Les études de médecine, pour ne parler que d’elles, durent environ une dizaine d’années. A leur issue le diplôme de doctorat d’Etat en médecine donne le droit d’exercer légalement son métier. Or, il est rare d’oser en parler, mais il se passe souvent de bien étranges choses à ce moment de notre carrière. C’est dans le domaine de la médecine générale que ce phénomène est le plus patent. Ce qui ne veut pas dire que les confrères d’autres modes d’exercice, comme d’autres professions de santé, y échappent totalement.
Tout à coup le jeune médecin qui n’avait jamais quitté le giron protecteur d’une équipe hospitalière se trouve seul face aux patients qui viennent dans son cabinet. Là, il est bien obligé de découvrir rapidement que la formation hospitalière qui a été la sienne, sauf rares exceptions, est totalement inadaptée aux besoins de ses malades. Exercer un métier qui ne lui a pas été appris, diagnostiquer des maladies non ou mal enseignées car inconnues de l’hôpital, rencontrer des humains en liberté dans leur milieu de vie, voilà qui conduit rapidement à un divorce irréversible entre les jeunes médecins et le milieu universitaire où ils ont grandi. Le jeune généraliste perd totalement confiance dans ceux qui ont été, ou auraient du être, ses maîtres. Il leur tourne résolument le dos. L’université, de son côté, ne semble pas avoir envie de faire le moindre effort pour garder le contact avec eux. La notion de service après-vente, pour faire un clin d’oeil au monde commercial, ne semble pas d’actualité en ce qui concerne les disciples d’Hippocrate.
Seul face à cette crise de conscience, le jeune praticien doit faire face à une réalité contraignante. Il découvre avec surprise, car personne ne lui en a parlé, qu’il ne suffit pas d’ouvrir un cabinet avec sa belle plaque toute neuve pour que les patients affluent.
Lui qui avait l’habitude de services hospitaliers toujours bondés, il tombe de haut. En plus, sa solitude, on ne le dit jamais assez, est totale. Ne pas avoir assez de clients pour vivre normalement, vraiment, il ne peut en parler à personne. Si les gens ne viennent pas le voir, il est persuadé que tout le monde - et ses confrères et sa famille qui a financé ses études en tête - va en déduire que c’est parce qu’il est mauvais médecin ! Pensée insupportable qu’il faut absolument garder pour soi.
Comment faire pour s’en sortir ? Là commence une course discrète vers tout ce qui pourrait conduire à faire venir des clients dans son cabinet de médecin. Il existe toute une gamme de disciplines qui proposent des formations conduisant, du moins le prétendent-elles, à des pratiques ressemblant à celles des médecins spécialistes. Plus trivialement, dans cette médecine qui a tendance à ressembler à un temple de la consommation, pour pouvoir percer, exister professionnellement, il faut trouver “ un créneau”. L’université n’est pas avare de multiples diplômes universitaires (DU) qui peuvent ouvrir à des sous-spécialités. Mais il existe aussi sur le marché ( car s’en est bien un ) un grand nombre de formations ( payantes ) dont les fondements scientifiques, et parfois même les aspects éthiques, sont très douteux. Mais la loi est la loi : celui qui a un doctorat en médecine a le droit de donner des soins comme il l’entend.
Tout se passe comme si une grande partie des généralistes était obligée de se former par elle-même pour pouvoir trouver son mode personnel d’exercice. Comment s’étonner alors du légendaire individualisme médical ? Ce qui pose un vrai problème, c’est que personne ne semble vrament se soucier de la qualité scientifique et humaine de ces filières particulières. Dans les appelations officielles, on parle dans un vague prudent de médecines à exercice particulier (MEP). Médecines douces, médecines parallèles, médecines alternatives, médecines naturelles, médecines globales, autant de dénominations qui recouvrent tout et n’importe quoi.
Le médecin n’a de compte à rendre à personne de ses orientations personnelles. Et le pire est que le praticien lui-même ne fait pas toujours l’effort de mettre en question sa pratique tant sur le plan scientifique qu’éthique.
Nous ne progresserons pas si nous tentons, une fois encore, hélas, de tout enfermer dans des carcans réglementaires supplémentaires. Les médecins sont déjà assez asphyxiés par leurs obligations. Nous nous en sortirons si l’université fait l’effort nécessaire pour cultiver et entretenir le contact avec tous les médecins tout au long de leur vie. Nous parviendrons à améliorer vraiment nos compétences en acceptant de sortir de notre solitude.
Nous saurons trouver des solutions qui conviennent à tous quand nous nous serons mis dans la tête qu’un médecin ( ou tout autre soignant, pour rester dans notre domaine) n’est jamais achevé. De ses études à la fin de ses jours, il est en perpétuel devenir. Cette dynamique doit être reconnue, encouragée, cultivée. Si on considère le médecin, à un moment quelconque de sa trajectoire professionnelle, comme un produit fini, c’est son humanité même qu’on lui conteste.
Cela ne vous évoque-t-il pas le paragraphe 16 de notre Charte d’Hippocrate (1) ?
- J’entretiendrai et perfectionnerai sans relâche mes compétences tout au long de ma vie .
(1)La Charte d’Hippocrate, F-M Michaut LEM 532 http://www.exmed.org/archives08/circu532.html
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