En réponse à la LEM 760 «Médecine sans racines n'est que ...» du 4 juin 2012, voici mon point de vue de médecin généraliste confronté à la réalité quotidienne de ma clientèle populaire.
Mon avis risque de paraitre inutile aux lecteurs, car je suis profondément pessimiste . Du moins en ce qui concerne l'état de santé morale de notre société.
Ceux qui, parmi les soignants, sont en «burn-out» sont considérés comme malades. Donc, a priori peu crédibles dans leurs analyses. Ils ont pour eux néanmoins la lucidité douloureuse qui leur est propre, celle d'ouvrir théoriquement de nouveaux chemins. Chemins rares et difficiles. Donc plus personne ne les écoute. Ceux qui vont bien se sentent bien dans leur système de santé, que celui-ci ait encore ou non conscience de son histoire.
Ceux qui, parmi les patients, sont les plus fragiles - malades psychiatriques, toxicomanes, sans domicile fixe, sans papiers, personnes seules - sont définitivement exclus de tout avis. Tout le monde se moque d'eux. Ils auraient beaucoup à dire, peu à demander, le simple respect de tenir compte de leur existence. Mais cela fait longtemps que le système-qualité (de droite et de gauche pour parler politique, mais, après tout, les politiques ne font que suivre ce que le «peuple» a déjà entériné et non l'inverse) a broyé ces derniers, sur l'autel du consumérisme.
Le livre de Claudine Brelet, Les médecines du monde évoqué dans la LEM 760, que j'avais lu il y a quelques années, ou plutôt parcouru en diagonale tellement il est foisonnant, fait partie de cette culture qu'un médecin ou un patient peut avoir.
On le lit cependant avec une distance certaine. Comme un employé administratif peut lire l'histoire de la dernière guerre, ou comme la caissière de magasin peut lire un dossier sur l'histoire de la météorologie. De la culture pure. C'est déjà ça. La culture ouvre l'esprit, améliore la tolérance, stimule le respect de ce qui est autre. La culture rassemble, noue des liens, entretient la tolérance et permet de relativiser ses façons personnelles de comprendre les choses.
Mais si on parle de la médecine française actuelle, seul l'Os court de Pierre Dac (1) me semble valoir d'être pris au sérieux. Ce qui s'est passé se passera à nouveau. Seule la mort annoncée de notre médecine peut encore donner l'espoir d'en créer une nouvelle: celle-là enfin respecteuse de chaque individu, soignant ou malade.
Trop tard me semble-t-il, je ne la verrai jamais. Comme je le disais il y a quelques années à ceux qui veulent bien m'entendre, j'ai cessé de me battre contre le rouleau compresseur de la pensée unique. Je me bats encore au quotidien pour «faire valoir» (au sens de rester la tête hors de l'eau) ma petite personne et soigner au mieux.
Ca fait bien longtemps que les intellectuels se foutent éperdument de ce que peut ressentir et penser un soignant de première ligne. ils n'auront jamais affaire avec un généraliste, une infirmière, une aide-soignante, ces humains qui créent chaque jour la médecine d'aujourd'hui, les rituels quotidiens, ou reproduisent peut-être les rituels ancestraux, tam-tam ou pas . Sauf peut-être quand ceux qui se sentent supérieurs aux praticiens de base seront au soir de leur vie.
Là il sera trop tard pour eux de décrire la vraie moelle des soignants de notre pays. Il sera trop tard pour faire reconnaitre à nos têtes pensantes des ARS - agences régionales de santé, (ceux qui appliquent les «directives-convois», les «directives-charters» gouvernementales), que les soignants - ceux qui soignent créent, j'en suis sûr - ça ne se «gendarmise» pas.
Quand tout le monde sera au pas , et c'est en marche, l'anesthésie prend, il sera trop tard pour dire: «C'était quoi déjà un soignant de la vraie vie?».
Notes:
(1) «L'avenir c'est du passé en préparation», Pierre Dac (André Isaac 1893-1975),
Os court de la LEM 760.
Albert Camus