La
scène reprend, avec la patronne qui récupère,
assise sur une chaise et entourée des deux femmes. L'autre
client, l'homme de la table voisine, s'est joint au groupe.
LE
MEDECIN. Vous allez mieux, Madame, avez-vous besoin
de quelque chose, vous êtes sous traitement ? Excusez-moi,
je me présente, docteur Delaporte, je suis généraliste,
si je peux vous aider.
Barbara
a légèrement sursauté en entendant le nom
du médecin.
BARBARA.
Delaporte ? Tiens ce nom a été évoqué
devant moi, par un autre médecin d'ailleurs ...
LE MEDECIN. Vous savez, c'est un nom banal, et
certainement répandu. S'adressant à la patronne
: Comment vous sentez-vous maintenant, Madame ? Voulez-vous
boire quelque chose ? C'est un peu, j'en conviens, une manière
d'inverser les rôles, d'habitude c'est vous qui posez
cette question à vos clients ...
La
patronne boit un verre d'eau, s'éponge, semble sur le
point de parler.
ALINE.
Ne vous agitez pas, cela va aller, mais décidément
ce jour n'est pas le vôtre, apparemment !
LA PATRONNE, (prenant son temps, et s'exprimant au
départ de manière hachée). Je
vous dois bien évidemment quelques explications, on ne
réagit pas aussi violemment sans de bonnes raisons. Voilà
: de nouveau vous excuserez mon insistance, mais à mesure
que j'entendais vos propos, plus je comprenais que vous fêtiez
un événement assez dramatique, plus je parvenais
à acquérir la certitude que vous faisiez allusion
à une greffe, et plus je me sentais troublée,
vraiment mal, déchirée. Il me manquait encore
la date, du moins l'année plus exactement, et l'organe.
A présent toutes les informations, et ... tout a débordé,
tout est revenu...
BARBARA. Ne ... ne bousculez rien si vous n'y
tenez pas.
LA PATRONNE. Cela a bien évidemment rapport
avec Diane, ma fille. Je vous ai expliqué qu'elle était
décédée le 29 février, il y a juste
quatre ans, accidentellement ... Il y a eu avec notre accord
deux prélèvements d'organe effectués sur
elle, en vue de greffe ... dont le coeur. Vous saisissez les
raisons de mon extrême émotion quand j'ai entendu
vos précisions.
C'est
au tour d'Aline de se sentir mal à l'aide, de pâlir,
de boire un verre d'eau, puis c'est elle qui reprend la parole,
hésitante.
ALINE.
Ce que vous me dites me bouleverse à un point
inimaginable, Madame, vous réalisez à quel point
je peux comprendre, compatir, mais encore davantage, ressentir
quelque chose d'inexprimable. Évidemment, on ne peut
tirer de conclusions, j'ignore qu'elle peut être la probabilité
d'une coïncidence, le même jour, entre donneur potentiel
et receveur greffé le même jour, je n'en ai pas
la moindre idée, de plus, il existe de nombreux centres
de greffe, il y a certainement parfois plusieurs interventions
le même jour, et les problèmes de compatibilité
amènent des échanges entres les sites ... mais
je ne vous apprends rien, Madame. Même si votre récit
me trouble extraordinairement.
LA PATRONNE. Et moi tout autant, et bizarrement
peut-être, pour les gens de l'extérieur, plutôt
comme une hypothèse heureuse, enfin si ce mot là
convient, mais je le maintiens car il rejoint ce que je disais,
l'horreur pour certains côtoie, ou pire encore, mène
au bonheur pour d'autres, et on résume en disant que
c'est la vie ...
ALINE. Cela reprend aussi ce que j'évoquais,
vous deviez être repartie à ce moment là
; je crois, je sais avec certitude que nous autres greffés
ne passons ensuite pas un jour de notre existence sans penser
à la personne qui ... vit en nous, qui nous a permis
de vivre, de revivre, d'aller plus loin. Malheureusement, car
cela crée une confusion dommageable, une expression du
monde des croyants chrétiens dit à peu près,
me semble-t-il, par "Par sa mort il a donné la vie
au monde", mais dans ... notre cas, on est dans un réel
tangible du quotidien de votre fille, on doit dire par sa mort
elle a donné la vie à un autre.
Il
y a un grand silence, la patronne et Aline dévorent qui
une serviette, qui un mouchoir, Barbara ronge un ongle, le médecin
noue et dénoue les mains.
ALINE,
reprend . Quand on est le receveur, il s'écoule
un temps infini avant que la culpabilité s'efface. Cette
pensée : je suis vivante parce que quelqu'un est mort.
Pourquoi moi, pourquoi lui ou elle ? Et cetera, cela vous tourne
la tête, des jours et des nuits. Il faut longtemps pour
admettre que je ne suis pour rien dans la mort du donneur, qui
répondait à d'autres ... programmes, accident,
hasards, maladies ... volonté d'en finir parfois avec
une existence intolérable, de toutes façons des
drames. Et c'est toute la difficulté, mon programme à
moi était la mort lente, celle de tous les êtres
en attente, les dialysés, les personnes en décompensation
cardiaque, en asphyxie progressive, ou envahis de toxiques que
leur foie, par exemple , ne sait plus éliminer, pour
différentes raisons. Et ce programme-là a rencontré
un hasard, effroyablement douloureux comme l'est une fin de
vie, automatiquement injuste, comme peut l'être celle
d'une personne jeune, belle, heureuse et dynamique, qui n'aurait
jamais, jamais dû mourir... Excusez-moi, Madame, de remuer
ce poignard !...
LA PATRONNE. Du tout, je vais vous dire même,
je me sens ... heureuse, le mot que vous avez employé
pour ma fille, de pouvoir parler de ça, d'évoquer
Diane par ce biais. Je n'en ai quasiment plus l'occasion, mon
mari avait tiré ses volets, abaissé ce rideau,
fermé ses écoutilles et débranché
ses écouteurs, et mes collègues, amis, connaissances,
sont restés derrière moi. Je veux croire d'ailleurs,
parce que cela me semble logique, que certains en auront été
soulagés. Comment aider face à la cruauté
du hasard ? Vous le sous-entendiez, il y a des proches de donneurs
qui vivent grâce au fait que la mort la plus stupide,
la plus révoltante d'injustice, surtout quand vous apprenez
que le chauffard ivre a déjà fini de purger sa
... j'allais dire sa peine, en fait, la seule aura été
pour nous, sa condamnation, et qu'il est tout prêt pour
recommencer ... Un silence qui ressemble à un sanglot
donc il est vrai que parfois cela permet de tenir, savoir que
votre fille vit à travers quelqu'un d'autre, cela projette
une utilité, un destin disons, derrière l'inconcevable.
Mais certains proches réagissent aussi à l'envers,
ils ne parviennent jamais au deuil, parce qu'une partie de l'être
disparu n'est pas réellement perdue, ou peut-être
parce que la trace en est perdue ? Vous savez, comme ces enfants
agités, inconsolables, simplement parce qu'une famille
certes bien intentionnée mais projetant ses craintes
sans se mettre dans l'esprit d'un gamin, les a empêchés
tout naturellement de se rendre au cimetière qu'ils réclamaient
instinctivement de visiter, de toucher du doigt, des yeux, le
nouveau lieu de résidence de leur parent ou proche, juste
pour rendre réel le départ, la perte, la séparation
durable.
ALINE. En tout cas Madame, jamais les greffés
n'auront assez de reconnaissance pour les familles, les parents,
qui ont su, qui ont réussi, qui sont parvenus à
donner leur accord, une oeuvre surhumaine ...
LE MEDECIN. Surtout, excusez-moi de remuer éventuellement
des souvenirs de traumatisme, quand on entend la manière
racontée dont certaines familles se sont vues ... proposer
n'est même pas le terme, adresser la demande de don d'organe.
Il y a, pardonnez-moi Madame, de la barbarie, de la violence,
de l'agression dans certains comportements de confrères,
même si dans le fond c'est sans doute la seule manière
qu'ils ont trouvé de se protéger eux-mêmes.
Mais lorsqu'un quelconque assistant ou responsable, débarque,
un papier à la main, sans regarder personne, en mâchonnant
quelque propos du genre "C'est vous la famille Machin ?
Ouais bon alors il faut faire vite parce qu'on a le transfert
là, ça part tout de suite pour la greffe, bon
où est-ce que vous signez ? Ah oui là en bas,
à qui je donne ça ?" Quand on imagine que
les parents sont au-delà de l'état de choc, sans
aucune préparation, qu'ils ne comprennent ni ne peuvent
entendre les mots qu'on leur assène, on est vraiment
dans la barbarie oui ...
LA PATRONNE, (après un silence).
C'était un tout jeune homme, il était décomposé,
au bord des larmes, et je n'ai eu qu'une envie, celle de le
prendre dans mes bras et de lui dire qu'on lui donnait une tâche
aussi impossible à lui que la nôtre à décider,
à accepter, il a dit merci, merci, il l'a répété
trois fois, comme si un juge d'instruction venait de le dispenser
de toute peine ...
Un
nouveau silence prolongé, puis le médecin, sans
changer vraiment de position, change d'attitude, à la
fois il rentre à l'intérieur de lui-même,
à la fois il dégage une évidente autorité
sereine, une présence extrême.
LE
MEDECIN. Votre vie entière, vous revivez la
première fois. En général vous avez déjà
affronté des situations hallucinantes, le jeune homme
de 22 ans que l'on vous amène, un quart d'heure après
il est mort et vous avez les parents, dans la pièce à
côté, auxquels il va falloir annoncer ... non ce
n'était pas une angine aiguë, non on ne vas pas
pouvoir ... non, ce que je veux vous dire, c'est que déjà
...
Et là, vous êtes un malheureux type de 26 ans,
qui se croit docteur, qui pense savoir des tas de trucs, qui
est bourré de connaissances, que son patron apprécie,
qui impressionne, croit-il, les infirmières et tout à
coup il a à faire face à une tâche impossible.
Rien d'écrit dans les bouquins, rien que les tripes.
La seule qu'il impressionne pas c'est sa copine, celle qui l'aime,
qui lui répète tout le temps, "non Christophe,
tu joues les cow-boys en réa parce que tu as l'impression
de sauver la terre, d'être un fakir, de manier la vie
humaine, tu te déguises en docteur, mais un jour, un
seul, le premier, tu seras en face de la vie réelle,
celle des familles, ce n'est plus le bistouri qui la découpe
mais le couteau du malheur qui la déchiquette en fabriquant,
pour le reste des jours de ces gens là, des lambeaux
d'existence avec lesquels il faudra se débrouiller ...
Et ce jour-là, après être passé de
docteur à soignant au fil des années, tu deviendras
tout à coup homme-médecin, tu auras pigé
à quoi tu sers, Christophe".
Et ce jour-là venait d'arriver. Dans une oreille, le
patron qui disait: tu vas très bien arriver, Christophe,
c'est toi qui va les voir, les convaincre pour l'accord de don
d'organes, et dans l'autre, Sabine, cette fille incroyable qui
avait déjà choisi, elle, la médecine générale,
et, bien au-delà de tout, dans le ventre, cette trouille
insensée, et cette soudaine volonté de me montrer,
à moi d'abord, que j'étais capable, capable d'être
un homme soignant parmi les hommes souffrants ...
Je suis entré dans la chambre.
"C'est complètement injuste, inadmissible, inique,
impensable que Cécile ... meure, elle n'a pas l'âge,
elle est trop belle, rien au monde ne pourra justifier qu'une
fille s'en aille comme ça sans raison, sans motif ...
De toute manière la mort se dispense de raison, elle
gagne et c'est tout, alors peut-être que la seule issue,
la seule survie pour les parents, quand c'est faisable, enfin
je n'en vois pas d'autre, c'est que sa mort ne reste pas qu'une
absurdité totale, c'est qu'elle bénéficie,
qu'elle serve, qu'elle apporte à d'autres le ... sursis,
la survie ...
Le père avait cessé de marcher, et machinalement
je lui ai aussi cramponné la main de l'autre côté.
Je m'en suis tellement voulu après, de ne pas avoir instantanément
compris qu'ils étaient séparés, ces deux-là,
et je me suis dit que ma Sabine elle aurait immédiatement
pigé, rien qu'en entrant.
J'ai continué. "Comme vous le savez il y a des centaines
de gens en attente, leur vie est suspendue, ils ont la malchance
d'avoir des organes défaillants, ce qui n'a rien de juste
non plus comme situation, aussi absurde, pourquoi celui-là,
pourquoi elle ? Alors je vous le répète, je vais
vous demander d'être, oui des héros, comment peut-on
prendre une décision pareille quand on est déjà
terrassé, anéanti, qu'on perd sa raison d'être,
que la vie s'écroule ? je vais vous demander d'accepter
que nous dirigions votre Cécile vers un centre, que l'on
prélève pour un don d'organes, vous connaissez
le principe, et on en a si terriblement besoin ..."
Ils sont restés silencieux un temps infini, je n'osais
demander "Si son père est d'accord ..." et
c'est seulement là que j'ai réalisé l'évidence
de leur séparation. J'ai redémarré à
l'instinct : "Vous allez faire une dernière chose
ensemble, elle est votre construction à tous les deux,
il vous reste ... à ne pas la désunir, c'est votre
accord à tous les deux ..."
Le père s'est brutalement levé, il est reparti
sans se retourner vers la porte, et a demandé avant de
l'atteindre "Oui, à qui doit-on s'adresser, pour
entériner, enfin pour signer ?".
Une heure après j'étais encore assis par terre
dans un vestiaire, la tête dans les mains à chialer
comme un gamin, la surveillante est arrivée, ces femmes-là
nous servent toujours de mère, à l'hôpital,
elle m'a apporté un paquet de kleenex et une tasse, en
me disant "Tiens, bois ça, c'est du thé,
le patron a dit que tu avais été très bien,
que cela ne l'étonnait d'ailleurs pas, il a dit aussi
que tu pouvais partir, pour aujourd'hui ça suffira. Mais
tu sais mon gars, tu te souviendras toute ta vie du premier
jour où tu as eu les deux en face, la mort et la vie,
jusqu'à aujourd'hui tu montais des marches, tu ouvrais
des fenêtres, tu visitais, là maintenant tu as
ouvert la porte une bonne fois, et tu es entré à
l'intérieur. Tu as trouvé un toit, un siège,
et un job.
Tout
le monde paraît pratiquement s'ébrouer, sortir
d'une torpeur généralisée, et la patronne
finit par reprendre la parole.
LA
PATRONNE. Bon, eh bien Monsieur, ou plutôt
Docteur, vous restez prendre le dessert ici avec ces dames,
à moins que cela ne dérange ?
BARBARA. Non, non bien sûr, il y a largement
la place pour tout le monde, y compris vous-même, Madame
...
LA PATRONNE. Il faut peut-être que je la
reprenne, ma place, si vous voulez encore des cafés après,
par exemple!
ALINE. C'est curieux, comme dès qu'un événement
change une ambiance, comme cela, les groupes se soudent, on
voit ça après les urgences, ou même une
panne de métro, un imprévu, la chute d'une personne
âgée que l'on doit hospitaliser ...
BARBARA, (s'adressant particulièrement au médecin).
Cette présence de la mort, si cela ne gêne
personne que l'on s'attarde sur un sujet grave, fait partie
de votre métier, sans cesse ?
LE MEDECIN. On dit beaucoup de choses à
ce propos, par exemple qu'il faut expliquer le choix de cette
profession par le besoin de régler ce problème
de la mort. Tout cela est nécessairement schématique,
j'aurais tendance à dire que cet élément
doit forcément exister, mais aussi que toutes les nuances
de vies très différentes se trouvent. Les médecins
eux-mêmes ont une existence qui leur est personnelle,
propre. Pour tel la mort sera, c'est le cas de le dire une problématique
... vitale parce que ce praticien aura vu mourir un parent,
un ami, avant même de choisir son métier, ou bien
enfant, il aura été confronté à
la maladie d'un proche, à la gravité, à
la menace, à l'urgence. Les décisions ultérieures,
au-delà de l'orientation vers ces études là,
s'établiront si l'on peut schématiser entre la
nécessité de chercher pour guérir, d'agir
pour sauver, de traiter pour lutter, ou d'aider à vivre.
Autrement dit, l'un deviendra chercheur, travaillera en biologie,
en laboratoire, un autre optera pour le Samu, le travail sur
le fil, la chirurgie, une suivante choisira la cancérologie,
les thérapeutiques médicamenteuses, quand une
dernière deviendra psychiatre ou généraliste.
ALINE. Vous établissez de grandes distinctions,
comme s'il s'agissait de métiers différents ?
LE MEDECIN. Ce sont des professions différentes,
tout simplement la nuance fondamentale qu'il y a entre traiter
pour faire vivre, et aider à permettre d'exister, l'approche
n'a rien à voir.
BARBARA. Nous ne nous connaissons pas, et vous
me pardonnerez donc d'être si directe, mais vous avez
une idée de votre propre choix, de votre motivation ?
LE MEDECIN. Oui, pour être aimé,
très simplement. Une énorme partie des médecins,
et des infirmières peut-être davantage, a élu
ces professions pour être aimée et aimer, servir,
se rendre utile au genre humain, pour apporter du réconfort,
une écoute, une chaleur, une aide, ce qui ne signifie
pas que la mort soit éludée. Vous savez, elle
est partout cette mort, essentiellement dans le discours, les
questions, l'approche des gens en clientèle. La personne
qui demande d'emblée "c'est grave" ?, celle
qui décrit avec angoisse des symptômes perçus
comme alarmants, quand une autre recrée, s'approprie
des signes vus, ou entendus chez un proche, un ami, ou lors
d'une émission de télé, que disent ces
gens sinon vais-je mourir bientôt ? Quand un patient nous
demande avec insistance des examens complémentaires,
une prise de sang que nous savons totalement inutiles, nous
aurions presque envie de leur dire "vous savez, la date
de votre mort ne sera jamais inscrite en bas de votre feuille
de résultats, ne compter pas là-dessus comme une
date de péremption, une garantie, une assurance-vie.
Quand une personne commence par "Je me demande si je n'aurais
pas ..." Quand une mère vient vous parler des cas
de méningites entendus à la radio, sans cesse,
en permanence, derrières ces mots, ces questions, ces
doutes, ces demandes, il y a la mort. Ce n'est pas dit, pas
prononcé, mais pour nous, du moins pour ceux d'entre
nous qui veulent bien lire, entendre, regarder, deviner selon
la mimique, les attitudes, les blancs dans le récit,
les allusions, les ratés, les balbutiements, le mouchoir
que l'on cherche subrepticement, le tic de la bouche, le brutal
changement de direction du regard, la question est la même,
toujours : "Vais-je mourir ?" Et sous la gestuelle,
vous savez, cette mèche remise en place quand ce n'est
pas nécessaire, cette gorge raclée inutilement,
ces papiers que l'on ne trouve pas dans le sac, ce manteau que
l'on ouvre, cette frange soudain si gênante devant les
yeux quand elle protégeait admirablement peu avant, nous
lisons la peur, la gêne, l'angoisse, le mal-être,
tout ce qui compte le plus.
BARBARA. A un moment de ma vie, j'ai eu besoin
d'aide, j'ai vécu une solitude, un ... abandon, un départ,
tout ce que vous venez de dire, me rappelle des scènes,
c'est pour cela que je l'évoque. Je me suis rendue dans
le cabinet médical le plus proche, un groupe de praticiens.
C'était une période de vacances, l'un d'eux était
disponible, il était encore remplaçant sur le
point de reprendre une des clientèles du centre. Très
aguerri déjà, et surtout par instinct je suppose,
admirablement psychologue, peut-être aussi son parcours
personnel, son humanisme naturel, un sentiment de confiance,
un sens suraigu de l'observation. Bref, j'ai eu l'impression
qu'un monde nouveau pouvait s'ouvrir, où les symptômes
ne signifiaient pas la maladie, la mort derrière comme
vous dites, mais le malaise, le mal être, le mal de vivre,
la peur, la dépression.Ce médecin m'a suivie très
longtemps, j'ai appris aussi en le connaissant de mieux en mieux
qu'effectivement, comme vous le démontriez, il y a en
gros ceux qui combattent la mort, la maladie, les organiques
si l'on peut utiliser ce mot, et ceux qui privilégient
les êtres, les mécanismes de fonctionnement, l'existence,
le mode de vie.
LE MEDECIN. L'un n'empêchant pas l'autre
d'ailleurs, dans notre métier rien n'est indissociable,
la personne la plus organiquement malade possède un psychisme
qui lui est propre et qui va modifier sa maladie, et la personne
la plus psychologiquement en difficulté, ou en progrès,
ou en cours d'évaluation, sera un jour malade dans son
corps aussi, parce que c'était son heure ...
ALINE. Quand tu dis, ma chère Barbara,
qu'il t'a suivie longtemps, l'inverse me semble avoir été
valable aussi, non ? Vous m'avez l'air d'avoir fait un moment
fortement route ensemble, je crois ?
BARBARA, (un instant gênée ).
Oui, est-ce un risque inhérent à votre profession,
Docteur, que de s'investir à un point tel que la vie
des autres s'imbrique, s'intrique, se noue, devient une part
de la vôtre ?
LE MEDECIN. J'avais un ami que cette question
préoccupait nettement, il réfléchissait
énormément sur son mode d'exercice, nous discutions
des heures. Je partageais beaucoup de ses points de vue, c'était
un type très intériorisé, il a écrit
des pages sur la perception de son rôle, très intéressantes,
je l'avoue. Et puis il avait des élans vers les nécessiteux,
le besoin d'un rôle différent, il partait en mission,
il approchait toujours les êtres le plus dans le besoin,
sa clientèle était, comme pour chacun de nous,
à l'image de sa manière d'être.
BARBARA. Le praticien dont j'évoque le
souvenir avait exactement ce profil, vraisemblablement votre
âge, j'ai ... perdu sa trace un jour. Je n'aurais jamais
su dire si je finissais par lui faire peur en l'envahissant
trop, s'il ne parvenait pas à décider de la suite
de son existence, si trop d'éléments autres le
poursuivaient dans sa vie, j'ai dû m'adapter à
une grande mobilité professionnelle, d'abord dans des
rédactions de province pour la presse régionale,
avant de commencer à partir hors du territoire. Un jour
en repassant à son cabinet, on m'a juste dit qu'il n'exerçait
plus là. Et tout à l'heure, votre nom a réveillé
des réminiscences qui n'étaient pas étrangères
à lui, pas davantage, à mon insistance actuelle
à me raconter avec ... peut-être trop de complaisance
?
Les
deux interlocuteurs se regardent avec une extrême intensité,
comme s'ils exprimaient tous deux une immense crainte, mais
de nature différente. Comme si l'un redoutait que l'autre
ne parle la même personne, quand pour son interlocuteur
c'est l'espoir qui l'emporte.
LE
MEDECIN. Comme je vous l'ai dit, j'ai un nom banal,
d'une part, d'autre part il doit se trouver de nombreux confrères
avec un profil comparable à celui dont je vous ai parlé
...
BARBARA. C'est certain, Docteur, je me dis seulement
que le portrait de cet ... ami présente plus que des
similitudes avec le profil de celui que j'ai pu longtemps ...
admirer, fréquenter, dont l'aide m'a été
si précieuse, et qui a soudain disparu sans suite, sans
traces
LE MEDECIN. Vous savez, Madame, certains de mes
condisciples de la faculté ont totalement changé
d'orientation en cours de route, entrant dans l'industrie pharmaceutique,
ou à la sécurité sociale, ou devenant médecin
du travail, ou même journaliste comme vous ...
BARBARA. Celui auquel je pense aurait davantage
été porté exactement comme vous le suggériez,
vers des postes dans le tiers-monde, vers un investissement
personnel au service des êtres en souffrance que vers
un refuge dans le marketing, le contrôle ou les produits
LE MEDECIN. Je comprends bien, mais ce n'est pas
parce que Pa ...
BARBARA, (criant presque, en même temps que
le médecin). Patrick !!!
Les
deux se regardent, tétanisés, médusés,
et puis lentement Barbara glisse sur le tapis, à son
tour victime d'un vertige confinant au malaise.
Noir sur scène. Fin de l'acte.
ACTE
3