Les
personnes qui sont prises, bien malgré elles, dans
un mécanisme de harcèlement, mettent beaucoup
de temps à réaliser ce qui leur arrive. Elles
ont bien du mal à comprendre pourquoi cela leur arrive,
à elles. Le travail original que nous présentons
ci-dessous cherche à donner un autre éclairage
sur le HM que ceux que nous connaissons déjà.
En l'inscrivant dans le cadre plus général
des relations des humains entre eux.
Ce
texte est publié, sans les notes finales dans la
LEM 374 du 29 novembre 2004. Accès
Lem.
Les intertitres ci-dessous sont de la rédaction.
Voici
une petite présentation de l'auteur :
Dominique
Irigaray - 45 ans - Marié, 3 enfants - Habite Paris
- Titulaire d'un Brevet de Technicien Supérieur en
Agriculture et d'un BTS Tourisme - Organisateur de voyages
touristiques et culturels pour groupes - A découvert
René Girard vers le mois d'octobre 1996 et s'est
re-converti aussitôt au catholicisme - Créateur
début 2004 d'un site de réflexion et de diffusion
concernant l'oeuvre de René Girard sur Internet :
René Girard - Perspectives Humaines & Perspectives
Chrétiennes (www.perspectives-girard.org)
Contact par mail.
Bonne
lecture de ce point de vue pas comme les autres.La sortie
du HM ne peut pas se faire avec quelques recettes toutes
faites, mais demande un long cheminement personnel. Une
profonde remise en cause de tout ce qu'on croyait.
Dr F-M Michaut
|
Médiation double et harcèlement moral
Dominique IRIGARAY(novembre 2004)
"Tout désir est désir d'être."
René Girard
La
Lettre d'Expression Médicale n° 326 du Docteur François-Marie
Michaut qui amorçait une réflexion pour "comprendre
mieux les mécanismes du harcèlement moral (HM)"
voulait emprunter à cette occasion et à cette fin
la vision des relations humaines telle qu'elle ressort de la théorie
mimétique de René Girard (RG).
Comme cette théorie m'a convaincu, que je l'étudie
et observe sa pertinence depuis 8 ans, j'ai ressenti que la LEM
en question, qui par ailleurs est excellemment orientée,
rendait mal justice à tout ce que René Girard pourrait
apporter à cette réflexion.
Il m'a semblé de prime abord qu'un HM ramené à
une rivalité mimétique qui n'est jamais, comme son
nom l'indique, un exercice par lequel "le disciple"
chercherait pacifiquement "à devenir le maître",
ne pourrait présenter comme "caractéristique
fondamentale" d'être une "perversion de ce système
mimétique".
Autrement dit le système mimétique dans sa composante
rivalitaire étant, à nombre d'égards, une
théorie de la perversion, elle ne serait que de peu d'intérêt
si elle pouvait à son tour être pervertie.
Ce qui n'était au départ qu'une intuition est à
présent conforté par une rapide étude de
la question à partir du livre "Le Harcèlement
Moral - La violence au quotidien" (LHM - Editions la Découverte
et Syros - Pocket - 1999) de Marie-France Hirigoyen (MFH).
Tel que le HM est présenté dans ce livre il me paraît
bien être un type classique de rivalité mimétique
: une "médiation double" et je vais vous présenter
les éléments qui fondent ma conviction.
Harceleur
et harcelé deviennent des doubles
Deux individus proches l'un de l'autre, la naissance de quelque
chose entre eux que MFH appelle "une emprise" et RG
"le désir mimétique" et notre tragédie
a déjà commencé.
Plus précisément, MFH se concentre dans son livre
sur les aspects que RG a regroupé sous le nom de "médiation
interne", c'est-à-dire le cas de deux individus vivant
à proximité l'un de l'autre, le désir du
"sujet" copiant le désir de son "médiateur"
à propos d'un objet, dans sa variante de "médiation
double". Dans une médiation double le désir
du médiateur entre en résonance avec le désir
du sujet et l'on assiste à une surenchère souvent
violente qui, au départ, augmente considérablement
la valeur de l'objet puis efface la distinction sujet / médiateur
pour en faire les "doubles" d'un antagonisme presque
sans solution.
Ce faisant MFH a écarté avec beaucoup de justesse
un aspect relativement plus bénin qu'elle appelle "abus
de pouvoir" et qui, dans certains cas, correspondrait à
de la "médiation externe" chez RG :
"L'entreprise laisse un individu diriger ses subordonnés
de façon tyrannique ou perverse, parce que cela l'arrange
ou ne lui paraît pas important. Les conséquences
sont très lourdes pour le subordonné. Ce peut être
simplement de l'abus de pouvoir : un supérieur se prévaut
de sa position hiérarchique d'une manière démesurée
et harcèle ses subordonnés de crainte de perdre
le contrôle. C'est le pouvoir des petits chefs." LHM
p.78.
Pour être une médiation externe il faut que notre
"petit chef" ait cette attitude de HM du fait de la
médiation de quelqu'un qu'il admire sans avoir de rapport
avec lui. C'est ce médiateur qui le convainc de la pertinence
du harcèlement pour diriger une équipe. Il pourrait
avoir puisé cette opinion dans la médiation externe
de Sun Tsé et de son ouvrage "L'art de la guerre"
par exemple (ouvrage cité par MFH p. 129 en particulier1).
Mais ce peut être aussi que notre "petit chef"
est engagé dans une médiation interne avec un individu
de sa hiérarchie et que son comportement correspond à
un désir de bien faire et de bien paraître auprès
de lui, parce que, en référence à la citation
ci-dessus, "cela l'arrange" lui.
Dans les deux cas et sur un plan pratique, le ou les subordonnés
sont également harcelés mais il leur est a priori
épargné une relation vraiment perverse avec leur
"petit chef"2.
Avec l'exemple d'Albert Einstein (LHM p. 137-138) on voit que
pour MFH l'abus de pouvoir peut également concerner un
couple.
Lorsque MFH parle de perversion proprement dite il est très
intéressant de noter qu'elle ne fait que peu de différence
entre le HM dans l'entreprise et le HM au sein des relations de
couple. L'emprise, la médiation double, naît simplement
entre deux individus sans avoir la sexualité pour objet
véritable.
Entre plusieurs passages similaires à ce propos, voici
l'objet de l'emprise qui, pour MFH, fait naître le HM.
"Le Narcisse3 a besoin de la chair et de la substance de
l'autre pour se remplir. Mais il est incapable de se nourrir de
cette substance charnelle, car il ne dispose pas même d'un
début de substance qui lui permettrait d'accueillir, d'accrocher
et de faire sienne la substance de l'autre. Cette substance devient
son dangereux ennemi parce qu'elle le révèle vide
à lui-même." LHM p. 158.
Et du côté de RG, dans une interview récente
du Nouvel Observateur au sujet de son dernier livre "Les
origines de la culture", voici le même objet, la même
faim :
"Il faut renoncer à s'agripper (consciemment ou inconsciemment)
à autrui comme à un moi plus que moi-même,
celui que je rêve d'absorber."
Ce "besoin de la chair et de la substance de l'autre"
similaire au "rêve d'absorber" est caractéristique
de notre phénomène.
Les références aux mises en oeuvre de la "médiation
double" chez RG ont d'autres sources, naturellement, que
celles de l'emprise chez MFH. Le premier les traque plutôt
chez des écrivains au fait de cette question, la seconde
dans son expérience clinique.
Par ailleurs RG insiste sur une évolution en phase avec
l'Histoire, et surtout depuis la Révolution Française
pour notre modernité, qui concerne ce qu'il appelle aussi
le "mal ontologique".
Une aggravation de ce mal verrait les individus se détacher
progressivement des médiations externes traditionnelles
(Dieu, le Roi, etc.), qui hiérarchisaient la société,
pour succomber, dans l'indifférenciation, à de terribles
médiations internes4.
En ce sens le livre de MFH pourrait être perçu comme
l'actualité la plus récente du mal ontologique ou
de l'un de ses avatars.
Ces remarques une fois formulées, voici comment RG analyse
les rapports entre Julien Sorel et Mathilde de la Mole dans "Le
Rouge et le Noir" de Stendhal (1830) :
"La médiation double transforme les relations amoureuses
en une lutte qui se déroule suivant des règles immuables.
La victoire appartient à celui des deux amants qui soutient
le mieux son mensonge. Révéler son désir
est une faute d'autant moins excusable qu'on ne sera plus tenté
de le commettre dès que le partenaire l'aura lui-même
commise.
Julien a commis cette faute au début de ses relations avec
Mathilde. Sa vigilance s'est un instant relâchée.
Mathilde était à lui ; il n'a pas su lui cacher
un bonheur à vrai dire assez tiède mais suffisant
pour rejeter cette vaniteuse loin de lui. Julien ne parvient à
rétablir la situation que par une hypocrisie réellement
héroïque. Il doit expier un instant de franchise sous
une montagne de mensonges. Il ment à Mathilde, il ment
à Mme de Fervacques, il ment à toute la famille
de la Mole. Le poids accumulé de ces mensonges fait enfin
pencher la balance en sa faveur ; le courant de l'imitation se
renverse et Mathilde se précipite dans ses bras.
Mathilde se reconnaît esclave. Le terme n'est pas trop fort
et il nous éclaire sur la nature de la lutte. Dans la médiation
double chacun joue sa liberté contre celle d'autrui. La
lutte est terminée dès que l'un des combattants
confesse son désir et humilie son orgueil. Tout renversement
de l'imitation est désormais impossible car le désir
déclaré de l'esclave détruit celui du maître
et assure son indifférence réelle. Cette indifférence,
en retour, désespère l'esclave et redouble son désir.
Les deux sentiments sont identiques puisqu'ils sont copiés
l'un sur l'autre ; ils ne peuvent donc que se renforcer à
la vue l'un de l'autre. Ils exercent leur poids dans la même
direction et assurent la stabilité de la structure."
In Mensonge romantique et vérité romanesque (Les
cahiers rouges - Grasset - Edition originale en 1961) p. 141.
Ce que je mettrai en parallèle avec cette analyse de MFH
concernant l'emprise avant la phase de harcèlement moral
:
"Comme un pervers donne peu et demande beaucoup, un chantage
est implicite, ou tout du moins un doute possible : 'Si je me
montre plus docile, il pourra enfin m'apprécier ou m'aimer.'
Cette quête est sans fin car l'autre ne peut être
comblé. Bien au contraire, cette quête d'amour et
de reconnaissance déclenche la haine et le sadisme du pervers
narcissique.
Le paradoxe de la situation est que les pervers mettent en place
une emprise d'autant plus forte qu'ils luttent eux-même
contre la peur du pouvoir de l'autre - peur quasi délirante
lorsqu'ils ressentent cet autre comme supérieur.
La phase d'emprise est une période où la victime
est relativement tranquille si elle est docile, c'est-à-dire
si elle se laisse prendre dans la toile d'araignée de la
dépendance. C'est déjà l'établissement
d'une violence insidieuse qui pourra se transformer progressivement
en violence objective. Pendant l'emprise, aucun changement n'est
possible, la situation est figée. La peur que chacun des
deux protagonistes a de l'autre tend à faire perdurer cette
situation inconfortable :" LHM p. 115.
Nous sommes arrivés dans les deux analyses à une
situation qui par essence est la même. La victime docile
qui désire être aimée de MFH correspond à
l'esclave dont le désir est redoublé de RG tandis
que l'insatisfaction haineuse du pervers de la première
rappelle l'indifférence toujours plus grande du maître
du second. Dans les deux cas la situation est stable parce que
bloquée et ce blocage correspond à la même
étrange dynamique d'attirance et de répulsion.
Il n'est sans doute pas inutile de remarquer une différence
qui pourrait relever de l'historicité que j'ai évoquée
:
- Julien et Mathilde restent engagés dans des médiations
externes qui subliment leurs rapports réciproques. Julien
vit son itinéraire dans le prisme de l'épopée
de son grand héros, Napoléon 1er ; de même
Mathilde compare sans cesse son aventure à celle de son
ancêtre Boniface de la Mole, amant de la reine Margot. Ces
médiations ne disparaissent que dans les épisodes
les plus aigus de leur histoire.
- Les deux partenaires de l'emprise selon MFH, quant à
eux, semblent englués dans un cadre plus étroit
et une situation plus douloureuse pour la victime car il ne semble
pas qu'ils aient de refuge hors de leur relation.
Devisant un peu plus loin d'autres aspects de l'emprise et de
la médiation double l'identité de ces notions se
fera encore plus manifeste. Mais s'il s'agit bien de la même
chose les différences dans l'approche entre MFH et RG éclaireront
de nouveaux chemins pour lui échapper.
Rêve d'absorber
Un même objet et une même situation qui voit un fossé
paradoxal se créer entre un individu dominé et un
individu dominant au sein d'une relation perverse.
Voici encore, à ce propos, une phrase de MFH que RG ne
désavouerait pas je pense :
"Le moteur du noyau pervers, c'est l'envie, le but, c'est
l'appropriation." LHM p. 159.
Là où un désaccord apparaîtrait concerne
l'attribution de ce noyau à un seul des deux partenaires.
MFH distingue globalement le "mauvais" pervers de la
"bonne" victime avec une emprise du premier sur la seconde.
RG et "ses" auteurs mimétiques, pour leur part,
rangent les deux protagonistes de la médiation double sur
un même plan du désir si ce n'est de la perversion.
Il ne s'agit pas, bien entendu, de minimiser ou relativiser la
souffrance des victimes dans cette relation, elle est insupportable,
mais de bien faire toute sa place au problème de l'objet
qui est convoité ainsi qu'à celui du lien qui se
met en place entre les deux partenaires.
Et d'ailleurs, à lire attentivement MFH, elle nous décrit
bien les choses de façon plus nuancées que ne le
laisse entendre son vocabulaire.
Evoquons d'abord l'objet, cette mystérieuse "substance"
mentionnée dans la première citation de MFH, notion
remarquable et sur laquelle elle s'accorde avec RG. Le "pervers
narcissique" en est dépourvu, c'est un bon début,
mais qu'en est-il de la victime :
"Les victimes suscitent l'envie parce qu'elles donnent trop
à voir. Elles ne savent pas ne pas évoquer le plaisir
qu'elles ont à posséder telle ou telle chose, elles
ne savent pas ne pas afficher leur bonheur." LHM p. 175.
"Les victimes idéales des pervers moraux sont celles
qui, n'ayant pas confiance en elles, se sentent obligées
d'en rajouter, d'en faire trop, pour donner à tout prix
une meilleure image d'elles-mêmes." LHM p. 175.
Certainement MFH ne peut déclarer la victime dépourvue
de cette substance, c'est, pour son approche, l'objet convoité
par le pervers ; toutefois ces deux citations permettent de l'envisager.
Si la victime n'a pas confiance en elle, à quoi cette substance
lui sert-elle ? Ne serait-ce pas qu'elle en est dépourvue
tout autant que le pervers ? S'il lui faut "à tout
prix" donner une meilleure image d'elle-même, le bonheur
qu'elle affiche n'est-il pas mensonger ? Le plaisir de posséder
qu'elle évoque n'est-il pas creux et finalement sans objet
réel ?
Ce qui est indéniable de toute façon dans la description
de MFH, c'est que la victime est présentée comme
une personne jouant un rôle de composition.
Une explication "mimétique" a besoin de cet ingrédient
: la victime laisse entendre qu'elle possède la fameuse
substance et montre à voir que cette substance est désirable
car elle la rend heureuse.
Le mot qui vient à l'esprit est celui de bluff car toute
l'opération est dirigée vers l'autre qu'elle cherche
à séduire.
"Cela commence comme un jeu, une joute intellectuelle. Il
y a là un défi à relever : être ou
ne pas être accepté comme partenaire par un personnage
aussi exigeant." LHM p. 174
Si l'autre est qualifié au départ de "personnage"
c'est qu'il est perçu comme possédant quelque chose
en plus !
Dans le fond, mais sans doute sans se l'avouer, la victime se
méprise elle-même et voit miroiter dans son futur
partenaire la substance qui est l'objet vrai de son propre désir.
Dès lors un "girardien" conçoit sans trop
de peine le "personnage" devenu désirant en calquant
son désir sur celui, faux, d'un séducteur pour une
substance illusoire. Un "rêve d'absorber" qui
naît de l'exacerbation de ce désir et, au bout, le
bluff éventé qui plonge le séducteur dans
les affres du mépris de son partenaire sur lequel il ne
fait plus illusion.
Cette issue n'est pas inéluctable, cependant, comme il
a été dit à propos de Julien Sorel : en soutenant
jusqu'au bout son mensonge le séducteur peut en venir à
constater la vacuité du "personnage" et à
la lui faire constater. Il la plonge alors dans les affres du
mépris du séducteur aussitôt oublieux de sa
propre vacuité et de son propre mensonge5.
Si la notion de "joute intellectuelle" est bien choisie,
car il y aura effectivement à la fin du processus un perdant,
une victime, il faut bien se garder de stigmatiser comme responsable
un quelconque "pervers moral", comme le fait MFH. Les
deux protagonistes, qui s'engagent ensemble dans la médiation
double, se ressemblent parfaitement quant à leur vacuité,
à leur désir impossible et, peut-être, à
une agressivité qu'ils mettront en oeuvre lors de la phase
de harcèlement moral.
Tout au plus peut-on déplorer le mensonge du séducteur
et la férocité du partenaire qui aura pris le dessus
dans cette joute mais nous allons examiner à présent
la nature du sinistre lien que les protagonistes ont tissé
entre eux. C'est lui, pour RG, qui génère "toutes
les toxines" et non, comme l'écrit MFH, la monstruosité
supposée de certains individus6.
L'un des protagonistes a capté l'autre et ils se sont engagés
dans une relation hors cadres. MFH écrit à propos
du séducteur supposé qu'il "détourne
de la réalité" LHM p.111.
Nous avons vu que l'ingrédient principal de cette relation
est le désir. Désir qui se donne a voir et qui est
copié. Désir que l'on imagine voir, que l'on copie
et qui trouve dans l'autre un écho. Désirs décalés
dont l'intensité augmente parce qu'ils sont investis toujours
plus d'une mission essentielle que l'autre ne pourra jamais combler.
Impossibilité qui exaspère ces désirs jusqu'à
les rendre délirants, obstacle qui fait nécessairement
dérailler les deux protagonistes.
Un peu de littérature pour illustrer ces propos, le narrateur
du Sous-sol de Dostoïevski parle de la lettre qu'il écrit
à celui qui l'a bousculé : "Je le suppliais
de me faire des excuses. Pour le cas où il aurait refusé
je faisais très nettement allusion au duel. La lettre était
si bien tournée que si l'officier avait eu le moindre sentiment
'du beau, du sublime', il serait immanquablement accouru auprès
de moi pour se jeter à mon cou et m'offrir son amitié.
Et comme cela aurait été touchant ! Nous aurions
vécu si heureux, si heureux ! ... Sa belle prestance aurait
suffi pour me défendre contre mes ennemis, et moi, grâce
à mon intelligence, grâce à mes idées,
j'aurais eu sur lui une influence ennoblissante. Que de choses
nous aurions pu faire." Cité par RG dans Mensonge
Romantique et Vérité Romanesque, p. 80. S'il s'agit
techniquement ici d'une médiation interne et non double,
car l'officier en question ne répond pas aux sollicitations
du narrateur, le désir est le même et Dostoïevski
évoque bien une réalité tronquée,
une impressionnante vacuité et un désir qui confine
à la folie.
Enfin apparaît la faille.
Ceci peut arriver aussi au terme d'une lutte ultime qui nous montre
explicitement ici les deux partenaires sur un pied d'égalité
: "Si l'autre a suffisamment de défenses perverses
pour jouer le jeu de la surenchère, il se met en place
une lutte perverse qui ne se terminera que par la rédition
du moins pervers des deux" LHM p.145.
Toujours est-il que le séducteur est renvoyé à
son mensonge initial ou "le personnage" à une
indignité qu'il croit apprendre de cet épisode.
Un sujet devient honteux, il imagine que l'autre, comme investi
de prescience, a vu sa vacuité. L'autre devient odieux
qui juge de la déroute de celui en qui il avait mis tant
de désir. "[Les victimes] perdent toute valeur à
leurs propres yeux mais aussi aux yeux de leur agresseur, qui
n'a plus qu'à les 'jeter' puisqu'il n'y a plus rien à
prendre" LHM p. 185.
Mais il reste entre eux, et ceci est très important, le
lien forgé par l'enjeu, le va-et-vient du désir
et la hauteur atteinte par cette surenchère.
Pour le partenaire dominé le lien, à base de honte
à présent, reste longtemps là : "Beaucoup
éprouvent des phénomènes désagréables
de réminiscence de la situation traumatique, mais elles
l'acceptent. Etc. " LHM p. 198.
De même le partenaire dominant peut jouer désormais
l'indifférence, "on ne discute pas avec les choses"
LHM p. 117, mais le lien est toujours là : "Au moment
où la victime donne l'impression de lui échapper,
l'agresseur éprouve un sentiment de panique et de fureur,
il se déchaîne" LHM p. 140.
Le harcèlement moral est l'expression de la haine d'un
individu déçu dans son désir et qui ressasse
sans fin à la fois ce désir et cette déception.
Quand la victime est "à jeter", le lien empêche
de jeter à tel point que si la victime veut s'éloigner
le lien entraîne des manifestations extrêmes de violence.
MFH relève également toute la difficulté
pour la victime de reprendre son indépendance. Elle ressasse
elle aussi le même désir et la même déception.
Englobant l'ensemble du processus de la fondation du lien au harcèlement
moral en passant par les complicités7, la rémanence
du lien et la reproduction de ces schémas, RG recoure à
la notion biblique de scandale. C'est pour moi l'explication la
plus pertinente de tout ceci et c'est par elle que je voudrais
clore ce chapitre :
"Comme le mot hébreu qu'il traduit, 'scandale' signifie
non pas un de ces obstacles ordinaires qu'on évite sans
peine après s'y être heurté une première
fois mais un obstacle paradoxal qu'il est presque impossible d'éviter
: plus le scandale nous repousse, en effet, plus il nous attire.
Le scandalisé met d'autant plus d'ardeur à s'y meurtrir
qu'il s'y est plus meurtri précédemment.
Pour comprendre cet étrange phénomène, il
suffit de reconnaître en lui ce que je viens de décrire,
le comportement des rivaux mimétiques qui, en s'interdisant
mutuellement l'objet qu'ils convoitent, renforcent de plus en
plus leur double désir. Prenant systématiquement
le contre-pied l'un de l'autre pour échapper à leur
inexorable rivalité, ils reviennent toujours se heurter
à l'obstacle fascinant que chacun est désormais
pour l'autre.
Les scandales ne font qu'un avec le faux infini de la rivalité
mimétique. Ils sécrètent en quantités
croissantes l'envie, la jalousie, le ressentiment, la haine, toutes
les toxines les plus nocives non seulement pour les antagonistes
initiaux mais pour tous ceux qui se laissent fasciner par l'intensité
des désirs rivalitaires" In Je vois Satan tomber comme
l'éclair (Grasset - Edition originale en 1999) p. 36.
Ce
sont les relations elles-mêmes qui sont perverses ou "scandaleuses"
Au fil de cette petite étude nous avons surtout observé
un phénomène que MFH place avec beaucoup de perspicacité
au coeur des problèmes de harcèlement moral : d'étranges
rapports entre deux individus que j'ai identifiés comme
correspondants à la notion de médiation double de
RG.
En privilégiant cette approche je crois avoir éclairci
les lacunes de la description du phénomène par MFH
:
- L'objet du désir qui est une substance illusoire à
la fois chez les harceleurs et chez les victimes.
- L'inanité d'une explication par la nature perverse de
quelques individus. Je vous suggère plutôt de suivre
RG dans l'idée que certaines relations sont perverses ou
"scandaleuses".
Ces deux points en retour mettent en lumière de nouveaux
chemins vers la guérison pour les protagonistes de la médiation
double là où MFH ne considère que la séparation
:
- La recherche d'une substance qui aide à s'édifier
et à vivre est certainement un désir profond. RG,
qui est croyant, engagerait sans doute cette recherche dans le
sens du christianisme. Au minimum il peut être affirmé
à la victime comme à l'agresseur que ce n'est pas
dans un autre individu qu'il pourra la trouver.
- Les victimes enfin conscientes de la nature mimétique
de leur relation à ceux qui les harcèlent peuvent
faire tomber le mur de la honte8 qui les oppresse. MFH fait remarquer
que dans certains cas : "L'agression prend alors valeur d'épreuve
initiatique. La guérison pourrait être d'intégrer
cet événement traumatique comme un épisode
structurant de la vie ..." LHM p. 233. C'est aussi ce que
RG nous indique à propos de ses auteurs mimétiques,
Shakespeare, Cervantès, Dostoïevski, Proust, Stendhal,
etc. Ils ont tous traversé de telles épreuves. Le
processus est présenté comme une "révolution
copernicienne" ; elle consiste à passer d'un soi mensongèrement
valorisé à la reconnaissance humble de sa propre
vacuité par delà le repérage de la vacuité
de son partenaire9.
En espérant que tout ceci vous a intéressé
je vous conseille pour finir la lecture de "Shakespeare ou
les feux de l'envie" et "Mensonge Romantique et Vérité
Romanesque", deux livres de René Girard qui étudient
de nombreux cas cliniques, si j'ose dire, et qui sont facilement
disponibles.
Dominique Irigaray - 23/11/2004,
Administrateur de www.perspectives-girard.org.
1. MFH parle de "L'art de la guerre" à propos
des stratégies des harceleurs et je ne partage pas ses
idées en la matière. L'agresseur, je pense, ressasse
seulement sa relation avec la victime. Je crois qu'en utilisant
cette notion MFH noircit injustement l'agresseur. Incidemment,
en citant ce livre, elle nous indique de fait le type de médiation
externe délétère qui a cours aujourd'hui
dans le monde de l'entreprise : l'application des recettes relatives
aux questions de vie ou de mort qu'impliquent la guerre au travail
des hommes et à la gestion des ressources humaines.
2. Le mot "perverse" de la citation de MFH risque d'entraîner
une confusion.
3. D'où le nom de "pervers narcissique" appliqué
au harceleur.
4. Un patron est facilement perçu aujourd'hui comme un
usurpateur. Le temps n'est pas loin où on lui vouait généralement
un respect aveugle.
5. En passant, une modalité différente de ce même
processus consiste à s'engager, par exemple, dans une médiation
interne à sens unique avec un chef hiérarchique.
Une personne se met à désirer l'autonomie divine
du chef dont elle cherche le partenariat. Son désir de
substance est le même et ce désir imagine un désir
du chef pour sa propre substance qui explique aux yeux du sujet
l'autonomie du chef. Ce désir est une projection de son
propre désir qu'elle se met à imiter. Le thème
mythologique de Narcisse me semble correspondre à ce cas
de figure. Le sujet des temps mythiques "voit" un être
qui se contemple lui-même, se désire lui-même.
Le sujet est séduit, son désir imite le désir
de son modèle, et il devient jaloux de cette autonomie
car son désir ne rencontre pas d'écho chez Narcisse.
Tout ceci est un panneau dans lequel il convient de ne pas tomber
: la perception d'une telle autonomie ou auto-idolâtrie
est fallacieuse. Toujours est-il, pour en revenir à notre
admirateur moderne et docile, que le chef est alors susceptible
d'en profiter tout simplement pour lui en demander beaucoup. Cependant,
et même sans cela, le collaborateur peut ensuite vivre sa
relation en victime. C'est que son désir initial est trompeur
et porteur en soi de frustrations. Toutefois le subordonné
est dans ce cas largement responsable de son propre malheur, il
s'est englué tout seul dans cette relation, il en tient
seul la part perverse. La médiation double, l'accord sur
un désir dangereux, n'est pas inéluctable même
s'il est contagieux.
6. "Comme les vampires, le Narcisse vide a besoin de se nourrir
de la substance de l'autre" LHM p. 154.
7. MFH relève aussi une dimension collective dans le harcèlement
moral ; un groupe entier harcèle parfois un individu. Bien
entendu RG a beaucoup parlé des phénomènes
de boucs émissaires et MFH le cite à ce propos dans
son livre LHM p. 165. Il serait évidemment très
intéressant de discuter ce sujet qui prolonge celui de
la médiation interne.
8. Evoquant le reniement de Pierre dans les évangiles :
"Comme l'arrogance de Pierre un peu plus tôt, la honte
est un sentiment mimétique, c'est même le sentiment
mimétique par excellence. Pour l'éprouver il faut
que je me regarde par les yeux de quiconque me fait honte. Il
faut donc imaginer intensément et c'est la même chose
qu'imiter servilement. Imaginer, imiter, ces deux termes en vérité
n'en font qu'un." In Le bouc émissaire (Le Livre de
Poche - Biblio - Edition originale Grasset en 1982) p. 229.
9. J'ai souvent eu l'impression en lisant le livre de MFH, qu'elle
épousait de fait les thèses des victimes, ses clientes.
Elles voient le vide de leurs partenaires mais cherchent à
se protéger en s'illusionnant avec leurs propres qualités.