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La pensée médicale est boiteuse

    11 juillet 2016

Docteur François-Marie Michaut


 lui répondre

 

Pour tout vous dire, j'ai hésité à baptiser cette lettre : updatons nous les uns les autres. La proposition d'utiliser de façon un peu provocatrice quelque chose ressemblant à une mise à jour de ces chers écrans ( sans nous identifier à ces machines pour autant) est de l'ordre du remède pour éradiquer certains de nos beugues. Pas si vite. En saine médecine, il faut d'abord un diagnostic pour prétendre soigner.
Quand le déroulement des années permet de prendre du recul sans courir aucun risque, il est naturel de tenter d'en profiter, et aucunement interdit d'en parler publiquement. La pensée médicale, c'est à dire la façon dont les sociétés, des plus archaïques aux plus dans l'air du temps, comprennent ce qu'est la maladie, est une aventure majeure, et riche en enseignements de la culture humaine. Dominique Lecourt, dans un gros ouvrage collectif en a fait un dictionnaire : La pensée médicale.
Fort bien, mais l'accumulation encyclopédique de tous les détails de notre passé donne-t-elle une clé de compréhension de l'état actuel de cette pensée médicale ? Hélas, maudit soit René Descartes, diviser à l'infini la connaissance pour mieux la maîtriser est aussi illusoire que de réduire la pratique de la médecine générale à un feuilleté condensé de ce que font, chacun dans leur domaine, les multiples spécialistes de la santé (1). Les systémiciens nous l'affirment : un système est bien plus, et d'une autre nature, que la somme des éléments dont il est constitué.

En gros, chez nous, jusqu'au 17ème siècle, disons Galilée pour simplifier, tout semblait clair. La vision religieuse faisait de toute maladie une punition divine directe, ou indirecte, à nos péchés. La faute originelle, tout comme la possession diabolique avaient le dos large. C'était d'ailleurs tellement évident que la pratique médicale, longtemps exercée par les moines, était réservée aux seuls clercs. Avec l'interdiction jusqu'au temps de Molière de contracter mariage qui allait avec.
Peu à peu, christianisme et science se sont perçus comme des ennemis irréductibles. Au point que la science, comme la médecine, se sont considérées comme la seule vraie et unique religion de la modernité, dans le sillage du positivisme d'Auguste Comte.
La querelle entre les religieux et les scientifiques ne s'est jamais éteinte, les excommunications réciproques ont fait flores. La société, poussée par la fièvre consumériste, a été séduite par les prouesses des techniques. Les confondant d'ailleurs régulièrement avec les sciences. Le mythe du progrès, rejetant au musée les anciennes croyances, a conduit à un matérialisme pur et dur. Seul a de l'importance ce qui se voit, ce qui se mesure, ce qui rapporte de l'argent. Tout le reste n'est que le produit sans aucune réalité d'esprits à la Don Quichotte, qui ne méritent que la dérision aux yeux des gens « ayant les pieds sur terre».

N'empêche que la médecine n'a pas du tout les pieds sur terre. Deux exemples.
- Nous revendiquons, avec les neurosciences, une certaine connaissance de ce qui est de l'activité cérébrale. Certes les aspects structurels, et physiologiques sont de mieux en mieux connus avec le secours des techniques d'imagerie et les apports de la biochimie et de la génétique.
Mais il manque l'essentiel. Comment nait la pensée humaine ? Où et comment se créent, puis se modifient subtilement, ce que nous nommons notre mémoire et notre conscience ? Nous avons beau regarder de tous les côtés de ce qui nous sert de corps, il n'est nulle structure qui est reconnue remplir de telles fonctions. Les mécanismes bien connus de transmission des influx nerveux cachent notre ignorance de ce qui les met en route ou les inhibe. Pas l'ombre de quelque chose de non matériel, genre cloud de nos ordinateurs, qui aurait comme fonction d'engranger pour notre compte les masses d'informations sans lesquelles rien ne peut être.
- Nous plaçons tout ce qui est capable de mouvoir notre corps du côté de l'univers macroscopique géré par la seule physique héritée de la relativité générale d'Einstein. Comme s'il existait en nous une frontière, l'infiniment petit, celui des constituants de l'atome, n'aurait aucune action sur nous ? Nous serions mystérieusement « quantiques-proof» ? L'histoire bien connue des expérimentateurs qui , par leur seule présence, modifient la réalité observée, ne concernerait pas les blouses blanches ? Nous ne serions pas contitués, in fine, des mêmes atomes que le reste du vivant ou de l'organique ? Obsédée par sa recherche constante, pour ne pas dire obsessionnelle, des détails de notre corps si complexe, la pensée médicale en vient à négliger de s'interroger sur ce qui la fait boiter dans sa façon de comprendre le réel sans laisser de zones interdites. Tout le monde, sans en avoir obligatoirement une claire conscience, souffre de ces incohérences ancrées dans des croyances dogmatiques..
La fascination populaire, souvent bien légitime, devant les prouesses techniques attribuées à un «progrès médical» estimé sans limite, ne saurait indéfiniment perdurer. La connaissance n'est plus, et tant mieux, un territoire réservé à une élite triée sur le volet.


Note de l'auteur:

(1) D'où l'impossibilité de former des jeunes généralistes de qualité. L'enseignement n'est assuré, en France, que - pratiquement- par des médecins spécialistes n'ayant jamais quitté les hôpitaux. Quant à la recherche en Médecine générale, cette spécificité n'étant chez nous que virtuelle, elle manque dramatiquement de moyens.


(Photo Jipé)


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« Penser est difficile, c'est pourquoi la plupart se font juges. »

Carl Gustav Jung

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