Un peu sur le modèle de la religion hébraïque, un jubilé (du nom de la corne de bouc utilisée comme trompette) marque une sorte de temps d'arrêt dans une action. Au bout de 7 cycles de 7 ans d'activité, une année est consacrée à la réflexion, à la fête et au bilan.
C'est en 1961 que, jeune étudiant, j'ai abordé le continent de la médecine, territoire totalement étranger, voire un peu hostile, pour mon entourage familial d'origine.
Immersion dans un monde nouveau, avec pour seul viatique scientifique alors obligatoire, le certificat de physique, chimie et biologie ( animale et végétale), alias PCB, obtenu à la faculté des sciences de Jussieu, encore dans ses antiques bâtiments de la rue Cuvier.
Pour le farci de français, latin, grec et philosophie que j'étais (situation déjà dangereusement marginale chez les carabins), le choc a été rude. Un peu abusif que de comparer cette situation vécue à une entrée dans un ordre religieux ? Je ne le crois pas. Le prestige des hommes en blanc, avec quelques romanciers à succès, était considérable dans la population. La télévision encore jeune célébrait avec « Les médicales» d'Igor Barrère, lui même journaliste et médecin, accompagné de ses deux acolytes au sérieux imperturbable Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet. Véritable culte, habits blancs généralisés inclus, des grands prêtres des services hospitaliers les plus prestigieux. Les fameux mandarins, alors indiscutés, régnaient en maîtres absolus sur leur spécialité, dont certains, comme Hamburger en néphrologie et Jean Bernard en hématologie étaient même les «inventeurs». Il était encore question d'écoles de tel ou tel ponte, le label parisien, au grand dam des grandes traditions régionales, demeurant le plus coté au niveau national comme international.
La voie des hôpitaux publics avec leurs concours couperet demeurait la plus enviée des étudiants.
Faire partie du clergé des blouses blanches était un honneur. Apprendre le vocabulaire de la liturgie médicale demeurait l'indispensable initiation à subir pour être dans la masse des élus. Lune de miel de la découverte des sciences médicales, et affres des multiples examens à subir, souvent dans des disciplines bien éloignées du domaine clinique, les années passaient.
Au fil de la fréquentation des hôpitaux, et de ses révélations terribles ou inhumaines, le doute s'installait. La réalité médicale des services hospitaliers n'était pas du tout conforme à l'image idéalisée que j'avais eu en tête. La rigueur scientifique était si souvent en défaut, les maladies rares, réputées les plus captivantes et les plus gratifiantes, les fameux «beaux cas» tellement peu fréquentes, les comportements humains des soignants si loin parfois de la simple compassion, que j'ai pensé que la vraie médecine que j'avais envie de vivre se trouvait hors des murs hospitaliers. Position déjà marginale, chacun de mes amis étudiants ne jurant, avec ou sans internat de Paris, «la voie royale» d'alors, que par une spécialisation.
La médecine générale était tellement considérée comme un sous produit négligeable de la formation médicale qu'elle ne suscitait que mépris et quolibets du grand patron au plus jeune externe. A de très rares exceptions près, comme j'ai eu la chance d'en rencontrer une avec André Bourguignon (1) pour oser sortir du moule hospitalo-universitaire misant tout sur la seule médecine de plus hyperspécialisée. En ce temps là, monsieur, la course à la grandeur de la France, avec un Robert Debré dans l'ombre d'un Charles de Gaulle, nous faisait rêver de prix Nobel de médecine que les américains collectionnaient sans vergogne.
En ce temps là, monsieur, un médecin remplissant ses seules obligations universitaires pouvait passer son doctorat sans avoir pratiquement touché à un malade, ni même savoir faire une piqûre. Quant aux trois accouchements théoriquement obligatoires en cours de 4 ème année, nul ne s'en souciait en vérité. Rien ni personne ne l'empêchait alors d'ouvrir son cabinet médical et d'exercer. La notion de risque zéro ou de principe de précaution ne travaillait vraiment personne.
La vraie formation professionnelle pour les candidats généralistes demeurait celle des remplacements de médecins de ville ou de campagne.
Immersion brutale, sans la moindre bouée de secours. D'un côté, c'était une expérience hautement formatrice, car permettant d'acquérir une grande connaissance pratique de cette pathologie de tous les jours dont les hôpitaux, alors dénués de services d'urgences, ne s'occupent pas, laissant aux seuls internes la charge des «consultations de porte».
Par contre, le risque d'adoption de routines professionnelles tant diagnostiques que thérapeutiques par pur mimétisme, avec tous les risques de dérives et de laxisme scientifique, était bien réel.
Il est vrai que l'éthique, en ces temps éloignés, on n'en parlait guère tant elle semblait (bien à tort) «couler de source» pour les membres du corps médical.
À partir des indépendances des pays francophones de 1960, les jeunes médecins, au lieu d'effectuer leur service militaire obligatoire sous les drapeaux, ont eu l'opportunité de pouvoir exercer leur futur métier au titre de la coopération technique et culturelle un peu partout dans le monde. Là encore, dans des conditions techniques et humaines qu'aucun praticien actuel en exercice ne pourrait accepter. Rien à voir avec la sophistication des opérations ponctuelles menées par les french doctors depuis la création de Médecins du Monde en 1969.
Tout cela s'éloigne si vite, sans qu'il demeure de témoignages marquants sur le travail considérable effectué dans la plus grande discrétion auprès des populations parmi les plus démunies du monde.
Personne n'est obligé de me croire, mais avoir exercé un an et demi comme médecin isolé en brousse ne pouvant compter sur personne marque au fer rouge la perception que l'on peut avoir de la médecine, des patients, de la maladie et des cultures dans lesquelles nous baignons.
Impossible après de se couler dans le moule du conformisme ambiant.
Tout le reste, avec des détours très personnels non exempts de déceptions, d'incompréhensions et de solitude, a été pour moi la poursuite de la dynamique qui s'était ainsi mise en route.
Jubilatoire finalement tout cela?
Sans hésitation, et quelles que soient les cicatrices qui en ont résulté, il y a eu pour moi dans cette trajectoire médicale une joie intense.
Un peu indécent tant il est à la mode de grossir - en pure perte à mes yeux- l'armée des pleureurs chroniques, mais j'assume sans rougir ce demi-siècle de médecine.