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CAP
VERT
"Cap vers quoi"
Jacques Blais |
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L'Archipel du Cap Vert, un nom qui serait attribué
en raison du Cap Sénégalais du même nom,
fait partie de ce que l'on appelle la Macaronésie,
un ensemble comprenant les Açores, Madère, les
Canaries et ces dix îles principales tropicales qui
forment un groupe encore peu connu et surtout peu fréquenté.
Et si les deux intermédiaires de cette Macaronésie
ont trouvé une vocation essentiellement touristique,
le sort des deux archipels extrêmes, Açores et
Cap Vert, a été très différent
et très semblable à la fois.
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La disposition des îles, en deux sous-groupes géologiques
et géographiques, les liaisons internes entre elles,
la colonisation portugaise, la vocation maritime, dessinent
une parenté entre ces archipels. Alors que la visite
des deux découvre une atmosphère, une origine,
une évolution dissemblables.
Par le biais de la musique, ce Fado chantant
la Saudade, un mot intermédiaire entre tristesse, nostalgie
et chagrin, les éléments constitutifs des îles
vont se scinder, tout en conservant un air de famille... Les
femmes de marins de Lisbonne chantent la solitude des épouses
dont le navigateur de mari est perpétuellement au loin.
Les veuves des Açores pleurent langoureusement la perte
d'un pêcheur de baleine dont la barcasse a été
balayée d'un coup de queue de cétacé.
Et les femmes du Cap Vert évoquent un autre éloignement,
celui du déracinement de l'esclavage, ces familles
que l'on ne reverra plus. Dans tous les cas la plainte est
toute de douleur, de peine, de tristesse avec ce fond d'espérance
et le chant d'amour persistant qui rend ces voix si émouvantes,
prenantes, bouleversantes.
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L'archipel entier, à travers sa population, ses usages,
son architecture, montre et exprime le métissage extrême
lié à ses origines. Dès le XV ème
siècle, avant même Christophe Colomb ou Vasco
de Gama, les découvertes suivies des migrations, des
peuplements, puis plus tard les colonisations, l'esclavage,
les routes maritimes des grands navigateurs, ont contribué
à former progressivement ces mélanges dont subsistent
toutes couleurs de peau, tous types morphologiques.
De l'africain persistent ces marchés colorés, avec
les cuvettes de plastique criard qui servent à tout
porter : les légumes, les graines, le linge, l'eau...
Le costume des femmes, leur tête emmaillotée
de tissu vif, leur manière de piler le maïs, autant
de coutumes issues de l'Afrique si proche. Essentiellement,
au départ, la Guinée-Bissau, celle des Guinées
équatoriales demeurée portugaise, entre l'espagnole
et la française. Mais actuellement le Sénégal
apporte aussi son lot important de migrants.
Du créole vient ce mélange
de races et de peuples, ces îliens, ces africains, ces
brésiliens de l'autre berge atlantique, et l'usage
du rhum tiré des cannes à sucre. Et une langue
devenue répandue, usuelle, modification des origines.
Même quelques juifs d'Europe et du Portugal ont gagné
à une époque cet archipel.
Les Portugais ont amené la religion
catholique, les églises, les tracés des villes
à l'équerre, leurs places carrées. Ils
ont construit une colonie, apporté une langue, un état
d'esprit, une technique de pêche avec leurs petits bateaux
peints, et leurs couleurs des murs de maisons sur les ports.
Du Brésil a évolué
la langue portugaise, plus douce ici qu'en Europe, aspirée
et chantée plutôt que roulée et chuintée.
Et quelques coutumes alimentaires, comme celle du plat le
plus usuel, la cachupa, une préparation très
énergétique à base de fèves, de
haricots blancs et rouges, de maïs, de pois chiches,
la nourriture simple des pauvres mais aussi des travailleurs,
que l'on améliorera selon le moment de la journée
d'un oeuf, de graillons de porc, ou de morceaux de poulet.
Chez les Brésiliens, la feijoada représente
le même genre d'aliment de mélange et de cuisine
courante du quotidien.
Quand les Açores se définissaient
peu à peu par rapport à cette escale atlantique
des traversées à la voile, et comme une industrie
de la baleine, le Cap Vert a existé surtout en tant
qu'étape des grandes routes maritimes vers le sud lointain,
les grands Caps, le commerce et les explorations. Et plus
tard comme un espoir d'escale technique aérienne relativement
déçu, sur les voies entre le continent sud-américain
et l'Europe.
Une
seule ville a réussi à conserver cette nature
ancienne de port accueillant les flottes hollandaises, britanniques,
portugaises, la ville de Mindelo sur la rive nord de l'île
de Sao Vicente, demeurée assez pimpante et gaie, coquette
et entretenue. Ailleurs, on peut dire que la dégradation
a davantage été la règle, et si l'île
plate et sableuse de Sal tente d'attirer grâce à
ses vents intenses les sportifs de la glisse, surfeurs et
véliplanchistes, seule Santiago, île méridionale,
offre une vraie ville avec un relatif aménagement.
Une liaison aérienne hebdomadaire est, parfois curieusement
eu égard aux points de départ, assurée
avec Paris, Moscou, Bergame, Munich, Amsterdam et Johannesburg.
Partout, le problème est celui de
l'eau, qui manque cruellement en raison d'une sècheresse
climatique permanente, obligeant à désaliniser
la mer, à restreindre la consommation. Les infrastructures
tant routières qu'hôtelières, ou en équipements
hospitaliers, scolaires, industriels, sont très modestes
voire réduites au minimum.
Pour aller s'intéresser à
l'île de Santo Antao, la plus septentrionale, la plus
contrastée, la plus intrigante, nous nous offrirons
un instant d'illusion et de faux-semblant, en s'imaginant
un peu, oh l'espace d'une heure, en boat people migrant vers
des terres nouvelles. Certes le ferry est vieillot et poussif,
indéniablement il est bien au delà de la saturation
en passagers, certainement plus de cent en trop par rapport
aux limites de sécurité. Naturellement il n'existe
aucun gilet de sauvetage, un seul canot aperçu qui
ne contiendrait même pas le dixième des occupants,
la mer est houleuse et le vent très violent. Mais l'expérience
reste modeste, en petit, en court, juste pour imaginer. Poules
et chèvres partagent le pont avec les candidats humains
à la transhumance, les enfants ne portent qu'une chemisette
dans une froidure de mer moutonnante, bien des embarqués
sont rapidement malades. Et pour les vieillardes, la traversée
est vite une épreuve. Elles ont pris la précaution
d'endosser l'unique veste de leur garde-robe, celle réservée
aux enterrements, elles s'enroulent la tête dans un
fichu et gémissent , terrassées par les nausées
et les céphalées.
Cependant tout le monde parviendra à
bon port, un havre avec une jetée en pierre, et d'emblée
au delà du vent toujours terrible, le soleil réchauffe
un peu, avant de cuire carrément vers les hauteurs
de l'île. Une île à deux faces, Santo Antao.
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Elle
se présente comme une tête, visage d'abord puis
cuir chevelu, si l'on peut utiliser cette comparaison. Une
face burinée de 20 kilomètres d'une montée
rude, par une route sinueuse et irrégulièrement
pavée, comme un immense visage en pente, la peau brune
tachetée de blanc, des reliefs marqués d'un
nez, d'arcades sourcilières hérissées
de buissons d'aloes en guise de pilosité, de sillons
naso-géniens creusés et des ravines de rides
innombrables. Les lèvres marquées entourent
une crevasse ici, un menton brutal, l'impression permanente
d'escalader la face sud sous un soleil implacable, sur une
figure sèche et rêche. Jusqu'à l'arrivée
haute, à 1700 mètres, d'un col marqué
des orbites géantes de deux cratères volcaniques
anciens éteints, dont les iris verts de cultures sont
pâlis par les nuages blancs installés au sommet.
Et soudain tout change, on parvient sur un foisonnement chevelu,
une prolifération végétale de conifères,
de bananiers, de manguiers, vraiment comme si, abandonnant
le visage, on entrait dans la toison crêpue, touffue,
dense.
Le contraste est total entre les deux versants
de l'île, aridité majeure d'une ascension lente
de la caillasse et de la terre marron, puis a pic vif de la
route en lacets qui dévale une pente brutale vers la
bordure nord de falaises. Ces 15 kilomètres restants
sont le jardin de l'île, la seule à offir ainsi
café, canne à sucre, arbres fruitiers, cultures,
uniquement grâce à l'accumulation des nuages
sur le sommet, qui autorise le maintien d'eau sur place.
La construction de cette route étroite
pavée a dû représenter un incroyable effort,
elle sinue et s'insinue entre les cratères et les vallées
ou ribeiras, et elle permet la communication entre le port
du sud aride et les villages agricoles du nord verdoyant.
Ce contraste est un raccourci du Cap Vert,
d'abord l'unique endroit méritant cette appellation
de vert, et puis un tel mélange de natures si différentes,
entre pêcheurs traditionnels, casseurs de cailloux pour
fabriquer des pavés à partir de la roche, et
paysans cultivateurs susceptibles d'élever des animaux,
de nourrir une population. Le village extrême du nord,
Ponta do sol, la pointe du soleil, est curieux au possible.
Une allure de bout du monde perdu, avec ses maisons presque
toutes inachevées, c'est une habitude de tant de pays
du sud de laisser les habitations au niveau des finitions,
de nombreux états appliquant une taxe à la construction
payable à l'achèvement des bâtiments.
Tous décident alors d'habiter des maisons dont les
murs extérieurs ne sont jamais enduits ni peints, les
terrasses inachevées.
Un aéroport si peu utilisé,
placé là sur l'extrême pointe dans la
mer, comme une piste de porte-avions, dans un vent terrible
et au contact des vagues menaçantes. Et puis un minuscule
port qui représente la vie, avec ses quelques barcasses
peintes de couleurs portugaises, les mêmes verts, bleus,
roses criards que l'on retrouve sur quelques façades
seulement, jamais sur la totalité des murs, une animation
au retour de la pêche. On entre plus tard dans un des
deux estaminets du village, sombres par économie d'énergie,
où le plat du jour est toujours un poisson. Frais sorti
de la mer, grillé délicieusement et accommodé
des légumes du jardin, choux, carottes, patates, il
va vous régaler pour 6 à 7 euros, en terminant
avec un café fort du cru. Avec le bonheur d'entendre
les personnages du coin discuter du dernier match de foot
Portugal-Brésil, tout un symbole, ou de la récente
panne du moteur de la barque de Pedro qui semble plus grave
qu'il n'y paraissait...
Un chemin muletier lacère la falaise à pic sur
une mer remuante de son tracé en dents de scie, un
parcours éreintant de plusieurs kilomètres qu'absorbent
pourtant aussi bien la grand-mère qui est allée
acheter une nouvelle bouteille de gaz au seul village servant
de dépôt, elle ramène sur sa tête
son acquisition, les jeunes filles chargées de la corvée
d'eau portant également sur leur chevelure les bidons
depuis la fontaine située à mi-chemin des deux
villages. Quatre kilomètres encore de montées
et de descentes, ce que parcourra aussi le vieux paysan portant
dans ses bras la biquette toute nouvelle-née qu'il
ramène chez lui. Une vieille femme, au risque permanent
de son équilibre, cramponnée aux buissons, va
ramasser les oeufs des poules dans des poulaillers invraisemblables
accrochés sur les rochers, ou cueillir en s'efforçant
de ne pas trop regarder en contrebas les vagues blanchies
de colère agresser les éperons de roche, des
ignames pour le repas...
Comment les ancêtres de ces gens sont-ils parvenus à
bâtir des villages ainsi incrustés dans la paroi
de la falaise à pic, qu' est-ce qui peut pousser à
vivre ici à l'extrême nord de l'archipel des
populations démunies de tout, depuis l'eau jusqu'aux
écoles, au chauffage malgré la douceur annuelle
du climat, et pourtant ces personnes offrent une vertu admirable,
la dignité. Pudiques, droits, il semble que, pour eux,
leurs tâches du quotidien, celles de la survie, n'aient
qu'un égal de dignité, cette manière
fière de vous dire en vous croisant Bom dia, ou Boa
tarde, selon l'heure du jour, et si leurs interlocuteurs s'arrêtent
un instant ils s'intéresseront à notre origine.
Une pensée m'est venue, d'actualité : et pendant
ce temps là un jeune milliardaire sud-africain aura
dépensé 23 millions d'euros de son argent dont
il ne sait que faire, pour s'envoyer en l'air dans l'espace,
quand la vieille ratatinée qui a dû voir se réduire
sa taille de 15 centimètres après sa ménopause
non traitée évidemment, portera son container
de camping-gaz sur sa tête au long des kilomètres,
les pieds nus. Mais elle mettra son honneur à exprimer
fièrement, noblement, son salut aux êtres qu'elle
croise sur son sentier...
Au retour de ces régions d'un autre monde, l'interrogation
est toujours de leur destinée, du cap que ces pays
vont suivre. Ni industrialisation, ni exportation, leur objectif
ne saurait dépasser l'autarcie, la capacité
de gérer la santé des populations. Pour le moment
seuls les fonctionnaires bénéficient d'une couverture
maladie, pour les autres le système est de type africain,
soins auprès du dispensaire local le plus proche. Le
tourisme demeure le rêve, mal ou peu réalisable,
tant il est soumis à des lois de marché, d'apprentissage.
A l'heure actuelle, et on ne saurait leur en vouloir, les
Cap Verdiens n'ont pas compris que les quelques rares touristes
les visitant, s'ils doivent représenter un avenir commercial
et économique, entraîneront des nécessités
d'attitudes, d'accueil, d'infrastructure, de communication,
qu'ils ignorent intégralement, ce qui est logique.
La simple idée d'un comportement à l'égard
du touriste, du genre service, ponctualité, amabilité,
prévision, tout ce qui susciterait l'envie ou le plaisir
leur est inconnue, et c'est bien normal.
Une figure de symbole étrange se lit à l'extrémité
de cette plage blanche à grands rouleaux violents de
l'île de Sal, la seule qui fasse l'objet d'une exploitation
pour au moins le tourisme sportif des sports de glisse, surf
et planche. Un grand deux mâts, voilier de luxe très
onéreux, s'est échoué et éventré
à proximité de la jetée, très
récemment. Le skipper en était paraît-il
ivre, et les aléas des tracas d'assurances et des formalités
ont conduit manifestement à abandonner l'épave
sur place.
Les transporteurs d'autrefois amenaient
de la marchandise humaine, des esclaves pour une exploitation
coloniale en vue du développement d'une prospérité.
Puis les routes maritimes des grands découvreurs commerciaux
des siècles précédents ont utilisé
ces ports pour escales. De nos jours, l'échouage de
ce jouet de riche, l'abandon aux yeux d'un peuple miséreux
mais digne, fier, beau, de considérables sommes d'argent
sur un bout de plage, représentent-ils un autre cap
à franchir ?
L'archipel du Cap Vert garde des symboles forts : dignité
humble, fierté, addition des apports issus de civilisations
de multiples natures et origines, et puis ce caractère
trempé des populations vivant en permanence dans la
rocaille et le vent, entourés d'eau avec ces vocations
marines des grandes escales. Cette beauté dépouillée
des paysages de cailloux et de volcans, reflétés
dans les eaux, et la grandeur des peuples qui s'arrangent
avec ce dont ils disposent.
Au
retour dans ma banlieue, une discussion avec l'adjointe aux
affaires sociales de la mairie d'une ville qui « fait
la une » des journaux un peu souvent, cité qui
a dû être mise sous tutelle budgétaire
tant tout y est difficile, cette consoeur, car elle est aussi
médecin « dans le civil » me signale que,
dans cette commune, actuellement la plus grande migration
de clandestins sans papiers, récente, est en provenance...
du Cap Vert ! Dérision des jours... .
Jacques Blais
Tous droits réservés.
© François-Marie Michaut 1997-2004
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