ACTE
TROIS
ACTE
2
Quand
reprend l'acte suivant, les uns et les autres s'affairent autour
de Barbara, la patronne lui apporte un cognac, on l'installe
LA
PATRONNE. Tenez, buvez ça, mais c'est en train
de devenir épidémique, nos malaises, là,
Docteur, si cela continue vous allez être obligé
de rédiger une déclaration obligatoire de maladie
contagieuse !
Le
médecin ne répond pas, il paraît préoccupé,
il entoure Barbara de prévenance et de précaution,
lui prend le pouls.
LE
MEDECIN. Je suis ... désolé, je pressentais
un peu cela moi-aussi, mais c'est une telle coïncidence,
remarquez nous les cumulons ce soir, penser que Patrick reviendrait
parmi nous inopinément, dans un restaurant ...
ALINE. Ça va ma chérie ? Tu m'as fait
peur ... Tu veux encore boire ?
BARBARA. Non, merci, après je vais délirer,
j'ai déjà l'impression d'avoir rencontré
un fantôme, il y a de quoi avoir peur, non ?
Peu
à peu, les protagonistes se sont installés en carré
autour de la table. Ce qui a une importance, particulièrement
pour la mise en scène, car progressivement leur dialogue
va fonctionner comme une partie de tennis en double, d'un côté
de la table vers l'autre, et retour, mais parfois aussi en diagonale.
Il serait possible d'accentuer cet effet par le rythme des "coups",
des échanges, et la position des corps, chacun donnant
l'impression de se rapprocher en parlant, par exemple ...
Le médecin et Aline se font face, Barbara qui est assise
à côté du Docteur Delaporte se trouve opposée
à la patronne, qui côtoie Aline.
LA
PATRONNE, (vers Barbara). Vous vous sentez un
peu remontée ? C'est une soirée pleine d'émotions,
non ? Des tas de personnages semblent réapparaître,
et plutôt fondamentaux pour la vie de chacun de nous. Apparemment,
vous l'avez plus que bien connu, ce ... Patrick ?
Barbara
se contente de hocher la tête en approuvant, car elle boit.
LE
MEDECIN, (vers Aline). Patrick, c'est incroyable,
vraiment, si j'avais pu m'attendre à le voir surgir, ou
même à parler de lui ! Remarquez, c'est avec plaisir,
un type si attachant et étonnant à la fois.
BARBARA,
(vers la patronne) . Oui, bien sûr, cela commence
à se situer dans un temps un peu lointain, mais c'est comme
s'il était assis là entre nous ... Un garçon
si émouvant, Patrick, quasiment envoûtant
LE MEDECIN, (poursuivant vers Aline). J'ai
travaillé un long moment avec lui. Parfois plus impressionnant
qu'émouvant seulement, charmant, étonnant, intéressant
au possible, enthousiaste un jour et tellement vulnérable
le lendemain
ALINE, (en diagonale pour Barbara). Vulnérable,
c'est un peu un terme qui ressort de ce que tu disais avant, en
décrivant son évolution ?
BARBARA, (vers la patronne, en face). Il
était jeune quand je l'ai rencontré, connu, forcément
un peu fragile, mais je dirais déjà si calme, si
sûr, et passionné.
LA PATRONNE, (en diagonale vers le médecin).
Vous diriez cela aussi, calme et sûr ?
LE MEDECIN, (retour en diagonale vers la patronne).
Secret, presque, ou plutôt, je me suis toujours demandé
si ce calme était une réflexion plus intense que
celle du commun, ou une inquiétude qu'il maîtrisait
en l'intériorisant.
LA PATRONNE, (en face, vers Barbara). Il
y a parfois une simple nuance entre deux comportements qui, vus
de l'extérieur, seront assimilés sous un même
aspect, entre un inquiet qui se contrôle pour ne pas le
montrer, et un serein qui échappe à la crainte ...
BARBARA, (en diagonale vers Aline). Ça
m'étonne que je ne t'en aie pas davantage parlé,
Aline, tu dois en garder d'autres souvenirs ?
ALINE, (en face pour le médecin).
Il y a eu une époque où les reportages de Barbara,
du moins ceux à mon intention, étaient sur le sujet
Patrick, c'est tout vous dire, avec un verbe qui confinait au
verbiage et un complément d'objet très direct qui
visait droit au but.
BARBARA, (en diagonale de retour vers Aline).
Dis tout de suite que je t'assommais ? (en souriant)
ALINE, (retour en diagonale vers Barbara).
Non, j'avais tout simplement ma traduction à moi, mon lexique,
quand tu disais: il m'aide beaucoup, je traduisais: il m'aime
beaucoup, quand tu prévenais: "Je vais le voir",
je transcrivais: "Je vais l'avoir", si tu affirmais:
je l'apprécie tellement je comprenais: je l'adore, et si
tu m'avertissais qu'il devait s'absenter quelque temps, je déduisais
que tu allais dépérir un bon moment ...
BARBARA, (avec un sourire intérieur,
et comme si elle ne s'exprimait que pour elle). C'est
terrible parfois de constater que les autres lisent en vous toutes
les pages ligne par ligne, avec les images pour illustrer, quand
vous-même, vous en êtes à tenter de déchiffrer
les têtes de chapitres, et à reconstituer la table
des matières ...
LE MEDECIN, (lui aussi pour personne en particulier).
Et il y avait matière ... C'était parfois
un véritable acteur, un as du changement de décor,
du changement de vitesse, il tirait des bords, lofait, puis il
prenait une trajectoire plus tendue, tout à coup, il paraissait
monter au filet, et vous étiez dépassé par
une volée, vous aviez presque du mal à suivre ...
BARBARA, (en diagonale pour le médecin).
Vous aviez forcément souvenir de ce bouquin dans
lequel il expliquait sa conception, on pourrait dire sa conviction
plutôt, de son métier, un métier d'acteur
justement. Il disait dans un seul décor, correct ou minable
peu importe, vous avez deux acteurs ou plus, si le patient n'est
pas seul. Les acteurs jouent bien ou mal, parfois trop bien, autant
le médecin que le patient, ils tentent de convaincre jusqu'à
l'excès, ou ils voudraient dissimuler l'évidence,
mais bref ils jouent. Le seul point fondamental est qu'ils n'ont
pas de texte, mais qu'à la fin de l'acte qu'ils auront
joué il faudra savoir quel était le titre de la
pièce ! Et il étayait en donnant des exemples, vous
avez l'homme qui joue tellement bien la mort que vous avez toutes
les peines du monde à vous persuader que le vrai titre
est la maladie, ou cette mère qui joue tellement l'enfant
que vous finirez par être tenté de vous adresser
uniquement à l'enfant qui l'accompagne, parce que lui est
très adulte. Ou encore cette jeune fille dont les lèvres
sont sourire d'actrice, mais dont les paupières réfugiées
derrière les cheveux vont accueillir les larmes d'ici quelques
secondes, ou le flambeur qui vous interprète sur tous les
tons la frigidité de sa femme quand le chapitre en cours
s'intitule l'impuissance ... C'était un acteur, mais pour
lequel le mot acte signifiait lucidité, vérité,
acuité de l'observation, contrôle et limites en forme
de garde-fous ...
LE MEDECIN, (vers Barbara en diagonale, mais avec une
quasi véhémence). Faute !
Tout
le monde se regarde, les participants sont interloqués.
Le médecin reprend.
LE
MEDECIN. Oui, ne me regardez pas comme ça, c'est
bien ce que l'on dit quand on a tapé un coup hors limites,
au tennis, et là on a l'impression de jouer en double,
mais je crois que vous êtes allée trop loin ma chère,
(vers Barbara en diagonale). Il y a des fois où
il jouait sans filet, quand vous dites garde-fous plusieurs fois
je lui disais de ne pas aller là où il n'avait plus
pied, il y a des fois où il n'assurait plus sa sécurité.
LA PATRONNE, (qui était restée silencieuse
un moment, vers le médecin). Qu'est-ce que vous
entendez par là ?
LE MEDECIN, (en retour en diagonale). Je
veux dire que, dans notre profession, il arrive souvent que, si
vous n'êtes pas, vous le praticien, en possession des bons
outils, une formation adaptée par exemple, si vous n'êtes
pas à l'aise avec le sujet, vous savez, vous avez des confrères
qui n'aiment pas la dépression, le psychisme, d'autres
qui s'y sentent parfaitement bien, vous pouvez avoir horreur de
la sexologie, ne rien connaître à la dermato, avoir
peur dès qu'il s'agit du coeur, vous voyez ce que je veux
dire, et puis enfin si vous sentez que vous projetez quelque chose
de vous-même qui n'est pas compatible avec une neutralité,
il vaudra mieux déléguer chez quelqu'un d'autre.
Et quelque fois Patrick était trop perfectionniste, ou
seulement trop scrupuleux pour donner l'impression d'abdiquer
...
ALINE, (en face pour le médecin).
Mais vous ne pouvez de toute manière jamais aimer tout
le monde, surtout dans un métier relationnel, psychologique
?
LE MEDECIN, (en retour en face). Absolument
d'accord, d'ailleurs si vous êtes attentifs, et en tentant
d'être lucide et objectif, vous constatez souvent que ce
que vous ne supportez pas bien chez quelqu'un, représente
souvent une part de vous qui ne vous plaît pas, et la voir
exposée devant vous par un autre acteur est insupportable,
ou bien alors le jeu de cet intervenant, acteur temporaire de
votre vie, est intolérable. Si un patient, pour déjouer
inconsciemment ce qu'il ressent de votre pouvoir, que ce soit
un pouvoir du savoir qu'il vous attribue (peut-être à
tort) ou celui d'une décision qu'il ne veut pas prendre
et encore moins vous laisser prendre, se met à ressembler
à votre père, par exemple, ou bien alors s'immisce
dans un registre qui fausse la relation, vous ne supportez plus.
Une simple illustration, j'essayais étant encore jeune
médecin, de persuader un patient de ne pas effectuer d'examens
inutiles, mais de réaliser ce qui, dans sa vie, le menait
à fabriquer des symptômes, et quand il se trouvait
en difficulté, il m'annonçait tout à trac
et hors sujet "Tiens au fait j'ai rencontre votre mère
au marché, elle a l'air en forme". Inconsciemment
ou non, il se remettait dans le clan des parents pour reprendre
le pouvoir.
LA PATRONNE, (vers le médecin,
en diagonale). Est-ce que tous les médecins
réfléchissent autant que vous semblez le faire sur
leurs actes, leur comportement, leurs relations, leur image, leur
rôle ?
LE MEDECIN, (en retour vers la patronne en diagonale).
En tout cas Patrick, oui, je peux vous l'affirmer, mais
pas seulement sur SON comportement, il pouvait réfléchir
sur la mort pendant longtemps, il était attiré ou
fasciné, je ne saurais dire, angoissé et fragile,
qui voulait partir ...
BARBARA, (pour la patronne, en face). Animé,
ou bouleversé par la vie, comment expliquer mieux, mû
par un élan, un mouvement...
ALINE, (en face pour le médecin).
Partir, vous voulez dire comme une évasion, ou disparaître,
une évanescence ?
LE MEDECIN, (en retour en face). Il y a des
fois où cela doit revenir au même, il trouvait sans
doute les deux dans l'humanitaire, une sorte d'émissaire
...
BARBARA, (pour la patronne, en face). Les
gens l'attiraient, les êtres à connaître, les
personnes, c'était son élan dans l'humanisme, une
espèce de missionnaire.
LA PATRONNE, (vers Barbara, en face). En
ce qui vous concerne, l'élan était réciproque,
semble-t-il, il vous fascinait et vous subjuguait, vous l'attiriez
et le valorisiez ?
Barbara
se trouble un peu, boit, fait mine de chercher sa serviette.
LE
MEDECIN, (vers la patronne, en diagonale, comme s'il venait
au secours de Barbara). En fait, je me suis toujours
demandé si, à force de prendre la vie des autres
en charge, il ne parvenait pas à oublier la sienne, j'irais
même plus loin à négliger la sienne.
LA PATRONNE, (vers Barbara, empressée et compatissante).
Pardonnez-moi, je n'avais pas une seconde l'intention de
vous troubler, ce n'était que curiosité et intérêt,
absolument pas un jugement ou une indiscrétion, je m'en
veux de...
BARBARA, (vers la patronne, en face, et avec un sourire
un peu forcé, craintif). Ne vous en faites pas,
vous n'avez rien dit d'offensant, loin de là. Non, Patrick
a été là quand j'en ai eu besoin, et il a
pris ma vie (elle sourit en faisant le geste de s'entourer
le thorax) à bras le corps si je peux l'exprimer ainsi,
vous savez comme disait le docteur, c'était le genre d'homme
à mettre la vie des autres à la place de la sienne,
et ensuite lorsqu'il m'a ... quand nous nous sommes mieux connus,
j'ai eu le sentiment parfois de lui servir, moi aussi, à
quelque chose quand il doutait, quand il s'interrogeait ...
LE
MEDECIN, (en direction de la patronne, en diagonale, mais
autant pour lui). Patrick, c'était l'incertitude,
l'évasion oui, parce que je préfère ce terme
à celui de fuite, en réalité il faisait terriblement
face à certaines choses, ou à certaines personnes,
et puis seulement (il sourit) ... préface en quelque
sorte dans d'autre cas, comme lorsqu'on présente, on met
en route et on laisse quelqu'un d'autre écrire l'histoire,
raconter. Il écrivait dramatiquement la préface
seule pour tant de situations. Et il était pourtant appliqué,
méticuleux, organisé , presque obsessionnel, il
accomplissait tout avec méthode, tout, même...
Le
médecin balaie l'atmosphère de sa main, suspend
son geste et son récit, semble ému, plus même,
bouleversé soudain, s'arrête.
Barbara, qui ne lui fait pas face, reprend, tandis qu'Aline, opposée
à lui, a perçu sa réaction.
BARBARA,
(vers la patronne). Quand on connaissait Patrick,
on entrait dans la confiance, la ... une qualité de fusion,
l'impression qu'il était capable de voir à travers
vous, avec une immense délicatesse, et une manière
de reconstruire les autres. (Elle reste silencieuse un instant).
Au fil du temps, vous réalisiez qu'il avait mis un toit
pour vous protéger, qu'il montait des murs pour vous replacer
dans un lieu avec des repères, une architecture, j'aime
cette comparaison, et ces ouvertures vers l'intérieur et
l'extérieur... Je réalisais que les fenêtres
de ses yeux à lui ne voyaient pas les mêmes spectacles,
les mêmes situations que pour nous, les cheminées
et les soupiraux ne laissaient pas parvenir les mêmes sons,
et sa porte acceptait de laisser entrer tout, mais quand elle
s'ouvrait à l'envers, sur lui, apparaissaient des jours
à musique, à lumières et à odeurs,
et puis des jours d'ombre et de silence, où ne transpirait
qu'une seule envie, partir ...
Un
silence assez prolongé s'installe. C'est Aline qui le rompt
la première.
ALINE.
Tiens, la partie est finie ?
LE MEDECIN, (se forçant à l'entrain et
au sourire). Qui était au service, déjà
?
LA PATRONNE. Théoriquement, le service ici,
c'est moi, je devrais peut-être bien m'y mettre de nouveau,
d'ailleurs, le temps passe si vite à égrener, je
vais m'occuper des cafés ...
LE MEDECIN, (pour lui-même). Il l'était
lui, au service, sans doute trop souvent.
LA PATRONNE, (se rasseyant). N'y voyez de
nouveau ni malice, ni maldonne, Madame, mais cet homme-là
avait-il une vie, en dehors de son métier, enfin pour être
directe, avait-il eu une vie privée, une ou des déceptions,
une compagne à un moment ?
C'est
le médecin qui répond après un long moment
de réflexion.
LE
MEDECIN. Pour l'avoir connu très tôt je
dirais qu'il a d'abord eu une mère ... Elle était
seule depuis longtemps et il l'a vénérée
de lui autoriser ses longues études, elle l'aurait vraisemblablement
préféré curé que médecin, mais
paraissait finir par penser que c'était la même chose.
Je me suis, des années durant, demandé comment il
parviendrait à lui amener une fille, comment il oserait
présenter à sa mère celle qui la déposséderait
forcément de lui ... Quand il était quasiment en
fin d'études, Patrick est arrivé un jour, je ne
dirais pas rayonnant parce que sa pudeur limitait l'éclat,
mais tout de même éclatant, il tenait par la main
une fille incroyablement jolie, fine, longue, très brune
et très mate, je n'aurais su dire de prime abord si elle
était eurasienne ou indienne, en fait elle présentait
un métissage très complexe, entre une mère
sri-lankaise et un père réunionnais. Patrick a été
transformé, deux ans d'affilée dirais-je. Je ne
le voyais plus si régulièrement, chacun de nous
étant occupé de son installation, avec d'abord le
service militaire, en coopération tous les deux. Lorsque
j'ai revu Patrick plus tard, il était seul, toujours si
attentif aux autres mais portant une douleur manifeste, une blessure,
même une meurtrissure parce que dans ce mot-là il
y a meurtre, je l'ai réalisé bien plus tard.
Le
médecin s'arrête quelques instants pour boire.
Je
n'ai osé interroger Patrick que bien après, après
d'infinies précautions. Il m'a répondu que cela
l'avait étonné que je ne pose pas de questions.
Il a commencé en disant "ma mère" ...
sans aller plus loin, et j'ai dû lui arracher la confidence.
Sa mère quoi ? Elle n'avait pas voulu de Farah ? Il a juste
hoché la tête. J'ai insisté : parce qu'elle
était métisse ? Il a répondu que c'était
un premier problème, mais l'essentiel était ailleurs
... En fait, la trop belle Farah avait été violée
dans un train deux ans avant, et elle avait un enfant de cet acte,
Patrick était d'accord pour tout, il l'aimait et il aimait
déjà infiniment l'enfant. Il espérait qu'en
touchant cet enfant un jour la mère laisserait fondre ses
résistances. Mais la mère a ... préféré
mourir, si je peux exprimer cela aussi crûment, d'autres
diraient cruellement. Et je pense que Patrick n'a jamais pu, su,
ou voulu trahir la volonté de sa mère après
son décès.
LA PATRONNE, (en diagonale pour le médecin).
Mais c'est abominable, tout cela, et vous savez ce qu'est
devenue la jeune femme ?
LE MEDECIN, (presque méditatif). Plus
jamais je n'en ai entendu parler. Est-elle retournée dans
sa famille ? A-t-elle compris au bout d'un moment qu'elle n'avait
aucun espoir ? S'est-elle tapie dans l'ombre, ou bien a-t-elle
disparue en ne laissant qu'une trace indélébile
dans le coeur de Patrick, une de ces meurtrissures qui ne parviennent
jamais à cicatriser, et que rouvre tout événement
de la vie ?
BARBARA,
(elle aussi dans le vague). Il n'a en tout cas jamais
fait la moindre allusion auprès de moi à cet épisode,
j'ignorais tout, mais je comprends son extrême difficulté
à parler de lui, personnellement, à se découvrir
... Je dois dire que j'avais fini par espérer que nos ...
existences se rapprochent autrement, il m'était devenu
... indispensable, mais lui ne savait parler de lui qu'avec ses
yeux, son sourire, il avait un regard qui me caressait, oui, tendrement,
un sourire qui me happait, m'aspirait, m'embrassait, mais ses
mains n'y parvenaient pas, ses lèvres non plus. Je le pensais
... professionnel, donc tenu à la réserve, et puis
très pudique, par moment, je transformais quand cela ...
m'agaçait, ou me désespérait un peu, réservé
en inhibé, pudique en timoré. Je furetais pour découvrir
une photo de femme ou d'enfants quelque part, car à la
longue il avait dévoilé au moins ses locaux, nous
sortions dîner ensemble, mais il ne montrait aucune entaille
à sa surface, et pourtant apparemment il s'agissait carrément
de coups de poignard. En réalité votre explication
m'éclaire sur des quantités d'attitudes, je me disais
parfois "Ce n'est pas possible, ce garçon est si mal
à l'aise avec les femmes", en dehors de son écran,
ou écrin peut-être, protecteur de sa profession,
où il restera perpétuellement au bord, extatique
mais inefficace, ou bien "Il va déchirer un jour mon
tailleur sur les marches de la cave en me tirant par les cheveux".
Je comprends, je suis certaine qu'il existait un terrible fond
de violence, un terrible traumatisme, au tréfonds de lui.
On accuse chaque fois la mère, et c'est si souvent vrai,
je n'ai qu'une faible expérience mais être mère
doit s'avérer le plus difficile des métiers ...
(regardant soudain en face d'elle la patronne, qui baisse la
tête). Oh ! excusez-moi Madame, je suis horriblement
maladroite
LA PATRONNE. Pas du tout, je me demandais bien sûr
s'il est plus difficile car vous avez raison, c'est une tâche
extrêmement délicate, d'être mère, donc,
avec un jeune à élever, un chemin à lui montrer,
une personnalité à laisser s'épanouir, ou
de l'être forcément à vie en n'ayant plus
que ... la mort pour enfant.
Le
silence qui suit est assez consterné.
LE
MEDECIN, (en diagonale pour la patronne). C'est
absolument étrange, ce que vous venez de dire, Madame,
et je respecte intégralement votre ... douleur, voyez-vous,
j'aurais été tenté d'appliquer la même
formule à notre ami Patrick, lui aussi avait la mort pour
enfant ...
ALINE, (en face vers le médecin).
Qu'entendez-vous par là, j'ai du mal à vous suivre
?
LE
MEDECIN. Je veux dire, si j'essaie de décortiquer
ce qui m'a poussé spontanément vers cette comparaison,
que ce garçon élevait la mort, il l'éduquait
en tentant de lui donner, ça serait son plan professionnel,
un bon comportement, entre guillemets, comme on ... polirait le
contact entre les patients et cette mort qu'ils rencontreront,
et puis il l'élevait littéralement en lui, comme
on ... excusez-moi si vous me trouvez horrible, comme on nourrirait
un poisson rouge.
LA PATRONNE. Sa ... cette façon de partir,
de s'évader, de disparaître parfois, en mission,
ou sans donner signe de vie, c'était une manière
de mourir à une vie qui ne lui convenait pas ?
LE MEDECIN. En grande partie je pense, oui. Vous
savez, dans l'idée de s'échapper, à moi il
échappait aussi, je me posais fréquemment la même
question : qui, ou que cherche-t-il, vraiment ? Il avait des soirs
... roses, où il décrivait sa vie comme on ouvre
une armoire, sur des étagères de confitures et de
fleurs séchées, du linge ancien encore amidonné,
de vieux albums, et puis des matins ... bleus ou noirs, je ne
sais pas, où il refermait ses placards sur de vieux cadres
sans photos, des pendules dépourvues d'aiguille, et des
coussins défraîchis dont le rembourrage s'effiloche,
quand ce n'était pas franchement des gravats qu'il évoquait,
ruines de fondations détruites.
ALINE. On a l'impression de la connaître maintenant,
c'est probablement faux, jusqu'ici je n'avais eu que la trame
d'un dessin, par Barbara, qui le parait de pastel ou de sanguine
ou de fusain, selon l'humeur de ses rencontres lorsqu'elle les
évoquait, mais vous avez petit à petit ajouté
les couleurs, et vous le peignez tantôt à l'aquarelle
comme si le ton allait s'en dissoudre, tantôt au couteau
dans une pâte épaisse, odorante, et à laquelle
on donnerait volontiers l'aspect du goudron, la teinte du sang,
ou la pulvérulence de la terre de Sienne brûlée
...
LA PATRONNE, (à la cantonade). Ce
sont les circonstances, ou vous vous exprimez tous toujours avec
ce vocabulaire poétique ? ou alors c'est une manière
de recouvrir la mort d'un drap supportable parce qu'on y a dessiné
des motifs et brodé des festons ? Parce qu'à bien
réfléchir, nous aurons passé la soirée
dans la mort, ce qui ne me dérange pas, j'y passe ma vie,
comme apparemment cet ami, vous docteur, vous y accomplissez votre
travail, et vous madame (vers Aline), vous la portez pour
le restant de vos jours avec l'organe de votre donneur décédé.
ALINE. Et comme je vous l'ai dit j'en suis perpétuellement
consciente et reconnaissante... Non, moi ce qui m'interroge, c'est
d'imaginer lequel de ses portraits, à cet homme, serait
exact ? Le portrait de l'absent, par son ami le docteur, son ...
amie de coeur et d'esprit Barbara, par sa mère si elle
le pouvait encore, par cette jeune femme Farah, là où
elle se trouve, par ses patients, ses collègues, ses lecteurs,
les intervenants des organismes non gouvernementaux auxquels il
a affaire ? Qui est le vrai Patrick ?
Tous
demeurent sans réponse, mais Barbara semble dérangée,
agitée, nerveuse.
BARBARA.
Je vais plutôt demander où ? Vous avez, Docteur,
des images qui lui conviennent merveilleusement : poétiques,
romantiques, et en même temps douloureuses quand elles décrivent
un tel vide. Vous avez dû admirablement le connaître,
je constate qu'à moi le manque des pages entières,
ces pages blanches que l'on nomme de garde, comme prends garde!,
ou celles de la fin pour y prendre des notes, comme si on risquait
un jour de l'oublier, cet homme. En fin de compte (elle se
fait hésitante) maintenant que nous sommes en route,
que nous avons même grandement avancé, il va bien
falloir l'accompagner jusqu'au bout ? Car il y a un bout, non
? Moi, quand j'ai voulu le revoir, il se trouvait, je suppose,
quelque part en mission humanitaire, ensuite moi je me suis trouvée
à l'étranger aussi. Mais pour vous, ces "quelque
part" successifs ont bien dû finir par occuper d'autres
lieux, d'autres images, des espaces avec des éclairages,
des teintes différentes ? J'imagine un peu sa vie comme
ces vitraux, vous savez, tant que la lumière du soleil
les traverse, l'aspect est beau, éclatant, séduisant,
victorieux, descriptif, et puis, dès que la grisaille s'en
saisit en gagnant l'extérieur, ils ne deviennent plus que
verre trouble sans motif, avec moins de vie même qu'une
fenêtre banale, et l'histoire qu'ils racontent est ... morte.
Le
médecin paraît abattu, et prend tout son temps pour
répondre.
LE
MEDECIN. Votre résumé est parfait, Madame,
je crois qu'effectivement Patrick était un vitrail, comme
d'autres transparents ne sont que vitrines, ils exposent sans
raconter ni illuminer. D'autres enfin sont des glaces sans tain,
ils réfléchissent en miroir et voient sans laisser
deviner. j'ai été contacté, il y a ... quatre
ans voyez-vous, Patrick n'avait laissé de lettre qu'à
mon intention, disant très poétiquement, en gros,
qu'après avoir suivi une étoile, admiré des
kaléidoscopes, cherché des réponses à
ses questions intarissables, il stoppait ses investigations sur
le genre humain, sans en avoir percé le mystère.
Barbara
est d'abord pâle, puis d'une couleur de cendre, elle tremble.
BARBARA.
Mais, vous voulez dire ...
LE MEDECIN, (rapidement comme pour couper court, ou
en avoir le courage). Patrick s'est ... suicidé,
le 29 février, il y a quatre ans, oui exactement. C'est
un peu ce qui m'a poussé à ... sortir ce soir, aucune
envie de dîner chez moi.
Aline
devient plus pâle, et paraît brutalement agitée.
ALINE.
Pardonnez-moi, je vais aller au bout de l'indiscrétion,
mais surtout jusqu'à l'extrême, l'extrême accomplissement
de mon doute. Docteur, si vous voulez, ou si vous pouvez répondre,
tout simplement ? Votre ami Patrick avait-il laissé d'autres
instructions ? A-t-il, enfin, pourrait-il à votre avis
avoir été dirigé à temps vers un service
de dons d'organes ? Était-ce envisageable ?
LE MEDECIN. Mais non seulement cela a été
envisageable, mais c'est précisément ce qui a été
réalisé, Madame, le coeur de mon, de notre ami,
a été prélevé ce jour là et
greffé à quelqu'un, en effet, cela répond-il
à votre quest .....
Mais
Aline est déjà en train de s'effondrer sur sa chaise,
en proie à une trop grande émotion, et la patronne
l'aide juste à temps à ne pas tomber de son siège.
Noir sur la scène. Fin de l'acte.
ACTE
4