l'hôpital , il y a le médecin
de ville . Dans un espace de sens que l'on appelle traditionnellement
relation clinique , le généraliste prend le relais
. La gynécologue traitante . L'homéopathe . Le médecin
chinois . La psychologue clinicienne . L'amie naturopathe . Un échange
social où des forces psychiques , des énergies et
des noyaux de sens vont être lancés plus près
du trou , plus près du sens , plus près de la vérité
et de la réalité du trouble si mal balisé par
l'hôpital . Par le rituel , par les mots et par le silence
, transformant des significations , des algies et sans doute aussi
certains des échanges moléculaires pour ouvrir sur
le processus de la vie qui continue , et , pourquoi pas , de la
guérison .
Un
malade est atteint d'une maladie incurable ( au sens strict ) .
A moitié mort et à moitié vif , il souffre
pour le moment du chaos des représentations disponibles plus
encore que de sa maladie encore silencieuse . Il souffre d'une algie
de la communication , d'une absurdité traumatique dans laquelle
on l'a précipité à l'hôpital , ce lieu
du remède qui n'en est pas un où il a rencontré
des hommes qui n'en étaient pas .
Quand
le médecin hospitalier communique le diagnostic et expose
le traitement proposé au nouveau cancéreux , c'est
à dire à quelqu'un qui va bien , au moins apparemment
, quel dramaturge fera croire au patient qu'un renouvellement sans
préavis de la comédie sociale , qu'une extension sans
précédent de son espace de jeux font qu'il s'agit
encore d' un médecin qui reçoit un malade ? Car le
supposé médecin semble sans âme ni conscience
( s'agit-il d'un médecin ou d'un laborantin ? ) , il parle
d'une maladie que le patient ne se sent pas avoir dans les termes
de la statistique , dans les termes de l'impersonnalité à
celui pour qui ce langage ne convient pas puisque c'est de sa vie
lézardée qu'il s'agit , puisqu'il s'agit de la lézarde
que l'on vient d'établir aux fondations de sa vie . Dans
le cas du cancer débutant , un abîme sépare
le malade le malade qui ne " se sent pas malade " et la pathologie
qui s'avère sur les lames de la cytoponction . Du fait de
l'absence de sensations algiques , le corps n'a encore rien signifié
à la conscience , il n'a encore en rien altéré
cette conscience . Le malade ne peut pas dire : je me sens bizarre
, je suis fatigué " . Un monde encore inentamé de
sécurité vitale sépare donc sa conscience de
la pathologie qui s'est développée en lui . " Le malade
" ne dispose d'aucun indicateur sensible pour se sentir dans la
maladie , " il n'est pas malade " au sens de la sickness anglaise
( " avoir mal au coeur , parce que l'essence vécue du fait
d'être malade , c'est bien quand on a " le mal de mer " et
qu'on vomit ) .
A ce
malade qui se sent bien , on vient signifier qu'il a une maladie
grave ( illness , une pathologie ) , on vient l'avertir d'un passage
irréversible , d'une transformation de son destin " d'être
jeune et qui va bien " : une maladie gravissime a commencé
dans son corps . Dans une société où les médecins
tendent trop souvent à adopter pour langage celui qu'ils
se tiennent à eux-mêmes , celui de leurs dossiers ,
c'est à dire celui de l'analyse objective, le Dr X. fait
part à Mme Y. de son entrée dans la maladie cancéreuse
dans les termes nus d'une autorité scientifique qui sera
vraisemblablement un peu courte pour épargner à "
l'objet des soins " un certain nombre de dérives dans le
monde de l'angoisse .
Mme
M., 41 ans , tumeur sein D , février 1988 : " C'est un tout
petit début de cancer " .
Récidive
septembre 1995 : " C'est mauvais " .
Affectant
de ne pas disposer d'autre référence , ou bien se
retranchant en elle parce qu'il l'estime la meilleure , le docteur
X adresse à son patient un message d'une extraordinaire concision
standardisée . Est-il maladroit pour improviser d'autre réponse
, pour assurer d'autre présence ou pour inventer d'autre
parade ?
Choc
. Trauma . La nouvelle elle-même , la chose . Et puis , tout
de suite , une violence qui monte , celle qui fait qu'un homme puisse
annoncer une telle chose de cette façon , d'un côté
d'une table avec sa secrétaire de l'autre , dans un cabinet
où se succèdent , tous les après-midi , des
femmes à qui il dit la même chose , le matin il les
opère . A cette époque , le chirurgien est encore
jeune , il est relativement frais . Il est alors nécessaire
de retourner cette violence contre lui , contre celui qui a une
blouse blanche et les yeux un peu cernés , il est assis pas
très droit sur sa chaise , on l'attaque mais il a l'habitude
.
Au
premier moment , le mode d'expression rigoureusement factuel de
la consigne d'objectivité explose dans sa rigidité
, étalant dans l'espace impersonnel du cabinet le mode de
relation dont dispose l'hôpital , il est fondé sur
la dérobade humaine .
Tu
le regarde dans les yeux , tu les regarde dans les yeux , tu les
affrontes car tu es en quête de quelque chose dans leurs yeux
, un genre de regard qui signifierait que quelqu'un est là
, un être humain doté d'une conscience , de la conscience
de ce qui se passe en ce moment , une conscience pour partager une
expérience , ce qui la rendrait humaine . Ils ont la consigne
de regarder les patientes dans les yeux et puis ensuite seulement
leurs seins , on leur a dit sans doutée " la patiente veut
être identifiée comme un sujet , et puis ensuite vous
regardez le sein parce que c'est l'organe malade " .
S'il
regardait d'abord le sein de cette femme à qui l'infirmière
a dit " torse nu " , on se dirait : " qu'est-ce qui lui prend ",
on n'est pas à la plage . On a du se mettre les seins nus
, or ce n'est pas une situation où il s'agit de séduire
, on vous a fait garder le bas , c'est moche .
Au
patient désorienté , on adresse des formules , des
protocoles programmatiques . S'adresse-t-ils à lui ou bien
, en lui , à cet automate anonyme et muet ( : " le malade
" ) dont on attend la coopération pour pouvoir poursuivre
le programme d'intervention ? " Le malade " , ça n'est personne
en particulier , c'est quelqu'un dont le corps semble privé
de tête , qui doit accepter le pouvoir des médecins
et leurs consignes . Il faut qu'il coopère . Dans le désert
de la faiblesse humaine , le vide naît , pour le patient ,
de cette violence par laquelle il a cessé d'être un
homme dont l'expérience serait humainement et mutuellement
partageable , pour devenir un patient qui doit se taire et cesser
de penser , une nullité sociale et humaine qui fait l'objet
l'objet on ne sait pourquoi d'un zèle impersonnel du médecin
, un médecin qui ne s'est pas senti tenu d'assumer la situation
qu'il avait créé en signifiant qu'il restait présent
, fort qu'il est de la distance sociale qu'il fomente du fait de
sa science , fort qu'il est de son impersonnalité patentée
et de ses peurs .
Il
vint de dire une phrase qui signifie : " Il est probable que vous
finissiez dans la souffrance , dans la laideur peut-être et
nous n'y pourrons rien . Certes nous vous accompagnerons " . La
belle aubaine . Vous ne vous connaîtrez pas dans votre âge
de vieillesse . Aujourd'hui s'est rapproché le jour où
vous pourrez penser à dire " adios , terre humaine " . Aujourd'hui
vous n'êtes plus comme NOUS , ceux qui n'y pensent pas , tant
qu'on vit on ne pense pas à la mort . En ce moment je vous
précipite sans préavis , de façon prématurée
, dans la catégorie de ceux qui doivent penser à leur
mort , de ceux qui doivent rompre l'insouciance vitale et pratiquer
la vie sans son illusion fondatrice . En général ,
il s'agit de vieux hors d'usage , rétrécis , qui ont
fait leur temps , devenus caractériels , odieux , métamorphosés
par l'âge , ils ne s'en rendent même pas compte , il
vaudrait mieux qu'ils meurent . Ici c'est des gens de tous les âges
avec le cancer , des enfants et des ados , des femmes nubiles à
qui on enlève les organes , des tas de jeunettes avec des
tumeurs au cerveau " .
En
face de la patiente , un inacceptable durcissement chez ce médecin
qui saute l'étape de la douleur , un refus de personnaliser
les choses , de laisser tomber son masque , un refus peut-être
de sa propre douleur , de l'idée de son impuissance . Il
est pimpant . Il est blond . I a des enfants . Tous les matins il
taille des seins au bistouri , la nuit il accouche des femmes pour
rester du côté de la vie .
- "
Il ne faut pas " disent les infirmières à cette vieille
qui a une béquille et qui pleure , " il ne faut pas pleurer
" , " c'est rien vous êtes déprimée " .
- "
Il faut pas pleurer " , reprennent en groupe plusieurs de ces femmes
d'âge moyen qui attendent à la consultation , ici,
c'est partout cancer du sein , les métastases c'est dans
un autre couloir .
Pour
faire semblant , pour dire qu'il est sûr de lui , le chirurgien
dit " en avant " , " on avance " , l'homme de la chimio affiche
son zèle , un zèle qui semble bruire dans le cabinet
de la radiothérapeute qui prescrit soudain sept mois de traitement
, " je vous arrête " , se durcissant comme marbre devant une
angoisse qu'ils ne savent pas faire taire ou bien plutôt répondant
, dans leur jeunesse relative d'équipe de pointe , par la
juvénile affiche de leur compétence de pointe , de
leur grand savoir-faire patenté , " une vacation à
Curie " , " chef de service à trente-cinq ans " , de beaux
internes qui se sont programmé une belle vie cuirassée
avec des chromes . Ils veulent bien partager ce qu'ils perçoivent
de juvénilité restante chez la patiente , son assurance
de mise , sa compétence culturelle et sociale et son caractère
de battante . Ils ont l'air parfois de régler leur attitude
sur la catégorie " patiente exaltée , patiente qui
parle " . Dans l'ensemble , ils s'intéressent au dossier
et au sein en cause . La patiente est en trop dans la consultation
. Mesure des angles , position standardisée , cotes . On
établit le dossier . Etre bien sûr de ce dont il s'agit
, être bien sûr que c'est la bonne patiente .
A ce
qu'on a identifié , en elle , de docilité potentielle
dans le désarroi , de renoncement probable et d'humilité
acceptée , on dit " Allongez-vous " . A son cerveau stressé
que l'on suppose en quête de réassurance et de reprogrammation
, c'est " première à droite au deuxième sous-sol
, vous suivez les flèches jaunes " .
Absurdité
. Injustice . Chamboulement .
Cette
maladie a été établie par le labeur corroboré
de plusieurs analyses . Cette maladie sera traitée par l'implacable
bistouri et par la précieuse dosimétrie d'invisibles
" rayons " . Plus que de soignants qui se mettraient à sa
disposition , de médecins qui l'accueilleraient pour mettre
au point avec lui un éventail d'attitudes adéquates
, on va à l'hôpital comme dans un laboratoire dont
les solutions sont encore à trouver , dans un sérail
de chercheurs en quête d'une connaissance fondamentale encore
réservée , parfois hilares , d'autant moins médecins
que le traitement se rapproche de la science pure ( " médecine
atomique " , " curithérapie " ) . Beaux médecins à
l'aise avec leurs atomes . Ils ont sans doute une voiture rapide
et une femme au beau look . Faire de l'argent . Réussir .
Le chercheur travaille , il n'est pas en lutte contre le mal . Quand
il va à l'hôpital , le patient cancéreux va
moins voir " ses médecins " que des chercheurs qui , comme
il est normal en recherche scientifique , sont en charge de centaines
de dossiers anonymes . Les chercheurs demandent aux patients de
s'associer à leur recherche . Leur narcissisme collectif
laisse aux infirmières le pathétique , l'incertitude,
l'horreur aussi qui peut accompagner l'intention de soigner . Il
semble que l'assomption de la crise humaine et sociale que signifie
en permanence la confrontation instrumentée à la mort
de son semblable relève actuellement du bricolage personnel
, coûteux comme l'est , intimement , une crise identitaire
non assumée par l'institution .
A l'heure
actuelle , la cité savante reste maladroite à penser
la nature de la relation thérapeutique . Comment comprendre
l'effet , soit le pouvoir de soigner , du lien qui se noue dans
le cabinet - même et surtout à l'hôpital ?
Attitude
spécifique du Dr B , de religion israélite , du Dr
E , sans doute chrétienne , du Dr D , acupuncteur et ils
de Han . Chacun d'entre eux dispose d'une attitude en rapport avec
la mort . Chez le médecin juif , une sorte de millénaire
considération de la souffrance partagée , une sorte
d'ancienne et profonde affinité du médecin avec ,
aux frontières du religieux , une conscience de la profondeur
et de la négativité de la condition terrestre . En
Chaldée , à Ninive , Dieu n'est pas toujours bon .
L'histoire humaine est obscure .
Le
bouddhisme culturel du Dr D le rend apaisant . Tant que l'homme
est en vie , il cherche légitimement la paix et l'équilibre
. Le fondement de l'équilibre est extérieur à
l'homme , il est dans le cosmos . Quand l'homme disparaît
, le monde continue .
Tu
cherches de préférence les médecins qui soient
conscients des limites du modèle qui leur a été
transmis par leur formation . Le Dr D. affine systématiquement
sa responsabilité de généraliste , il en approfondit
et en met à jour les dimensions traditionnelles : savoir
répondre , être là , trouver la consigne en
rapport avec le moment de l'évolution physique et morale
où tu te trouves . Accepter de réfléchir .
Rester perpétuellement en position de responsabilité
, c'est à dire de réponse à trouver , de réponse
à donner . Diagnostic , prospection , avis du jour . Le Dr
E. ne renonce pas à être elle-même dans son cabinet
. Chez elle , ce sont des éléments de personnalité
qui frappent , démédicalisant la situation ou la défétichisant
par une attitude de contact , par une parole libre qui semble accepter
de poser que la médecine consiste aussi à savoir articuler
les différents niveaux de sens qui trament la vie .
Tu
vas en outre chez le Dr N. , homéopathe et charismatique
adepte de la médecine chinoise . Chez lui , tout indique
que les repaires coutumiers n'ont pas cours . Une part de sa qualité
de bon médecin - de médecin qui a des résultats
- doit se fonder sur le fait qu'il affiche clairement travailler
ailleurs que dans le modèle instrumental , ailleurs que dans
la représentation cartésienne courte , même
si personne ne sait clairement ce qui se passe d'autre . Cela secoue
les inerties , cela met en route d'autres possibilités d'articulation
.
Une
des premières manifestations , la plus voyante et la plus
lourde , du retentissement culturel et institutionnel de la révolution
scientifique en médecine , aura été la quasi-évacuation
, dans l'art de guérir hospitalier , de la prise en compte
de ce qu'une telle situation interhumaine peut avoir de thérapeutique
. Comme si la supposée connaissance des processus normaux
et pathologiques que possède le médecin hospitalier
pouvait se substituer aux dimensions constitutives de sa figure
de soignant , la révolution scientifique semble autoriser
le médecin le médecin à déserter les
dimensions fondatrices de sa figure traditionnelle . Parce que ,
de jour en jour , il propose des traitements plus efficaces pour
soulager les maux , le médecin hospitalier transforme la
relation de soin , il affecte de considérer que que la nature
scientifiquement établie d'un traitement peut justifier que
lui s'évacue de ce processus moléculaire . Une telle
substitution est censée n'affecter ni ne transformer la transaction
thérapeutique , ou tout au moins ses résultats .
La
situation contemporaine de la médecins montre comment une
conscience de soi scientifique peut annexer à tort la pratique
de l'art de soigner au point de faire disparaître ce qui le
rend thérapeutique . En créant du malentendu et de
la souffrance culturelle et sociale , l'usage fétichisé
du paradigme scientifique se montre contre-productif .
Des
soignants soignent un malade . Le malade est soigné par les
soignants . On lui propose une thérapie , une prise en charge
qui vise à remédier à son mal . Soigner , c'est
conserver et rétablir la santé , c'est traiter au
moyen de procédés employés pour soulager ou
pour guérir .
A l'hôpital
, une partie essentielle du soin est laissé aux infirmières
ou rejeté dans le dehors ultérieur de la " ville "
, de la " médecine libérale " . Tout ce qui concerne
le sens de la vie et de la maladie en terme de destin , en terme
d'humanité commune . Retranchés dans la science ,
les médecins gèrent solitairement leur propre misère
personnelle et leur angoisse .
La
fonctionnalisation du soin comme l'objectivation de la maladie en
terme d'organisme ont fait disparaître la dimension des échanges
de sens entre cerveaux qui ont lieu dans l'hôpital , des messages
lancés et reçus entre ces corps cérébralisés
qui s'obstinent à se dénier mutuellement une fonction-conscience
et qui en souffrent . Faire sens et donner sens est une nécessité
pour l'être humain . La puissance thérapeutique peut
en résulter comme l'apaisement né de la reconnaissance
mutuelle , de l'acceptation du fait de donner et de recevoir . En
réduisant la maladie à un trouble du soma , l'abstraction
nécessaire du corps cartésien a permis la constitution
d'une science médicale . Le développement affiné
d'un pouvoir de soigner exige aujourd'hui une remise en cause sociale
et culturelle de l'actuelle définition du pouvoir médical
. Une complexité doit être rétablie , une réciprocité
pratiquée puisque la démission généralisée
, la fonctionnalisation et la peur sont aussi des sources de trouble
et de violence non articulée . La mort n'est pas une maladie
mais son idée peut faire mal . Le renoncement à une
commune et humaine attitude devant la mort est , aujourd'hui , la
contrepartie difficile d'un pouvoir médical affirmé
dans le vide de la différence sociale , dans le vide du pouvoir
et de l'argent . Aux limites du paradigme de la réussite
et de l'instrumentalisation d'autrui , le médecin meurt aussi
parce qu'il est un homme .
Odile
Marcel
(°)
Communication au colloque Les Thérapeutiques : savoirs et
usages . Lyon , 13-15 novembre 1997
"
Des médecins pour que les vivants récupèrent
leur capacité d'autoguérison "
Odile
Marcel , professeur de philosophie
, Centre d'analyse des formes , université Lyon III.
Le
développement de l'organisation sociale , la différenciation
de ses fonctions ont placé la médecine et le corps
médical face aux maladies pour lutter contre elles et tenter
de les réduire . Unies par leur intention active et vigilante
, les professions de santé forment un cordon sanitaire entre
l'homme et les risques biologiques . Dans la défense contre
ces risques , le généraliste est aux avant-postes
par le travail de détection , de conseil et d'information
qu'il réalise auprès des différents groupes
sociaux .
L'identité professionnelle du médecin :
Une
telle définition de son rôle intervient à tout
moment pour structurer son identité , ordonner ses attitudes
, ses propos et ses gestes . Séparé de ses semblables
par le port de la blouse blanche , interposant entre lui et les
autres un ensemble de prescriptions et de défenses qui ont
pour but de réduire les dimensions naturelles de la communication
( curiosité personnelle , désir , indifférence
, dégoût ) , la personne du médecin est comme
neutralisée , mise à l'écart . Elle doit céder
la place à une identité professionnelle construite
, relativement standardisée , dont la définition sociale
actuelle maximise la dimension d'efficacité intellectuelle
.
Quand
" ça ne va pas " , un pacte médical implicite
Telle
qu'elle est généralement comprise de part et d'autre
, la consultation a pour but de parvenir à une identification
de l'objet de la plainte de celui qui est venu au cabinet , de celui
qui pâtit , qui endure et qui souffre de ne pas savoir ce
qu'il a . Quelque chose fait que " ça ne va pas " . Dolent
, abîmé , comme dépossédé de lui-même
par cet état de crise dans lequel il est plongé du
fait de l'inhabituel état de son corps , le patient se sent
aliéné par cette altération . De l'homme de
l'art , il attend un soulagement .
L'
allègement commencera avec la capacité de formuler
un diagnostic que possède le médecin . Un état
inconnu a surgi pour déranger , pour perturber et angoisser
. Le fait de le nommer et de l'identifier réduit une part
de sa capacité de trouble . Notons quel fort consensus social
préalable investit de part et d'autre le savoir médical
pour définir la consultation , pour structurer son déroulement
. En Occident , le patient a renoncé à l' hystérisation
de son affolement . En général , il n'arrive pas chez
le médecin entouré de son groupe familial . Dans sa
quête de la racine de ses malheurs , il ne recourt pas au
récit des origines ancestrales . Comme le médecin
, le malade occidental est un fils de Descartes .
Il
est instruit de l'existence d'une logique des organes . Un ensemble
de faits objectifs à l'intérieur desquels s'inscrivent
les phénomènes pathologiques . En Occident règne
la conviction instrumentée qui réduit la maladie à
un événement concernant le support organique de la
personnalité . La définition médicale de la
maladie propose au malade une sorte de pacte . IL doit venir offrir
l'espace de son corps au regard savant . Il doit accepter de s'en
absenter , il doit se dédoubler et écarter de lui
la terreur et l'angoisse que provoque l'altération de son
corps .
De
la part du médecin , il faut souvent un fort acte de volonté
pour réussir le travail de concentration et d'abstraction
qui lui permettra de traverser le drame , d'oublier l'horreur et
d'assourdir le pathétique des situations de crise . En s'absentant
lui aussi par la distance intellectuelle , il structure par l'esprit
les éléments significatifs permettant l'approche d'un
diagnostic . De là l'intervention possible sur les évènements
corporels et , parfois très vite , la réduction du
chaos dans une situation donnée .
Entre
l'étiquette diagnostique et l'écoute de la demande
La
construction intellectuelle qui préside à la situation
clinique tend à chercher quelle entité du savoir médical
est concernée par la demande du patient . Face au mal-être
subjectif proposé par le consultant , il s'agit de parvenir
à une transcription de ses mots et gestes dans les catégories
de la connaissance scientifique . Comme le savent les généralistes
, l'institution de soin est amenée à faire face à
un grand nombre de situations dont l'étiquetage et la réduction
à un cas
médical n'ont pas d'évidence . On a appelé le médecin,
on est venu le voir parce qu'une crise de vie a lieu . Elle s'exprime
par une souffrance , elle s'expose dans une atteinte corporelle
.
Le
médecin sait pouvoir agir comme un remède .
Le
médecin est pris entre deux feux . Sa formation le discipline
à repérer et analyser les atteintes possibles d'un
corps malade . Le fait de répondre par une telle approche
à ce qui est plutôt une demande d'aide entretient
le malentendu . Le patient peut apporter l'état de son corps
pour venir dire un autre genre de trouble .
En
s'intéressant exclusivement à l'atteinte possible
d'un organisme , le médecin déserte le face-à-face
avec l'être qu'il a devant lui . Il tend à éluder
la prise en compte des crises relationnelles à l'intérieur
desquelles se fomentent , le plus couramment , des crises corporelles
qu'on ne peut appeler maladie
au sens médical . Pour se penser elle-même , la médecine
générale doit refuser son annexion par l'expérimentalisme
du laboratoire et savoir revendiquer le terrain clinique , c'est-à-dire
l'espace de la vie dans lequel
elle s'enracine . La médecine générale n'est
pas seulement une avancée et une sorte de sous-produit de
l'hôpital . Elle est aussi ce savoir de vie suivant lequel
le médecin sait pouvoir agir
comme un remède , comme un médiateur permettant de structurer les crises
de vie de telle sorte que les vivants se ressaisissent et récupèrent
leur capacité d'autoguérison .
Natura
sanat
apprend-on depuis l'Antiquité .
Le
médecin , comme un vecteur , est là pour rétablir
un courant , pour en déclencher le retour . La thérapie
se comprend alors comme une médiation . Elle suppose une
sorte de passivité , un sens de l'opportunité et une
capacité de contemplation . La médecine ne se réduit
plus à un savoir qui appliquerait des recettes techniques
omnipotentes , démiurgiques . Elle retrouve sa définition
traditionnelle , prise entre les précautions attentives de
l'hygiène et la dimension initiatique de la sagesse .
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Remerciements : ce texte a déjà
été publié dans le Généraliste
n° 1822 du 12 décembre 1997 sous le titre : la situation
clinique et les approches du corps . Devant son intérêt
considérable pour une " expression médicale " de haute
qualité , il a pu être repris sur le web, grâce
aux aimables autorisations de l'auteur et de l'éditeur .
Avec leur accord , le titre et les sous-titres ont été
modifiés par nous pour tenter de rendre compte avec plus
de précision des propos de l'auteur .
Autre
"débat"
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