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LA CINQUIEME SAISON
Le large portail,
ajouré de superbes dessins forgés
dans le fer noir, ne s’ouvrait que
le jour où les résidents
emménageaient. Le portillon, quant
à lui, n’était jamais
fermé, et Rose entra dans le parc.
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Le soleil poussa doucement la vieille
femme dans le dos. Elle marcha dans l’ombre
du géant, puis, avec application, plaça
ses pas dans les trous de lumière, comme sur
une marelle imaginaire. A presque quatre-vingts ans,
elle s’étonna de tant d’audace
; mais l’envie était irrésistible
! Elle se prit même à soulever légèrement
sa robe de coton gris, afin de mieux voir ses pieds
qui jouaient.
Au bout des taches d’ombre,
Rose leva les yeux.
Elle aimait cet endroit, mais se gardait bien de dire
qu’elle y venait toutes les semaines simplement
pour s’y promener. A son âge, elle pouvait
prétexter des visites à des proches
qui y avaient élu domicile.
Elle se coiffait alors d’un châle noir
qu’elle avait choisi au marché pour cette
occasion, prenait un air de circonstance, et savait
mieux que personne laisser tomber la peau de ses joues
en signe de tristesse. Les yeux en berne, elle saluait
les rares passants d’un pathétique hochement
de tête, et courbait le dos un peu plus que
d’habitude...
Mais aujourd’hui tout était différent,
sans qu’elle puisse expliquer pourquoi...
Rose se remit à marcher,
cette fois normalement. L’allée continuait,
rectiligne, projetant de part et d’autre des
ramifications plus étroites. Ici les logements,
très proches les uns des autres, prenaient
bien peu d’espace. Des fleurs, pour la plupart
coupées et arrangées dans des vases,
ornaient certains endroits plus que d’autres.
Rose allait de préférence vers ceux
qui étaient les plus colorés ; elle
savait que cette embellie était souvent éphémère.
A certaines périodes, toujours les mêmes,
les vases se remplissaient. Puis les bouquets fanés
étaient jetés aux ordures. Seules survivaient
les plantes en pot, tant que l’on y mettait
de l’eau. Là aussi, les attentions étaient
inégales. De toutes façons les habitants
des lieux ne disaient jamais rien ; ce n’était
plus leur problème...
L’atmosphère d’étrangeté
persistait. Le temps semblait arrêté,
et le sens de la marche pointé vers le haut.
Le jardinier passa sans la voir. Les autres jours
il la saluait gentiment, et ses longues moustaches
s’écartaient pour laisser passer un sourire.
Aujourd’hui, la porte de poils restait close
et le regard ailleurs. Sans doute avait-il quelques
problèmes...
A l’entrée du parc, le gardien aussi
avait ignoré Rose, les yeux rivés sur
son journal du matin. Pourtant, chaque jeudi depuis
des années qu’elle venait ici, il lui
disait toujours un mot sur le temps qu’il faisait
:
« belle journée, n’est-ce pas Madame
Rose ? », « ce n’est pas prudent
de sortir par ce froid à votre âge !
», « avec ce vent, faites attention
de ne pas vous envoler ! ». Bien sûr c’était
ce que l’on appelle des banalités, mais
lorsqu’on est à la fin de sa vie, chaque
parole amicale rappelle que l’on est vivant.
Pourtant Rose avait une nombreuse famille, et puis
aussi des voisins bien sympathiques. Mais elle ressentait
un besoin impérieux de venir régulièrement
au cimetière, comme pour se familiariser avec
les lieux et constater qu’elle ne serait pas
seule le jour où elle y vivrait définitivement.
En ce beau jour de printemps, c’était
la première fois que Rose se sentait ignorée,
comme transparente.
Elle éprouva alors une sensation nouvelle et
imprécise. La lumière n’était
pas la même, comme si le soleil s’était
installé pour toujours, plus blanc que jaune,
plus doux que chaud. Elle regarda autour d’elle,
cherchant ce qui était différent des
autres jours. Légères comme une poignée
de pétales, ses pensées semblaient voler,
s’éparpiller et se fondre dans l’air.
Elle ne parvenait plus à raisonner, à
réfléchir, et encore moins à
tirer des conclusions.
Soudain, telle une jeune fille,
elle se mit à marcher d’un petit pas
cadencé. Son vieux corps n’était
plus capable depuis longtemps de sautiller ainsi !
Que se passait-il ? Le plus incroyable, c’est
qu’aucune inquiétude ne l’envahissait.
Son cerveau semblait s’être débarrassé
de toute douleur, de toute crainte, de toute inhibition.
Rose se sentait tout simplement bien.
C’était comme si on lui avait ôté
le poids de sa vie et qu’il n’en restait
que l’essence. Une paix intense l’entraînait
en douceur, la guidait entre les dalles grises, malgré
elle.
Rose tourna à gauche sans
hésiter, et s’arrêta devant un
modeste mausolée. Tout autour du simple monument,
des dizaines de fleurs différentes avaient
été déposées. Il semblait
qu’il avait fallu plusieurs printemps et de
nombreuses années d’amour pour peindre
ce parterre...! Un vent tiède souleva quelques
mèches blanches qui tombaient sur le front
ridé de la femme ébahie. Les cheveux
étaient si fins et dispersés qu’on
aurait dit que le foulard s’effilochait.
Elle resta là, debout, incroyablement lucide,
attentive aux détails comme si chacun avait
son importance. Une grille ciselée barrait
l’entrée de la petite bâtisse,
et le métal ajouré paraissait forgé
par une dentellière. Derrière cet écran
symbolique, un bouquet de roses rouges, frais-cueilli,
embaumait encore.
Elle s’approcha jusqu’à pouvoir
lire l’inscription sculptée dans l’ombre.
Ses yeux délavés se plissèrent.
Enfin, tout au fond de la petite pièce, juste
au-dessus des fleurs pourpres, elle put lire :
A notre mère, grand-mère,
arrière-grand-mère.
Avec tout notre amour
Deux dates, cachées en partie
par la gerbe de roses, échappaient au regard
de la vieille dame. Elle posa les deux pieds sur le
rebord de la maisonnette, et se hissa autant qu’elle
le pût. Depuis hier, ses rhumatismes avaient
disparu, et elle ressentit une joie délicieusement
teintée d’insouciance. Cette sensation
avait quelque chose de l’enfance, comme si le
temps était gommé.
Enfin, son regard étonnamment hardi se faufila
entre deux fleurs et elle lut la première date
:
« 26 juin 1918 ». Sa
date de naissance ! Rose sourit à cette coïncidence...
L’impatience aidant, elle parvint à déchiffrer
la seconde date :
« 7 mai 1998 ». C’était
hier.
La dame, dans les paillettes d’un
rayon de soleil, recula lentement, cherchant à
qui cet éphémère et incroyable
jardin était dédié. C’est
alors qu’elle vit, gravé dans le fronton
de pierre, un nom qu’elle reconnut :
« Rose DESJARDINS ».
C’était elle !
Alors elle se souvint...
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LA PHOTO
" Cette fois c'est sûr,
j'y vais !."
Louis pensa si fort, qu'il se réveilla
tout à fait.
Depuis une heure, dans un demi-sommeil, il sentait
venir sa décision. Celle-ci s'installa,
indiscutable et définitive. Il avait
tellement hésité ! A force de
grandir, son désir était devenu
plus fort que sa crainte, lui donnant toutes
les audaces.
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Il se leva, déterminé,
et se secoua. Ses réticences tombèrent
une à une, comme des fragments de carapace.
Ainsi dépouillé, immobile, il sentit
sa mémoire ruisseler lentement.
C'était un miracle, et le promeneur était
responsable de ce prodige...
Peu à peu, les souvenirs grossirent le flot.
Face à cette crue soudaine, Louis se laissa
envahir. Comme à l'arrivée de la pluie
après une longue période de sécheresse,
il fit le bilan des pertes causées par la solitude.
Celle-ci avait enveloppé Louis malgré
lui, comme une coquille. Il en avait fait sa demeure,
et son ego y tenait tout entier.
Se nourrissant de son propre remous intérieur,
il vivait depuis quarante ans dans cet isolement qu'il
avait naturellement entretenu.
Enfant unique, il était né dans cette
montagne. Il en connaissait chaque roche, et son enfance
s'y était fossilisée délicieusement.
Seul son travail dans les champs avait rythmé
sa vie. Son père lui avait légué
le goût du silence et de l'exil intérieur.
L'empreinte était profonde, creusée
en lui par un travail répétitif et cadencé
par les saisons, sans possibilité de repos
ou d'abandon. D'obligation lorsqu'il était
enfant, c'était devenu une résignation,
puis un moyen de survie, puis enfin la certitude du
seul bonheur possible.
Au fil des années, à force de parler
avec les oiseaux et de creuser la terre, il avait
découvert une forme de paix, précieuse
et suffisante dans laquelle il s'était enfermé
comme dans un destin.
"Bon sang, qu'est-ce qui m'arrive !" se
dit-il à lui-même en enfilant frileusement
son chandail marine.
Il regarda le vieux pull sans forme, comme si c'était
la première fois qu'il le voyait. Pourtant,
chaque matin -il se levait très tôt-
même en été, il se glissait dedans.
C'était un rite depuis qu'il avait cessé
de grandir, et il s'y sentait plus qu'au chaud...
Vivant, tout simplement.
Mais aujourd'hui, tout était différent,
et le vêtement ne lui suffisait plus à
exister. Il s'attarda devant son café, et prit
son temps.
Ce n'était pas dans ses habitudes, mais il
se mit à réfléchir, comme s'il
défrichait une nouvelle terre. Il ressentit
le besoin de penser avec la même nécessité.
C'était cet homme, ce randonneur du dimanche...
Il l'avait comme envoûté ! Il faut dire
qu'il parlait bien.
Louis l'avait souvent vu marcher en direction du Pic
de l'Ange. Mais hier matin, l'homme s'était
arrêté à la ferme pour demander
de l'eau.
Il se repassa la scène, pour la millième
fois :
- Bonjour ! Je m'appelle François. Je vous
vois souvent en prenant le chemin de l'Epinette...
Vous travaillez dur !
- Bonjour...
Louis n'était pas très bavard. C'est
la montagne qui faisait ça. Elle lui suffisait
à remplir ses silences. Alors il évitait
les étrangers, pensant qu'ils ne lui apporteraient
rien de plus.
Mais François était différent
des autres. Il parlait clair et son regard était
transparent comme le Lac de la Joue-du-Loup. On y
voyait le fond, bien net, et on savait où on
mettait les pieds.
- Ca ne doit pas être toujours facile de vivre
ici ? C'est vraiment isolé...
Louis répondit juste pour faire plaisir.
- Pour sûr, y manque une femme ! Mais y'en a
pas une qui voudrait vivre ici...
Louis baissa la tête, recommençant à
fendre les bûches. De toutes façons,
trop enroulé en dedans de lui, il n'avait jamais
été amoureux.
- J'adore la montagne ! J'habite dans le Midi, mais
chaque été je viens dans les Alpes pour
marcher et faire des photos. Clapetto est le hameau
que je préfère.
- ...
Louis trouvait incroyable qu'on fixe la montagne sur
du papier. Lui, dans sa tête, il avait les plus
beaux levers de soleil de la terre. Et puis aucune
photo ne pouvait raconter les odeurs, le chant du
vent, le réveil des oiseaux ou le bruit des
cascades. Même la neige prenait des couleurs
à cause du soleil qui perce les sapins, et
ça, un appareil ne le saisirait jamais...
De son sac, François sortit quelques vues de
sa région.
- Regardez, ce sont des photos de chez moi...
Louis n'aimait que sa montagne, et il jeta un oeil
à peine intéressé, comme une
politesse. Et c'est à ce moment qu'il La vit.
Une beauté à lui couper le souffle !
Pour sûr, ça valait le lever de soleil
sur le Noyer, et les neiges roses de la Bure...!
Comme ses yeux devaient briller, François lui
parla d'Elle. Il raconta comment elle frémissait
le matin, et de quelles couleurs elle s'habillait
selon les jours. Sur chaque photo, on la voyait, tantôt
pâle, tantôt éblouissante, ou bien
endormie, ou encore pétulante. Tous les éclairages
l'embellissaient, la pénombre ou le soleil,
la brume de l'aube ou le mouillé de la pluie.
Louis sentit son corps vibrer. C'était le désir
de la toucher qui montait. Il aurait tant voulu plonger
ses mains dans ses ondulations, goûter sa fraîcheur
sur ses lèvres, et sentir sur son corps couler
son impatience.
François avait trouvé les mots qui font
parler les images et leur rendent le mouvement. Louis
avait entendu comme un appel, et depuis cet instant,
il se déroulait à l'intérieur
de lui comme un ruban de satin neuf.
Il irait La voir, aujourd'hui, et se glisserait dans
ses bras. Pouvait-on si soudainement être amoureux
?
...
Ce ne furent que des premières fois. Le bus,
le train, les gens de la ville, puis encore le bus.
Louis ne regardait rien, il était aimanté
vers Elle et rien ne l'arrêterait. François
lui avait dit exactement où La trouver.
Tout au bout de la ville qu'on appelait Marseille,
le bus se mit à grimper une route en lacets.
Les montagnes étaient petites, plus arrondies
que chez lui. Les pins buvaient le soleil par endroit,
mais tout était très sec. La végétation,
que François avait appelé joliment "la
garrigue", émergeait à peine du
sol pierreux et blanc de chaleur.
Arrivé en haut de la côte, après
un grand virage, Louis descendit. C'était les
consignes de François. Il lui avait dit qu'il
ne la verrait pas tout de suite, qu'il devrait marcher
vers elle, plus d'une heure, à travers les
arbres.
Ici, le soleil avait une odeur lorsqu'il se fondait
dans les résines, une senteur unique. Et puis
ses oreilles découvrirent une musique inconnue,
comme des milliers d'archers qui joueraient toujours
le même son, inlassablement.
Les émotions de l'amour ressemblaient-elles
à ce bouquet de découvertes ?
Louis marcha, porté par tout ce qui naissait
en lui.
Il existait donc un ailleurs ! Lui qui avait refusé
durant quarante années de quitter Clapetto,
il faisait son premier voyage, un peu tard, mais avec
le regard de l'enfant. Cet autre paradis s'appelait
"calanque", et il croisa beaucoup plus de
gens qu'à Clapetto. Mais pour Elle, il aurait
traversé mille foules. Il l'imaginait, comme
sur les photos, mais avec la vie en plus.
Le chemin de terre serpentait dans les rochers. De
grands éboulis semblaient en équilibre,
comme retenus par les pins, et les falaises grandissaient,
formant un couloir de plus en plus haut et étroit.
Soudain, alors qu'il ne s'y attendait pas, Elle lui
apparut, ondoyante. Vêtue de bleu, d'or, et
d'argent, elle scintillait tellement sous le soleil,
que Louis cligna des yeux. C'était une brûlure.
Le coeur et le corps en feu, il s'approcha, trébuchant
sur les galets ronds. Il La vit s'avancer vers lui,
puis se reculer, puis revenir. Elle dansait, respirait,
s'étalait en écumes éphémères.
Sans la quitter des yeux, il ôta ses vêtements
et ses chaussures, et pénétra en Elle.
Lentement il se laissa glisser dans les vagues froides,
et sentit sur sa peau la naissance du monde.
François lui avait transmis son amour de la
mer, et il La découvrait pour la première
fois...
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L'AURORE D'EMMA
Emma allait avoir 100 ans.
Certains meurent à l'âge de vivre ; elle,
elle vivait encore à l'âge de mourir,
et elle trouvait ça fatigant. La vie, elle
l'avait traversée de long en large. Ses joies,
ses douleurs, ses deuils, ses découvertes,
ses erreurs, ses illusions, ses rêves, tout
ce qu'elle avait compris, appris, refoulé,
exprimé, manqué, tout cela existait
dans sa tête à présent sous forme
d'un résumé.
Ne restait que l'essentiel. Elle n'avait plus d'énergie
pour les regrets, et de toutes façons rien
ne pouvait plus lui arriver que la mort.
- Allez, Mamie, c'est l'heure de manger ! Etes-vous
bien installée ?
Emma plissa ses paupières froissées.
La couleur de ses yeux n'avait pas son âge.
Ceux-ci étaient encore bien noirs et brillants,
comme deux boutons neufs sur un vêtement usé
et défraîchi. Elle regarda l'aide-soignante
d'un air contrarié, sans rien dire. Pourquoi
l'appelait-on "Mamie" ? Elle était
arrivée dans cet endroit ce matin, et elle
ne connaissait personne...
La jeune fille était douce et souriante. C'était
une bonne excuse, et Emma, trop lasse, baissa les
yeux en signe d'indulgence.
- Tenez... L'infirmière a préparé
vos médicaments. Je vais vous aider à
les prendre.
Un par un, elle dût avaler des cachets de toutes
les couleurs, avec une gorgée d'eau.
La vieillesse était-elle donc une maladie ?
Même le verre, on le lui tenait, car elle tremblait
beaucoup. Elle avait fini par accepter cette dépendance,
car depuis quelques années elle ne pouvait
rien faire toute seule. La simple obéissance
était devenue nécessité, mais
elle ne savait dire qui, d'elle-même ou des
autres, avait commencé à la ramener
à l'enfance. A son âge, elle ne cherchait
plus de réponses aux questions ; elle se les
posait, c'est tout, et cela suffisait à lui
rappeler qu'elle existait.
- Il fait très froid dehors... Peut-être
va-t-il neiger...? Aimez-vous la compote de pommes
?...
La jeune fille s'appliquait à la faire manger,
en essuyant bien l'excédant sur le bord des
lèvres. Emma acceptait cette sollicitude sans
bonheur, mais sans colère. Le silence qu'elle
gardait était le seul jardin secret qu'elle
avait pu sauver dans le naufrage de son corps.
De toutes façons, elle avait fini de lutter
le jour où on avait commencé à
lui glisser, plusieurs fois par jour, des couches
entre les jambes. Le pire de la vieillesse l'avait
rattrapée et elle s'était laissé
faire, en bougonnant une seule et dernière
fois.
- Vous savez, Mamie, il y a encore un mimosa en fleurs
dans le parc de l'hôpital. Il est magnifique
! S'il neige, il va sans doute geler...
La mélodie qui sortait de la bouche de la jeune
fille réchauffait Emma. Elle lui parlait pour
de vrai, pas pour meubler le temps du repas. Chez
elle, elle n'avait connu que deux infirmières.
Celles-ci, quoique très compétentes,
travaillaient vite et avec l'indifférence de
l'habitude.
Emma rêvait de douceur pour l'accompagner dans
ses jours qui n'en finissaient plus de se lever, mais
chaque matin une des femmes, pressée, la bousculait
gentiment. Le plus souvent, l'une comme l'autre monologuaient
en la savonnant, comme pour lui faire une distraction.
Elles n'avaient pas le temps de l'écouter.
Les mots étaient bien trop longs à venir,
et la très vieille dame avait pris l'habitude
de se taire, comme on ferme une porte.
Ce n'était pas de leur faute. Elles ne savaient
pas qu'Emma avait encore des choses à dire.
Roger, lui, aurait peut-être su...
Il était parti un soir, trois ans auparavant,
sans prévenir, en mangeant un yaourt. Emma
l'enviait d'être mort au milieu de la vie, sans
s'en rendre compte. Aucun enfant n'était né
de leur mariage, et il manquait à Emma cette
émotion dont la vie l'avait privée.
L'absence de maternité avait bétonné
son coeur dans la plus pure solitude, lorsque son
compagnon l'avait laissée.
Absorbée toute entière
par les inconfortables changes-complets, elle en avait
perdu toute autonomie en quelques mois, et le poids
de sa vie qui s'écoulait était devenu
trop lourd pour les deux soignantes. Mais Emma comprenait
bien...
Elle n'en voulait à personne, juste à
la vie qui refusait de la lâcher.
- Vous n'êtes pas très bavarde, Mamie...
Vous verrez, vous serez bien ici.
Ici c'était déjà ailleurs pour
Emma, comme si elle était morte, avec la paix
en moins. A presque cent ans, elle n'avait pas envie
de cette étape inutile avant le départ
définitif. Elle étouffait de respirer
encore.
L'infirmière poussa son fauteuil roulant près
de la fenêtre. L'ange blond devait avoir à
peine plus de vingt ans. Elle s'appelait Aurore, et
pour Emma qui n'avait pas eu d'enfants ni de petits-enfants,
sa fraîcheur était un cadeau.
La vieille dame la regarda virevolter, et elle vit
la jeunesse, comme un jupon, flotter autour d'elle.
Laquelle des deux était-elle la plus près
du Paradis ?
- Je reviens dans une demi-heure pour vous mettre
au lit. Vous êtes jolie tout plein ! J'ai bien
fait de vous couper un peu les cheveux... Voilà
votre châle ; vous n'aurez pas froid si vous
vous endormez. A tout à l'heure Mamie !
La gaieté d'Aurore faisait du bien à
Emma, même si elle n'aimait pas l'entendre l'appeler
"Mamie". Elle n'avait jamais été
la Mamie de personne ! Dans son coeur durci, elle
sentit pourtant une émotion nouvelle. Et au
crépuscule de sa vie, une vague tiède
emplit un vide douloureux, tout d'un coup, lorsque
le châle enveloppa doucement ses épaules.
Aurore quitta la chambre d'un pas de danseuse, léger
et silencieux. Il était midi, mais le soleil
avait du mal à entrer dans la pièce.
De la fenêtre, Emma ne voyait rien que le froid
sur la vitre. Sa vision ne l'emmenait pas plus loin.
Mais ce n'était pas grave ; elle n'avait plus
rien envie de voir. Sa vie n'était que des
secondes mises bout à bout, et voir plus loin
lui aurait donné le vertige. Et puis regarder
rallongeait le temps...
Elle s'assoupit, le menton sur son châle. Un
rayon de soleil déposa de la nacre sur les
fins cheveux blancs qu'Aurore avait coupés,
et on eût dit une auréole.
...
- Emma... Emma ?
La très vieille dame bougea un peu, comme pour
répondre, mais n'ouvrit pas les yeux. Elle
savait qu'il n'y avait personne. Personne qui l'appelât
"Emma".
- Emma ?
La voix était lointaine, comme un souffle.
Emma pensa que c'était la mort. Elle ne remua
pas. Suspendue entre deux mondes, elle attendait.
Soudain, les battements de son coeur s'accélérèrent.
Elle sentit qu'elle avait encore quelque chose à
vivre, comme un désir impérieux. Si
elle avait attendu tout ce temps pour mourir, il devait
bien y avoir une raison...?!
Elle eut un bref sursaut, les yeux toujours clos.
- Tout va bien, Mamie, je suis là.
La vieille femme diaphane sentit deux mains douces
prendre les siennes. Elle avait espéré
cela, de tout son coeur. Ce bonheur-là, cette
douceur-là, elle ne les avait jamais connus.
Une enfant (pour elle ç'en était une)
la caressait, et elle sentit la peau lisse et jeune
sur la soie froissée de ses doigts.
- Mamie...? Emma...?
Les mains d'Emma serrèrent celles d'Aurore,
juste un peu. Une petite porte s'ouvrit, invisible,
et cela suffit à faire passer la tendresse.
- Emma, je suis là, vous n'êtes pas seule.
Aurore savait ce qu'il fallait faire. Elle avait cette
attention que ne prête pas uniquement l'expérience.
Pour réchauffer l'attente, elle se glissa dans
le silence de la vieille dame, avec respect, ses mains
toujours dans les siennes. Les deux saisons se rejoignaient...
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Portée par ce simple bonheur, encouragée
par le grand soleil qui soudain l'envahit, Emma
s'éteignit comme une petite bougie.
Dehors, il neigeait sur les fleurs jaunes du
mimosa.
Odette Taltavull
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