Comme il fait bon ici ! Tout y est tiède:
l’eau, les sons, l’obscurité,
la douceur du voile et les coups délicats
de mon cœur sous ma peau. Certes j’y
ai de moins en moins d’espace. Je l’habite
maintenant tout entier. Au fil des mois je me suis
enroulé, recroquevillé, ne bougeant
plus qu’à peine dans cette bulle d’eau
tapissée de mystères.
Je respire au centre d’une infinie caresse,
palpitante et vibrante. Et je bois chaque jour à
des sources changeantes qui nourrissent ma vie.
Je grandis dans le noir, mais je devine les ombres
familières qui forment mon refuge …
à présent je peux les toucher de mes
mains, y reposer ma tête, y accoler mon dos.
Elles ont accepté ma présence, comme
l’eau celle de l’algue. Parfois me parvient
un chant lointain, comme un glouglou de fontaine
qui coule sans histoires dans mes fines oreilles.
De l’autre côté, très
loin, je perçois une voix sourde et des frôlements
qui s’adressent à moi. Je ne peux que
répondre en m’étirant un peu,
juste quelques secondes. Cette harmonie a créé
un fil qui va de moi à elle, un fil invisible
qui ruisselle de mots jusque dans mon silence.
Ce lien a la douceur de la soie, la solidité
du lin, le chatouilleux de la laine, tout cela à
la fois. C’est ainsi, amarré à
ce trouble cordage, que j’ai trouvé
mon port d’attache.
Mais aujourd’hui tout est difficile …
J’ai si peu de place … L’envie
de sortir d’ici et celle d’y rester
toujours, se mêlent. Je tente de me lover,
comme d’habitude. Mais les ombres se déforment,
puis tour à tour se replient et durcissent,
se détendent et m’enveloppent, me lâchent
et m’assiègent. Je ne peux que subir
l’assaut de la matrice qui hier encore me
rassurait. Son mouvement devient régulier,
puissant, insupportable.
Je me sens au bord d’un nid qui va sortir
de l’eau. Saurais-je m’envoler ?
Il se produit une discordance absolue entre celui
que j’étais et l’être que
suis en train de devenir. Tout est si différent
soudain … je m’accroche au fil qui,
je le sais, m’attire au dehors. Mais qu’y
a-t-il dehors ? Qui m’attend au bout de l’ombre
?
La bulle remplie de l’eau vitale s’est
fissurée ... et le liquide tiède s’écoule
sans résistance, me plaquant aux parois devenues
hostiles. Tout rapetisse autour de moi. La chaleur
se dessèche, et le liquide qui s’échappe
laisse mon corps chaud comme une argile cuite recouverte
de mousse.
Je suis comme rétréci, entraîné
sur une planche qui bascule, et je ne peux rien
faire d’autre qu’avancer. Ce qui se
passe est de toute importance ; il en va de ma vie.
Un moment de répit, enfin … puis l’extraordinaire
turbulence recommence et s’accroît en
une sorte de convulsion incontrôlable qui
me propulse. C’est une insurrection dans mes
neuf mois de paix, et pendant un instant je connais
le regret ; le cahot est ahurissant, suffocant,
bouleversant …
Me voici à présent dans un tunnel
étroit, happé, aspiré. J’étouffe
et je veux que cela finisse. Sans cesse me poussent,
dans un flux et un reflux effroyables, des vagues
inépuisables … jusqu’à
celle, suprême, impérative, qui veut
me délivrer.
Je sens que l’on me tord, me tire, m’extirpe.
Que l’on me veut. Je n’ai pas d’autre
choix que de m’abandonner aux mains que l’on
m’impose.
Seront-ils là ceux qui ont tissé brin
à brin toute cette aventure ?
Parce que je le sais, je le sens, je suis attendu
…
Me voici ! Ah cette brûlure de l’air
qui s’engouffre en moi ! Est-ce ça
la douleur ?
Soudain, comme une offrande, les mains expertes
qui me soutiennent me déposent sur la peau
de ma mère. Je sais que c’est elle,
comme une évidence, et je peux enfin respirer
hors de l’eau.
Je me sens, minuscule point rose dans la lumière
trop blanche, le plus fragile enfant qu’une
femme ait porté. Mais en quelques secondes,
lorsqu’au dessus de moi mon père m’a
parlé en enlaçant ma mère,
je me suis senti fort, fort comme un héros.
Odette Taltavull