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S'agit-il d'une affirmation à simple visée provocatrice, juste pour réveiller des lecteurs somnolents ? Certainement pas, et cela mérite, dans le cadre volontairement limité de cette lettre hebdomadaire, quelques explications permettant à chacun de se faire une idée sur la pertinence de ce diagnostic, pour le moins inhabituel, de l'état de santé de la pensée médicale contemporaine. J'insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas de fustiger simplement ce qui se passe dans nos petites frontières hexagonales - car cela conduirait à des mises en cause locales partielles noyant toute possibilité de vision systémique des choses - mais de faire un effort de compréhension globale de l'état actuel du continent scientifique médical mondial. Sans oublier, bien entendu, que ce territoire s'inscrit lui-même dans le champ global de l'immense connaissance scientifique que nous avons accumulé depuis des siècles. Avec de multiples interpénétrations, chacun le sait.
« Faites-nous confiance, l'accumulation impressionnante de nos connaissances dans tous les domaines de la médecine nous conduit obligatoirement à une maîtrise de plus en plus assurée de nos maladies et même de la qualité de notre vie sans cesse plus longue». Tel est, finalement, le message implicite dans lequel nous sommes tellement immergés depuis le grand essor de la médecine anatomo-clinique et micro-biologique au 19 ème siècle.
Fantastique course en avant, marquée de victoires éclatantes face à des maladies encore incurables : il n'est pas utile d'en dresser l'inventaire, tant elle est indiscutable et... indiscutée. Des praticiens de la génération de mon grand-père, un diagnostic ( non exceptionnel) de méningite tuberculeuse chez un enfant signait un arrêt de mort inévitable.
Nous en avons pris plein les yeux avec les retombées dans le champ médical des techniques et technologies directement empruntées à d'autres domaines. Comment ne pas s'émerveiller devant les nouvelles imageries médicales, les appareillages de plus en plus sophistiqués, les aides à la surveillance et à la chirurgie, les retombées de l'électronique et de l'informatique ?
Cependant, si l'on examine l'histoire des cinquante dernières années, il n'y a guère eu de découvertes majeures dans les sciences médicales. À l'exception du cas très particulier du SIDA surgi sous forme épidémique dans les années 1970. Ce n'est pas que la recherche se soit abstenue d'aller fouiller tous les coins et recoins des allées médicales reconnues par nos prédécesseurs. Et de nous le faire savoir à travers les médias, avec beaucoup plus d'effets d'annonce ou de promesses d'avenir radieux que d'avancées définitives dans des domaines encore peu ou mal connus.
La recherche de nouveaux médicaments et de nouvelles classes thérapeutiques, malgré les moyens énormes injectés tant les enjeux financiers planétaires sont gigantesques, butte sur un mur. Personne ne semble s'en étonner, ni s'interroger à ce sujet. On n'a jamais autant cherché, mobilisé tant de personnes compétentes et de moyens, consacré autant d'argent à la recherche médicale. Et on n'a jamais fait aussi peu de découvertes de nature à modifier en profondeur nos possibilités de soigner les gens malades.
Une enquête consciencieuse s'impose.
Comment se construit donc la pensée médicale ? Dans la tradition de la théorie des humeurs du vieil Hippocrate, et jusqu'aux années 1950, les médecins ont couru au fil des temps après une théorie unitaire des maladies. Il suffit de consulter les manuels de pathologie médicale ou chirurgicale d'avant la dernière guerre pour constater que la cause de la plus grande partie de nos maux était lié à la tuberculose, à la syphilis ou à l'épilepsie.
C'était faux dans la réalité, nous l'avons appris depuis, mais c'était clair dans les esprits des étudiants et des praticiens. Les ennemis à terrasser pour retrouver la santé étaient clairement identifiés : il n'y avait plus qu'à les éliminer, avec l'aide d'une science de plus en plus puissante, source de tous les progrès à venir.
Que s'est-il donc passé ? La machine intellectuelle des leaders de la médecine s'est emballée. Grisée par ses découvertes montrant une réalité de plus en plus complexe, et dans l'impossibilité humaine de maitriser l'ensemble du savoir, elle a braqué son objectif en direction du plus en plus petit. De la collectivité à la personne, de l'humain à l'organisme, de l'organe à la cellule, des gènes aux acides nucléiques, des atomes aux particules élémentaires, ce mouvement de fragmentation n'a pas cessé.
Le résultat des courses est que notre humanité est parvenue à thésauriser une masse colossale de connaissances partielles, sans cesse affinées et mise à jour par la vaste communauté scientifique.
Là où les choses se gâtent, et il suffit de scruter l'actualité de la médecine pour l'observer, c'est que la mise en application des découvertes nous met en face de problèmes que nous n'avons pas été capables de prévoir.
Il est tout simplement devenu impossible de croire, comme nos pères, que les progrès de la science suivent une évolution linéaire, prolongeant indéfiniment dans l'avenir la courbe ascendante qui a existé jusqu'à ces dernières années. L'écologie nous en dit long !
Le brassage forcené de la masse des connaissances les plus pointues, et que faire d'autre quand toute pensée globale - ce que je nomme sans grand écho depuis 20 ans une systémique médicale (1) - est négligée, ne conduit à rien. Nulle génération spontanée, ce qui ne devrait pas nous étonner au 21ème siècle, ne se produit. Congrès, livres, articles scientifiques se suivent et se ressemblent, avec leur culture obsessionnelle du détail le plus en plus fin et précis, des annonces de prouesses futures possibles dans quelques années, des demandes rituelles de nouvelles recherches pour creuser encore les résultats des dernières trouvailles.
Règne du qualitatif, de la quantification, de la planification, de l'administration et de la standardisation repoussant comme quantité négligeable tous les facteurs humains associés à nos petits et grands malheurs de santé de bipèdes pensants et parlants.
Comprenons-nous bien, il serait totalement fou de prétendre nous passer des connaissances scientifiques dont nous avons la chance de disposer, comme aucune autre époque avant la notre n'a pu le faire. La fuite vers un quelconque obscurantisme ou vers des croyances para scientifiques - les patamédecines disent les médecins- dont la crédulité humaine est toujours friande est une voie sans issue. Ce n'est pas la science elle-même, et elle en a établi solidement la preuve, qui est à mettre en accusation. C'est la façon dont nous utilisons ces connaissances scientifiques comme l'annonce quasi assurée d'un avenir radieux qui pose de véritables problèmes. Vaincre les cancers, éradiquer telle ou telle maladie infectieuse, éviter les conséquences du vieillissement, prévenir tel ou tel comportement dangereux, la liste est interminable de ces vantardises énoncées avec le plus grand sérieux au nom d'une science qui est incapable, par nature, de prévoir de façon sérieuse quelque avenir que ce soit. Les praticiens savent par expérience à quel point le pronostic des maladies qu'ils soignent réserve d'énormes marges d'incertitude.
Une vision globale de la réalité que nous vivons, c'est à dire intégrant toutes les observations et découvertes scientifiques, mais capable aussi de dépasser les limites visiblement déjà atteintes de ce seul mode de pensée. Voilà ce dont nous avons un besoin urgent pour agir de façon intelligente, et cesser de nous précipiter sans discernement sur tout ce que nous pouvons faire.
Le temps des retours de baton de ces actions et décisions prises dans la hâte pour un bénéfice personnel immédiat, et sans souci des conséquences lointaines est là, sous nos yeux.
Une justice accordant une réparation au petit-fils d'une femme ayant, sur prescription de son médecin, pris un médicament censé favoriser une grossesse jugée problématique, ce n'est pas un fait anodin du tout. Il faut toujours payer les ardoises un jour ou l'autre. Ce temps est arrivé sous nos yeux, et l'aura exceptionnelle de toute puissance dont jouit encore la science dans les esprits ne peut qu'en souffrir.
Saurons-nous l'entendre, ou continuerons-nous à ne pas vouloir comprendre que la science médicale est définitivement en panne ?
Plus moyen de nous fier avec la foi du charbonnier à cette puissante religion des temps modernes. Le constat est clair.
Nous ne pouvons compter que sur nos propres forces personnelles pour décider à quelles règles doit obéir demain notre exercice médical. Car, si la science ( et pas seulement la médicale) est incapable de dire de quoi demain sera fait, les évènements de notre existence de la naissance à la mort, maladie comprise, resteront immuables. Et même si la science médicale devenue incontrolable connait une phase de stagnation, les hommes physiologiquement vulnérables que nous sommes auront toujours besoin d'autres hommes pour les soigner.
(1) Michaut F. , Médecin de famille et thérapie familiale , Projections , la santé au futur , Médecins généralistes : le malaise , 5/6 , Paris, 1991 ; 123 - 126 .
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