retour sommaire                                     La santé est notre affaire à tous

 

ACTE DEUX (SUITE)


JEAN-FRANÇOIS, (s'adressant à Jean-Christophe). — Ne l'écoute pas, c'est encore une histoire de ménopause, d'ailleurs c'est bien écrit dans tous leurs canards féministes qu'elles achètent sans arrêt... Tu... tu te souviens, de Beaugrand ? (Insistant, face à la mimique interrogative de son ami) Mais si, tu sais ce type maigre, un grand, il était au lycée avec nous, il prétendait à un moment faire une prépa, tu ne te rappelles pas? Finalement il a fait une école de commerce, oh pas HEC ou ESSEC, non, un machin en province je pense, et puis surtout il a épousé une Lederman, c'est pour ça qu'il colle leurs deux noms ensemble en permanence, tu as entendu parler des Lederman des cuirs et peaux, non ? Alors lui, du coup, il a pris une direction là-dedans dès que le beau-père est mort, il s'est fait une belle situation, on peut dire ça comme ça, c'est devenu JBL, comme Jean Beaugrand-Lederman, tu en as forcément entendu parler, oh ce n'est pas devenu un foudre mais enfin on a gardé un contact, tu comprends ça peut toujours servir, pas vrai, avec la conjoncture des fois tu es content d'avoir conservé des adresses, elle elle est plutôt nunuche, un peu nouillette même en étant objectif, mais une belle plante, bien arrangée et tout, et puis le fric ça aide, pas vrai, le coiffeur, les bijoux, un grand couturier, ah elle fait son impression, ça oui !
MARIELLE. — Bon finalement on y est allés pour elle, ou parce que tu avais besoin de lui ?
JEAN-FRANÇOIS, (avec un sourire forcé, carnassier et jaune à la fois, vers Jean-Christophe). — Allez, vas y... tu repères tout de suite la tigresse jalouse, là, je ne peux pas émettre un avis sur une femme sans provoquer des remarques, c'est terrible ! Enfin moi je dis que cela prouve qu'elle ne veut pas me lâcher facilement dans la nature, pas vrai ? Bon, mais on ne t'entend pas avec tout cela, toi mon gars, quoi de neuf, le boulot rien à dire, tu envisages de finir tes jours dans ce machin là, où tu comptes quand même te trouver un dernier circuit avant la retraite ? Dis donc, ça fait un bail que tu végètes là dedans, non ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Oh, cela va faire dans les dix ans, oui, mais ma foi je ne veux pas me prendre la tête, comme disent les jeunes, alors tu sais à nos âges, on est déjà si vite éjectés, et puis on a bien le temps d'être malade, ou jugés non performants, sur tous les plans, alors moi j'assure avec le minimum de bruit, je me fais oublier quand il faut, je pointe le bout du nez au moment opportun pour montrer que j'existe, et ça roule, (juste après un très court instant d'hésitation apparente) oh eh puis il y a des priorités, des tournants dans la vie, des bilans à effectuer parfois, et alors
JEAN-FRANÇOIS. — Non mais écoutez moi ce vieillard, mais c'est quand on est en pleine forme comme toi, en pleine possession de ses moyens, au contraire, avec ton expérience, ton profil, c'est là qu'il faut oser, tenter l'aventure, chercher d'autres voies, se renouveler ! (Se tournant alors vers Sylvette) Non mais tu l'entends, il nous fait quoi là, sa crise d'adolescence ? J'espère qu'il n'est pas comme ça avec toi, que tu le secoues, que tu ne le laisses pas se ramollir ?
SYLVETTE, (sèche et presque véhémente). — Ecoute, Jeff, tu es gentil, mais occupe toi de ton golf et de chez Truffaut, là, chacun fait comme il peut, à son rythme, si toi tu es un vrai vainqueur il faut de tout dans l'existence, des décideurs et des suiveurs, des donneurs et des receveurs, des forts qui dominent et des victimes qui encaissent, et cela s'appelle la vie, depuis toujours !
JEAN-FRANÇOIS. — Mais bon sang, mais qu'est-ce que vous avez, tous les deux, ce n'est pas possible ça, plus susceptibles tu meurs ! Et puis d'abord ce n'est pas Truffaut, c'est Pelletier, ou un nom comme cela, notre pépiniériste. Mais je suis désolé, ne faites pas cette gueule, moi j'essaie juste d'égayer, d'entretenir la conversation, maintenant si vous préférez parler de foot, ou encore pire, de politique, encore qu'il n'y ait pas tellement de différence, dans tous les cas il y a un sélectionneur, des défaites imprévisibles, des stratégies foireuses et des entraîneurs qui valsent, de la corruption et des résultats achetés, un parti pris invraisemblable ou une partialité aveugle, et puis des spectateurs passifs qui ne peuvent de toute manière que subir, espérer que ça change, vouloir de nouveaux héros, s'enthousiasmer et être déçus tour à tour, recevoir des promesses de victoire et grâce à cela tenir d'une génération sur l'autre...
SYLVETTE. — Mais tu sais que tu deviens bon, quand tu parles comme ça, tu fais inspiré, je me demande par contre, c'est le foot ou la politique, dans cette affaire, qui te donne des ailes ?
JEAN-FRANÇOIS. — Non, ma douce, cela fait des années que tu me prends pour un taré, un beauf, un has been qui vit sur ses vieux diplômes, mais de temps en temps je suis capable d'une certaine lucidité, tu sais, ou de discernement, voire même, oui je sais que cela surprend souvent, voire même de penser, parfois !
(Il offre une sorte de sourire exagéré, carnassier, comme pour dévorer sa proie)
SYLVETTE. — Arrête, ne prends pas les choses comme ça, tu vas me faire pitié, à force, non mais tu sais quoi? Tu es exactement UN HOMME, mon cher, avec son énorme poids de lourdeur, de temps en temps, et puis son incroyable attrait à d'autres instants, sinon vous ne vous trouveriez jamais de femmes pour vous courir derrière... Même, ou sauf, tiens finalement j'hésite, si vous avez de grosses bagnoles chères et confortables, allemandes bien sûr, c'est comme les chiens ce sont les marques qui vous bluffent le plus : Audi, Mercédès, BMW, bergers allemands, Rottweilers, c'est marrant non, la puissance, ou l'uniforme ?
JEAN-CHRISTOPHE, (paraissant soucieux, ou désireux, d'atténuer la mauvaise ambiance). — Tu as toujours ta BM ?
JEAN-FRANÇOIS. — Oh, là tu vas raviver une blessure, mon vieux, figure toi que je l'ai vendue, oh, ce n'est pas qu'elle avait des problèmes, même si elle vieillissait comme nous tous, non mais pas d'artères bouchées, pas de cholestérol dans les durits, un coeur qui battait toujours correctement, pas de cancer sur les prélèvements (Jean-François, occupé à pérorer, ne remarque pas que Jean-Christophe se détourne, boit une gorgée, fait mine de se lever puis se ravise et se force à rester à sa place) on lui avait greffé simplement quelques nouvelles pièces mineures et effectué un stripping des amortisseurs, et un lifting des paupières en changeant les essuie-glaces, mais non rien à dire ça allait, est-ce que j'ai fini par me lasser, je ne dirais pas ça, une diminution de mes besoins peut-être, je me déplace moins en vieillissant, un besoin de renouvellement, une envie de jeunesse, j'ai pris une de ces Opel Vectra, tu vois la bagnole qui passait sous, l'eau, dans la pub?
SYLVETTE. — Allemande, malgré tout, et une belle gueule, il faut reconnaître, quand on aime !
JEAN-FRANÇOIS. — Et vous deux, c'est à vous la Xara Picasso, en bas ?
SYLVETTE. — Non, nous on reste très classiques tu sais, Clio et 206, on ne peut pas faire plus sobres, pépères, franchouillards et tranquilles, mais il est vrai que, depuis toujours, on préfère acheter des roues et un moteur qu'un standing et des signes visibles de puissance
JEAN-FRANÇOIS. — Message reçu ! Tu n'en rates pas une, toi, ce soir ?
SYLVETTE. — Et toi, Marielle, tu as encore droit à une voiture, ou bien tu prends la RATP ?
MARIELLE. — Oh, moi je récupère les vieux tanks dont les garçons ne veulent pas, comme Stéphane a repris la BM de son père, oui il ne vous a pas dit mais c'est à lui qu'il l'a vendue, du coup moi j'ai ramassé les débris de sa vieille Clio qui date de dix ans, mais elle me suffit bien, pour aller faire les courses au Super il n'y a besoin que d'un coffre, après tout !
JEAN-CHRISTOPHE. — Et pour les vacances, ce n'est pas très grand, ta nouvelle voiture ?
JEAN-FRANÇOIS. — Jusqu'à présent, comme on allait au Club, une île , le soleil, la mer, c'est l'avion qui nous emmenait, alors peu importe la voiture dans ce cas...(Il semble vouloir laisser un silence)
SYLVETTE. — Ne me dis pas que, pour cela aussi, tu changes d'habitude, mais c'est la révolution ou quoi, tu as bien dit « jusqu'à présent » ?
JEAN-FRANÇOIS, (qui répond trop vite, comme s'il ne tenait pas à d'autres interventions). — Oui, oh d'une part on a le droit d'évoluer, et puis à force on a tout vu, alors il arrive un moment où on se dit tiens la France est si belle, après tout, si riche, un passé historique, des monuments et des lieux passionnants, alors avant de ne plus être capables de mettre un pied devant l'autre, si on allait visiter notre pays, c'est vrai non ?
SYLVETTE . — Tu as raison, mais aussi je ne peux pas m'empêcher, quand j'entends cela, de repenser aux mecs de ma boîte qui partent en retraite, bon évidemment la vie change, le portefeuille aussi, diablement, alors c'est vrai qu'ils se réfugient tous derrière ce genre de discours, la découverte, le temps de flâner, bientôt tu nous parleras des futurs petits-enfants, de promenades le long du canal, de balades sous les frondaisons, je t'ai connu et entendu surtout plus conquérant ?
MARIELLE. — Oui, mais justement, la vie change, je ne sais plus qui disait cela tout à l'heure, et
JEAN-FRANÇOIS, (presque coléreux tout à coup). — Mais quoi ? Tout le monde change, évolue, les années passent et on voit l'existence différemment, c'est tout, vous m'avez assez reproché d'être « prévisible » conformiste, un clone de la civilisation des cadres sup, alors vous n'allez pas maintenant me balancer des vannes parce que je réfléchis à d'autres modes de vie, non ?
SYLVETTE. — Mais tu fais exactement ce que tu veux, mon grand !
JEAN-FRANÇOIS. — Et d'abord vous, c'est quoi votre révolution ? Bretagne Nord ou Sud ? Ou Vendée, si tout à coup vous étiez d'une audace incroyable ? Non, attendez, pas la Manche, cette année, quand même, si ?

Sylvette et Jean-Christophe se regardent quelques secondes, puis détournent chacun les yeux.

SYLVETTE. — Ecoute, justement, il n'y a pas d'ordre du jour, pour le moment, cela restera à voir
JEAN-CHRISTOPHE, (pressé). — C'est sans urgence, d'ailleurs en France, de plus en plus, les gens se décident tardivement, en fonction du climat de chaque saison, c'est si imprévisible, et un peu de fantaisie de dernière minute ne nuit pas... Quelqu'un veut du vin ?

Les trois autres se contentent de hocher négativement la tête, silencieusement

SYLVETTE ET MARIELLE, (ensemble). — Au fait...
MARIELLE
. — Non vas-y pardon, je t'ai coupée
SYLVETTE.— Mais non, excuse-moi, tu allais dire quelque chose ?

Les deux femmes piquent du nez, gênées

JEAN-FRANÇOIS. — Vous êtes marrantes, les filles (se tournant vers Jean-Christophe pour le prendre à témoin). C'est bien des femmes, ça, je ne supporte pas trois secondes de silence, alors j'attaque en disant n'importe quoi, juste pour commencer une nouvelle phrase, et puis en fait je n'ai rien à dire véritablement, alors comme la copine a eu la même idée j'abandonne tout en route pour la laisser doubler, seulement comme elle s'aperçoit qu'elle double en côte, elle rétrograde, et du coup elle va se garer sur le bas-côté, et
SYLVETTE, (le regardant d'un air plus consterné que sévère). — Tu nous
MARIELLE, (elle a commencé exactement en même temps que Sylvette, de nouveau, mais elle s'adresse à son mari sur un ton plus furieux que surpris). — On t'a ?

Et, comme pour l'épisode précédent, elles s'arrêtent ensemble, évitant de croiser leurs regards.

JEAN-FRANÇOIS. — C'est un concours là, les filles, ou un sketch ? Vous avez répété longtemps ?
SYLVETTE
, (sans le regarder, mais comme une évidence qu'elle se raconterait pour elle seule ).— Dans ton cas, ce n'est pas répéter longtemps, mais on a dû te le répéter souvent, non, que ton humour, parfois, pesait aussi lourd qu'un avion cargo à l'atterrissage ? En fait non, ne réponds pas, c'est peut-être moi qui n'ai pas compris la finesse, allez oublie. Il y aura combien de cafés, pour tout le monde, ou bien ça en énerverait certains ?
JEAN-FRANÇOIS, (s'adressant à Jean-Christophe). — Mais dis, t'es sûr qu'elle est bien sur 220, ta femme, il faudrait pas un transfo, non ? Tu lui a mis des piles neuves ou bien elle est en thérapie, là, moi j'ai du mal à suivre, ce soir !

Jean-Christophe se lève brutalement, et part dans la cuisine.

SYLVETTE, (assez doucement, presque tendre). — Jophe ...
JEAN-CHRISTOPHE, (avant d'atteindre la cuisine). — Ne m'appelle pas Jophe ! Alors, quatre cafés ?

Tout le monde approuve, un peu trop fort, de manière appuyée, à la manière d'un rattrapage ou presque d'une incantation contre les mauvais sorts.

MARIELLE, (à Sylvie). — Je croyais que tu n'en buvais pas le soir ?
SYLVETTE. — Il y a des soirs particuliers
MARIELLE, (sans la regarder, mais du ton de qui approuve et même surenchérit). — Oui, il y a des soirs particuliers...

Ils restent silencieux quelques secondes, mais Jean-Christophe revient avec un plateau de quatre tasses, ayant mis le café en route à côté. Il pose une tasse devant chacun.

MARIELLE. — D'ailleurs, puisque Christophe est revenu, on a quand même une nouvelle à vous annoncer
SYLVETTE. — Ah bon ? J'avais l'impression que Jeff nous avait tout passé en revue ? Il reste encore des chapitres ?
MARIELLE. — Oui, il fait le mariole, comme d'habitude, mais en réalité... . (Les deux hôtes la regardent)
Sa boîte licencie, programme social cela s'appelle, restructuration, rachat, enfin peu importe, il est en préavis depuis un mois, voilà, vous savez tout !

Les quatre protagonistes baissent la tête, sans rien dire. Puis doucement, à pas de loup, Jean-Christophe repart vers la cuisine, probablement récupérer le café filtré pour le rapporter. Sylvette le regarde quitter la pièce, s'accorde un instant de répit, et prend la parole sans davantage croiser le regard des autres.

SYLVETTE. — Oui, eh bien alors, pour répondre à une question pour une fois lucide bien qu'insistante de Jeff, à plusieurs reprises, Jean-Christophe a un cancer de la prostate, il vient de revoir son chirurgien, on va l'opérer bientôt. Voilà, comme tu dis, vous savez tout !

Le noir apparaît sur la scène, fin de la deuxième séquence.

ACTE 3 (première partie)