Grand
vent de compassion sur la fin de vie, Mitterrand meurt…accompagné
! Aussitôt nombre de soignants et de bénévoles
se sentent investis tout à coup d'une nouvelle
mission : accompagner les mourants. Pourtant l'idée
n'est pas nouvelle même si sa médiatisation
a du attendre une fin de vie présidentielle.
L'idée de mourir seul à l'hôpital
n'a rien de réjouissant et même si nous
sommes entourés, la société du
« tout émotionnel » veut offrir une
« bonne mort » à chacun.
Après plusieurs décennies de mise en place
des fameux Soins Palliatifs, qu'en est-il de l'idée
charitable qui a permis, à la fin du XIXème
siècle, la prise en charge de la fin de vie des
patients cancéreux rejetés par les hôpitaux
?

Cet extrait d'une réflexion de Jacques Ricot
(1) sur l'euthanasie me semble parfait pour ouvrir le
débat :
En premier lieu, la sollicitude
ne peut pas être coupée sans danger des
principes de la raison discursive selon le schéma
imprudemment retenu par le CCNE (2). Comme la tradition
philosophique le rappelle souvent, et selon des lignes
de pensée fort différentes puisque l'on
peut convoquer ici aussi bien Sénèque,
Thomas d'Aquin, ou Spinoza, une morale fondée
sur la seule émotion (en langage classique, on
parlera ici de passion) ne garantit pas la justesse
éthique du comportement. La sollicitude, quand
elle n'est pas éclairée par l'intelligence,
provoque des attitudes aisément perverties, tant
il se vérifie que l'enfer est pavé de
bonnes intentions.
Nous sommes au cœur même des difficultés,
pour ne pas dire des incohérences, de notre rapport
avec la fin de vie.
L'émotion devient le critère majeur d'appréciation
dans notre société. Le sentiment dans
ce qu'il a de plus irrationnel prend la place du raisonnement.
Il faut être compatissant, dégoulinant
de « bonnes intentions » et la culpabilité
sert de levier aux actions caritatives. Il ne s'agit
plus seulement de faire de « bonnes œuvres
» pour gagner notre salut par la charité
mais de toucher en plein cœur l'inconscient qui
continue d'ignorer qu'il va mourir.
Nous sommes dans le siècle de l'obligation de
compassion au risque de perdre de vue les raisons que
nous avons d'agir.

Petite
précision pour clarifier mes dires, je m'occupe
de fins de vie depuis bientôt 20 ans. Pourtant
je ne peux que constater quotidiennement mon impuissance
à « accompagner » les mourants.
Cette impuissance a plusieurs causes :
Tout d'abord la permission, ou pas, que le patient nous
donne de l'accompagner dans son dernier parcours. Vous
ne serez pas étonnés d'apprendre que bien
peu de personnes sont prêtes à imaginer
l'imminence de leur mort. Or accompagner exige obligatoirement
la conscience (sans même parler de l'acceptation)
de la mort prochaine. Certes la plupart des personnes
sentent venir la fin mais ce n'est que dans les tous
derniers moments qu'elles osent se l'avouer clairement…
et encore...
Ensuite la confusion entre le soulagement et l'accompagnement.
Notre principale mission, à nous soignants, en
soignant, est de soulager le patient de ses souffrances.
Qu'elles soient physiques et il s'agit là de
soulager les symptômes de la maladie et la douleur,
ou psychiques et nous parlons de soutien.
Evidemment le manque de moyens en personnels car le
soulagement physique ou psychique nécessite avant
tout une disponibilité de temps et de cœur.
Contrairement au discours ambiant ce n'est pas une question
de dignité puisqu'elle est la seule valeur absolue: La dignité, selon le préambule
et l'article premier de la Déclaration universelle
des droits de l'homme de 1948 est une valeur absolue
accordée à chaque homme en sa singularité,
quelle que soit l'idée qu'autrui ou lui-même
se fait de cette dignité. C'est une question
de respect de notre engagement dans l'exercice de nos
métiers.
Enfin et cela est certainement le plus grave, les jeux
de pouvoirs sont multiples autour du mourant. Jeux de
pouvoirs entre les familles et les soignants, entre
les médecins et les infirmières, entre
les soignants et les psys, entre les soignants et les
bénévoles. Car se targuer d'accompagner
la mort est valorisant. Il suffit d'écouter les
réactions lorsque nous en parlons : comme c'est
généreux, comme vous avez du courage,
comment faites vous pour tenir le coup …
Alors nous pouvons parler de grande illusion. Ce qui
a rendu la mort plus « facile » ce sont
les antidouleurs. Souvent aussi les anxiolytiques. Là
nous avons réellement les moyens d'apaiser les
souffrances. Mais l'accompagnement est un mot usurpé,
tout juste pourrait-on parler de soutien et parfois
de médiation pour adoucir les relations entre
le patient et les autres : famille, corps médical,
soignants. Accompagner nécessite un véritable
partenariat…et une transparence des savoirs et
des émotions. Accompagner nécessite un
engagement réciproque inconditionnel.
Cette grande illusion se double de celle de la spécialité
en soins palliatifs. Pourquoi faire une spécialité
de ce qui est l'essence de notre métier : soigner
du premier au dernier jour. Serait-ce pour nous déculpabiliser
de rendre la mort plus difficile par des traitements
de plus en plus agressifs. Pourquoi faire une différence
entre curatif et palliatif. Sommes-nous certains de
maitriser totalement la frontière ? Empêcher
la douleur n'est-ce pas soigner activement ?
Les études médicales n'apprennent pas
à être en relation avec la souffrance et
l'angoisse du patient. Elles ne donnent aucun repère
quant à l'attitude efficace face à la
mort. Elle la nie tout simplement comme si les interventions
d'un médecin s'arrêtaient avec l'échec
de ses thérapeutiques. Pourtant la plupart des
médecins sont bien obligés de se confronter
à la disparition de leurs patients. Ils apprennent
sur le « tas ». Et il est légitime
de se demander si finalement cet apprentissage n'est
pas plus sain que les cours dispensés dans les
DU de soins palliatifs où le psychologique tout
azimut, les « il faut faire comme ceci ou comme
cela » reflètent les mêmes dérives
que dans le reste des savoirs dispensés par la
faculté : un enseignement à des années
lumière de la réalité du terrain
qui donne à certains l'illusion que grâce
à eux la mort est enfin maîtrisée.
Bref nous restons encore dans la toute puissance.
Alors à l'instar de Jacques Ricot : devant la
souffrance ou le dégoût de la vie, la compassion
ne dicte pas de réponse concrète évidente,
nous pouvons dire qu'il n'existe pas de fiches, aucun
protocole pour soutenir l'incompréhensible, l'injuste,
l'inacceptable de la mort.
Nous avons délaissé l'essentiel pour nous
rassurer sur nos capacités d'agir. L'essentiel
pour un soignant n'est-ce pas justement de savoir discerner
le moment où il doit se retirer ? Cette conscience
indispensable de nos limites ne doit pas nous pousser
à vouloir continuer à tout prix y compris
jusqu'à l'euthanasie mais encore moins à
tourner les talons vexés par l'affront à
nos compétences que représente la mort.
Soutenir un mourant ou sa famille peut s'apprendre…
mais cet apprentissage repose sur une valeur majeure
: l'humilité. Existe-t-il un protocole pour cela
?
NDLR : Cette LEM nous semble une illustration de valeur
de l'article suivant de notre Charte d'Hippocrate (3):
- 8°) Je ne renoncerai pas à protéger
les personnes affaiblies, vulnérables ou menacées
dans leur intégrité ou dans leur dignité.
Références :
(1) Jacques Ricot http://www.ac-nantes.fr:8080/peda/disc/philo/philosophie_et_euthanasie.htm
(2) Comité national consultatif d'éthique http://www.ccne-ethique.fr/
(3) Charte d'Hippocrate d'Exmed http://www.exmed.org/archives08/circu532.html
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