Hélène se souvenait
très bien du jour où elle avait pris
conscience de sa mémoire. Elle avait dix
ans et cette impression l’avait marquée,
autant que lorsqu’elle s’était
rendue compte qu’on pouvait lire de tête,
sans ouvrir la bouche.
Elle commencerait donc par raconter cela ...
Comme exercice, le médecin lui avait conseillé
de rédiger des souvenirs marquants de sa
vie. Parce qu’elle se plaignait d’avoir
des sortes d’absences depuis quelques mois...
« Vous comprenez ... », avait-elle dit,
« c’est comme si je perdais le fil »
dit-elle en souriant légèrement.
Le neurologue, après lui avoir fait faire
une série de tests, lui avait donné
un traitement. Devant elle, il avait parlé
de fatigue cérébrale. Mais à
son mari, il n’avait pas caché son
inquiétude et lui avait parlé de la
maladie d’Alzheimer. « L’évolution
est inéluctable. Malheureusement il n’y
a rien à faire, même si le traitement
peut ralentir la progression. Il faut attendre,
inciter votre épouse à écrire
… c’est une grande chance qu’elle
aime écrire … il faut qu’elle
utilise au maximum ses capacités restantes.
Et puis il faudra l’entourer, autant qu’il
vous sera possible ».
Depuis quelques mois la conscience d’Hélène
tombait dans des trous d’air et, dans ces
espaces vacants, elle perdait des morceaux de temps.
Il fallait les retrouver. « En écrivant
ce sera plus facile » lui avait dit le spécialiste
... Hélène avait toujours eu une facilité
à peindre avec les mots. C’était
son seul talent. Même si aujourd’hui
les couleurs étaient devenues plus épaisses,
moins faciles à travailler, les mots flottaient
autour d’elle en attendant d’être
saisis.
…
Etrangement, les réminiscences de l’enfance
surgirent les premières. Sans doute lestés
par le poids des années, ces souvenirs-là
semblaient plus résistants. Aujourd’hui
Hélène se sentait parfaitement bien
et pensait que le médecin avait trouvé
le bon remède à ses trous de mémoire.
Face à la page blanche, comme devant une
toile, elle se mit au travail :
« Ce jour-là,
pour la première fois, je ressentis que ma
mémoire m’appartenait intimement, et
que je pouvais la maîtriser dans le silence
de ma tête. C’était un nouveau
monde qui s’ouvrait, une possibilité
d’accéder secrètement au passé,
comme une promotion de la vie. J’avais l’impression
d’un gant qui se retournait. C’était
en mangeant du vacherin, le jour de mes dix ans.
Sans doute la rencontre de la glace et de la meringue
sur la langue...
J’avais accueilli cette lucidité soudaine
comme une mystérieuse nourriture que j’avais
moi-même générée. A présent
les souvenirs ressurgissaient en saveurs différentes
que ma mémoire goûtait. Sucrée
ou salée, l’essentiel n’est-il
pas que l’enfance reste en bouche ? Mais je
n’en ai rien dit, car cet événement
n’était qu’à moi comme
si je me l’offrais. C’est à cet
instant que mes parents, m’avaient donné
leur cadeau, un coffret de gouaches de toutes les
couleurs et des cahiers de dessin. Mais le présent
le plus extraordinaire fut ... »
Hélène s’interrompit brutalement.
Ses yeux partaient ailleurs comme s’ils cherchaient
une raison de voir. Hagarde, le regard inhabité,
elle se leva.
Durant une seconde, une minute ou une heure, elle
resta ainsi debout au milieu de la pièce.
Si ces éclipses laissaient après coup
de la tristesse sur son visage, elle ne devait déjà
plus avoir conscience de l’angoisse car aucune
peur n’émanait de son regard. Dans
ces instants précis ses yeux se vidaient
littéralement, et ses lèvres balbutiaient
des mots incompréhensibles.
Dehors, son mari préparait la terre pour
y installer les rhizomes d’iris. Chaque année
à la même époque, pour ne pas
rater ses plantations, Roger se plongeait longuement
dans « Fleurs Passion », un livre qu’Hélène
lui avait offert lorsqu’ils étaient
jeunes. Son jardin était son monde à
lui, et il en prenait soin avec une infinie patience
qui avait quelque chose de la tendresse.
Il disait souvent à sa femme :
« les fleurs ont une âme et la mémoire
de l’attention qu’on leur porte. »
Hélène avait froid. Ne pouvant
même pas imaginer la réalité
de ce vide dans lequel elle avait momentanément
disparu, elle ressentit un léger malaise,
aussi éphémère qu’indéfinissable.
A petits pas précautionneux elle regagna
la table sur laquelle Roger, heureux de voir sa
femme écrire, avait posé en silence
le grand livre des fleurs. Elle se remit soudain
à écrire :
« Mais le présent
le plus extraordinaire fut … un bouquet de
dix roses carmin aux pétales veloutés
! Je savais maintenant que lorsqu’elles faneraient,
ma mémoire les garderaient aussi rouges et
soyeuses en pensées. Je n’avais plus
peur de perdre ce qui m’était donné.
Tout pouvait continuer à vivre quelque part
; il suffisait d’appeler les souvenirs, et
ils revenaient, distillés. La mémoire
engendrait une sorte d’éternité.
Cette sensation, nouvelle et délicieuse,
... »
Brusquement, les yeux d’Hélène
quittèrent la feuille et de l’eau coula
sur sa main. Elle ne le savait pas mais elle pleurait.
Cette giboulée ne dura que quelques secondes.
Puis, aussi soudainement qu’elle l’avait
arrêté, elle reprit son travail. Le
papier était mouillé par endroit.
Comme pour remplir les secondes, pour ne plus qu’elles
s’envolent, elle se mit à écrire
très vite. Les mots se bousculaient, impatients.
Sa main était son alliée. Elle la
suivait, fidèle et importante, ses doigts
humides laissant des traînées bleues.
Tant pis, cela sècherait...
« Cette sensation, nouvelle et délicieuse
... était si forte que je pensais que je
venais d’entrer dans la confrérie des
adultes qui se racontaient davantage leurs souvenirs
que leurs projets d’avenir, comme s’ils
avaient besoin d’une assurance pour envisager
demain.
Comme une nouvelle initiée, avalant à
la hâte le dernier morceau de vacherin, les
lèvres froides et sucrées, je me lançais
pour la première fois à dire ma part
de souvenir :
« Je me souviens que lorsque j’étais
petite je n’aimais pas les gâteaux et
que vous plantiez les bougies dans une pizza ! ».
Et soudain, mêlé au goût de la
vanille tout juste mémorisé, m’était
revenue une saveur de tomate, d’origan, et
d’olive.
Je venais de découvrir que la mémoire
avait la capacité d’engranger mais
aussi de brouiller les images mentales. Les unes
pouvaient déteindre sur les autres, les déformer,
ou même les chasser. Cela me semblât
dangereux. Fallait-il donc se méfier des
souvenirs ?
Le lendemain de mon anniversaire, je pris un plaisir
indicible à faire ressurgir le goût
du vacherin dans ma bouche. Ce fut facile, rapide
et délicieux. Pour m’entraîner,
j’appelais celui de la pizza, et je parvins
à séparer les deux.
Plus tard, je compris que tout n’était
pas si simple, que certains souvenirs, dominants,
s’imposaient sans qu’on les appelle,
et que d’autres que l’on désirait
voir ressurgir... sedé...ro...se dérob...
Les mots s’engluaient, collaient au papier.
Les phrases se refusaient. Hélène
lâcha le stylo. Mais cette fois, au lieu de
fuir la réalité, elle la heurta violemment.
Une bouffée de conscience l’inonda.
Son cerveau étouffait. Fermant les yeux comme
pour une prière, elle cherchait une issue
comme de l’oxygène. Puis, l’espace
d’un éclair, avec une insupportable
lucidité, Hélène comprit qu’elle
assistait à l’agonie de sa mémoire.
Le soleil avait rejoint la table, et la couverture
du livre de Roger en fut inondée. Ce fut
ce dernier éclat qui la rattrapa au vol …
Alors, rassemblant ce qui lui restait d’entendement,
elle reprit maladroitement le stylo et, à
bout de forces, comme dans un dernier souffle -
ou était-ce de l’amour ? -, elle écrivit
cinq mots. Puis, d’une main tremblante, elle
glissa la feuille à l’intérieur
du livre. A la page des iris.
Roger entra, le visage rougi de grand air. Hélène
parlait seule. Son monologue se fit logorrhée,
et soudain elle perdit le sens du discours, se leva,
et resta debout devant la table, figée dans
un vide qu’elle seule remplissait.
Comme des tâches de couleurs évadées
de plusieurs tableaux, ses paroles s’empilaient,
étrangères les unes aux autres mais
ponctuées sans cesse du mot « iris
». De temps en temps émergeait une
idée construite et cohérente, puis
cela repartait aussitôt sans laisser de traces,
comme si son cerveau était percé.
A l’hôpital, le neurologue ne put que
confirmer la fulgurance de la maladie.
…
Chaque après-midi, Roger installait sa femme
près de lui, dans une chaise longue, sous
le pin parasol. Depuis quelques semaines, à
cause du chagrin, il avait délaissé
le jardin. Les iris l’attendaient pour fleurir.
Il chercha dans son livre comment les aider, et
trouva ainsi la dernière page d’écriture
de sa femme.
Une phrase presque illisible était séparée
du reste du texte. Roger souleva légèrement
le menton pour mieux ajuster les verres progressifs
de ses lunettes, et il lut :
Odette Taltavull