BISSEXTILE
Dr Jacques Blais
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ACTE QUATRE

ACTE 3

Quand l'action reprend, les trois protagonistes entourent Aline, la victime, son amie Barbara s'occupe particulièrement d'elle pour la réconforter et tenter de comprendre ce qui lui est arrivé.

BARBARA. — Je commence à partager l'avis de Madame, il y a quelque chose de contagieux dans ces espèces de malaises en série ... Vous avez glissé un fluide dans votre repas, Madame ? (vers la patronne, mais en souriant largement)
LA PATRONNE. — Depuis le temps que je vous promets du café, il va s'avérer plus qu'indispensable ...
BARBARA, (vers Aline). — Tu prends des médicaments, que peux-tu avaler pour te remettre, café, du thé, pas d'alcool en tout cas ?
ALINE. — Non, non, cela va passer tout seul, excusez-moi tous. Mais cela a été terrible, alors que toi surtout, ma chérie, tu devais sombrer dans une émotion violente, moi j'ai soudain éprouvé un véritable vertige. Figure-toi qu'après avoir plus ou moins envisagé d'être ... la fille, non pardonnez-moi, d'avoir été une sorte de ... prolongement de la fille de Madame, je ne sais comment exprimer cela, mais j'ai pu être sa bénéficiaire, c'est ce que je veux dire, et tout à coup je réalise que mon donneur aurait tout aussi bien être ton ... ami de coeur, Barbara, l'ami de Monsieur aussi, Patrick !
BARBARA ET LA PATRONNE, ensemble. — C'est incroyable!

Les deux amies s'étreignent affectueusement, Barbara embrasse Aline qui, la première, donne l'impression de vouloir changer l'atmosphère.

ALINE. — Dis-moi, je me trompe ou tu portes toujours le même parfum ?
BARBARA. — Absolument : Somnambule, de chez mon italien favori, tu vois, je n'ai pas changé, je demeure fidèle à des tas de souvenirs.
ALINE. — Cadeau ?
BARBARA, (souriante). — Exact
ALINE. — Romuald ... euh, comment, Goïgoetchea, c'est ça ?
BARBARA. — Mon canadien est délicieux et plein d'attention, mais à part le sirop d'érable en bouteille, je ne vois pas ce qu'il pourrait connaître, non, je te le donne en mille !

La patronne s'éclipse pour aller faire les cafés.

ALINE. — Langue au chat, vas-y je t'écoute!
BARBARA. — Mon fils !
ALINE. — Ce n'est pas possible, tu l'as revu alors ? Mais d'où sortait-il cette fois, de prison, d'une pochette-surprise, d'un avion, du chapeau d'un magicien, d'une mauvaise grippe ou d'un mauvais pas ?
BARBARA. — Et ... mauvaise langue, tu connais ? Non, beaucoup plus simple, d'un train, et avec, tiens toi bien, des fleurs à la main. Qui plus est, des pois de senteur, délicieux, évidemment le malheureux Martin, que pouvait-il connaître aux pois de senteur, il ne devait même pas savoir que cela existait. Mais on ne vas pas demander la lune, j'adore les pois de senteur. Pauvre petit garçon, enfin d'un mètre quatre vingt cinq malgré tout, son bagage minuscule paraissait encore plus petit, visiblement il n'avait aucune intention de revenir s'installer ...
ALINE. — Et alors, donne-moi des nouvelles, que devient-il, que fait-il dans la vie ?
BARBARA. — Cela ne change pas, il bricole, il vivote, il m'a annoncé qu'il s'était mis au tennis ?
ALINE. — Mon dieu, lui, tu as bien dit au tennis ? Mais je le voyais davantage s'occuper de la quéquette de son petit ami que de sa raquette à grand tamis ! Oh ! Excuse-moi, ça m'a échappé ...
BARBARA, (riant). — Il n'y a pas de mal, mais d'abord qu'est-ce que tu peux bien connaître en raquettes, toi, tu peux me dire ?
ALINE. — Oui, je me rappelle bien, c'était vers Borg et Mc Enroe, les joueurs commençaient à utiliser des raquettes de surface plus grande, pour ...
BARBARA. — Mais réactualise, ma chère, ils ne jouent plus tous ces gars là, ils commentent à la télé, à la rigueur ! Et puis ton allusion à son ami Joël, il est absolument charmant, Joël, et parfaitement bien élevé.
ALINE. — Ben oui, les pois de senteur ...
BARBARA. — Oh ! je n'y avais pas pensé, mais tu as raison, sans casser la baraque de mon Martin, c'est l'autre, Joël, qui devait connaître cette marque, enfin non, on ne dit pas comme ça pour des fleurs, cette espèce là ...
ALINE. — Et c'est tout, un bouquet, une raquette dans un sac, et puis rien d'autre, il est reparti comme il est venu, vers de nouvelles aventures ?
BARBARA. — Non, tu ne sais pas le plus étonnant ? Je crois qu'il a ou qu'il va travailler avec Roland !
ALINE. — Mon ...
BARBARA. — Oui, ton ... ton fugitif, que ta greffe a affolé, en lui remettant une femme neuve entre les pattes quand il commençait juste à creuser ton trou ...
ALINE. — Non, Barbara, tu es horrible, j'ai dit que je pouvais même le comprendre.
BARBARA. — Excuse-moi, mais il travaillait dans quoi, au juste, ton ex ?
ALINE, (qui semble sourire d'avance, comme pour un bon mot). — Tiens-toi bien, ce n'est pas un gag même si cela y ressemble : dans la presse du coeur !

BARBARA. — Mais tu t'étonnes après ça qu'il s'évade, il se bagarre tous les jours avec les coeurs de laitue, les palpitations des midinettes, la tachycardie du trémolo, les destins tragiques des stars et des princesses, l'arrivée inopinée des fées, des princes-héros dans les forteresses, et des porte-éros dans les pince-fesse ...
ALINE. — Ça y est, te voilà redevenue journaliste !
BARBARA. — Mais ce n'est pas une revue, de presse ! Avoue simplement que pour un spécialiste des coeurs à prendre sur petites annonces, tomber sur un coeur à greffer, celui de sa femme, ce n'est pas banal, non ?
ALINE. — Sûrement, oui, mais alors qu'est-ce que ton Martin irait faire là-dedans ?
BARBARA. — Dans les coeurs perdus et les relations ou plus, si affinités ? Je ne sais pas, des semis, du jardinage, des plantations, ou alors du tri, du codage, rédiger des réponses, non mais ne pense pas de mal comme ça de mon fiston, il sait lui aussi faire des photocopies et rapporter des cafés, il a pratiqué les boulots d'été, crois-le !
ALINE. — Mais, il ne t'a rien dit, Ro ... Roland ne lui a rien demandé, pas d'allusion, il n'a pas tourné autour ?
BARBARA. — Ne vas rien imaginer, c'est Martin qui a reconnu Roland et qui se rappelait vaguement, pas l'inverse, et comme je ne porte pas le même nom que mon fils, même ça ne pouvait pas aiguiller ton bonhomme, si toutefois il gardait le moindre souvenir de moi
ALINE. — Il connaît ... Goï ... goetchea, ton Martin ?
BARBARA. — Non, il n'a jamais mis les pieds au Canada ........ ni par hasard au Pakistan, aux Philippines ou en Australie. Maintenant il le connaît au moins en photo, parce qu'il en a vu une à la maison, d'ailleurs il m'a amusée, parce qu'au lieu de demander c'est qui, il m'a demandé c'est où ? Je ne sais pas si c'est de la déformation professionnelle par filiation, de l'intuition ou de la logique, mais j'ai trouvé cela marrant.
ALINE. — Et tu as fourni une réponde appropriée ?
BARBARA. — J'avais le choix entre plusieurs pays, ou entre plusieurs explications, un résumé géographique et psycho-socio-culturel, ou une photocopie de passeport, alors j'ai répondu "C'est au jardin, tu vois les fleurs ?" et il a ri un peu trop fort ...
ALINE. — Et ... tu pars visiter quel jardin, maintenant, tu disais ?
BARBARA. — Kamtchatka
ALINE. — Je m'en veux d'insister, mais c'est où, ce truc là, pardon de te reposer la question de Martin ?
BARBARA. — Tout au fond à droite, comme les toilettes, d'ailleurs ça y ressemble un peu comme dépotoir à carcasses de vieux rafiots de l'armée russe, tu sais j'y suis allée, en fait tu vas tout au bout à l'est, après la Sibérie et tout ça, et puis tu t'arrêtes juste avant de refaire le tour à l'envers par l'Alaska et le Canada, tu te rappelles le Détroit de Béring, en géographie, c'est juste avant. Là tu atterris sur une sorte d'appendice suppurant de volcans, comme un panaris si on veut, qui pendouille dans l'océan Pacifique, et puis la mer d'Okhootsk à l'ouest en guise de bain d'Héxomédine ou de Dakin, ça la mer d'Okhotsk, c'est une question du jeu des mille francs, ne l'oublie plus jamais si un jour tu étais candidate, et puis ... voilà tu y es.
ALINE. — Et alors on y fait quoi, là-bas ?
BARBARA. — Rien, c'est le genre d'endroit où, pendant cinquante ans on a dit aux gens ne bougez plus, ne respirez plus, comme chez le radiologue, l'état s'occupe de tout. Maintenant, avec tous les chambardements dans le communisme russe, les gens là-bas ne savent pas vivre, ils ignorent que le monde existe autour d'eux ...
ALINE. — Et tu veux montrer ou démontrer quoi, sur place ?
BARBARA. — Le paradoxe, le gâchis, l'absurdité. C'est un coin où on ramasse les saumons directement à la main dans les rivières, mais il n'imaginent pas que cela plaît aux occidentaux et qu'ils pourraient exporter, alors les ours se chargent de manger leur poisson, c'est un endroit plein de sources thermales volcaniques naturelles, mais aucune n'est plus exploitable, la première n'a pas de tuyaux, la deuxième pas de moteur, la troisième plus d'électricité et la quatrième est carrément désaffectée. Tu débarques en demandant bêtement à prendre une douche et tu vois la perplexité se peindre sur les visages. "Dis donc Boris, y'a la dame, là, elle voudrait une douche, ça te dit quelque chose ça, Boris ?"
ALINE. — Bon, eh bien écoute, bon séjour sur place, n'oublie pas tes lingettes imprégnées, ton saucisson et ton parapluie ...
BARBARA.— Le pire, c'est qu'il y a des volcans superbes, spectaculaires, c'est sans arrêt en activité, on grimpe là-dessus dans des anciennes auto-chenilles de l'armée, récupérées. Tu as l'impression, à l'intérieur, de voyager dans un tambour de machine à laver, tu vois, avec les bagages et les passagers brassés de la même manière, il ne manque que l'assouplisseur.
ALINE. — Mais c'est merveilleux tout cela (se tournant vers la patronne qui a rapporté les cafés, et le médecin), c'est vrai, cela donne envie quand on vous en parle comme ça, non, comme dans un livre ?
BARBARA. — Mais pardonnez-moi, je monopolise la conversation, et si cela se trouve, vous avez l'un et l'autre des projets autrement plus fascinants.
LE MEDECIN. — Pas réellement, non, curieusement la ... réapparition de notre Patrick parmi nous, cette célébration bissextile, me donne, ce n'est pas la première fois, des envies aussi d'évasion vers une mission sanitaire, de temps en temps, en attendant je me persuade que ma clientèle a impérativement besoin de mes soins, ceci justifie l'énorme boulot que je retrouve dès demain matin ... Euh (se tournant vers la patronne) l'addition sera pour moi, Madame, en souvenir ...
LA PATRONNE. — J'ai été tellement émue que je serais tentée de vous ...
BARBARA. — Vous n'y pensez pas, chère Madame, vous avez impérativement à gagner votre vie, et en plus vous nous avez concocté des éclaircissements historiques sur le 29 février, mais non Docteur, il n'y a aucune raison, vous nous avez apporté à tous, successivement, votre assistance ... au moins morale sinon médicale.
ALINE. — Et à l'origine, que personne n'oublie que l'initiative était la mienne, de célébrer cette date ...
LA PATRONNE. — Au fait, et si vous reveniez dans quatre ans, du moins solennellement, car j'espère bien vous retrouver beaucoup plus souvent ?
LE MEDECIN. — C'est une excellente idée ! Je vais d'ailleurs noter le numéro du restaurant pour vous contacter de temps en temps. (Il déchire un bout de nappe, et écrit plusieurs lignes, peu après il se dirige vers les toilettes probablement)
LA PATRONNE, (à Aline). — Je peux vous demander, Madame, maintenant que vous êtes un peu remise, si vous pensez que votre vie va être ... différente en imaginant deux éventuels donneurs potentiels, si je ne suis pas indiscrète, ni gênante par cette question ?
ALINE. — J'en ai la certitude, mais bien davantage en mesurant l'exacte ... détresse, le parcours réel, la réalité matérielle, la qualité des images souvenirs, des proches et des parents, amis, des donneurs, en fait comme si je venais de mettre une vie véritable, imaginable, en moi, et non seulement une abstraction.
BARBARA. — Et ... vous-même, Madame, si je peux me permettre ?
LA PATRONNE. — C'est une découverte équivalente, j'ai pu me faire à l'idée que je suis en mesure de rencontrer un éventuel receveur du coeur de ma Diane, c'est finalement très réconfortant, parce que cela rend ...palpable, mesurable le fait que ma ... notre décision était la bonne, même si elle est effroyablement ... inhumaine à prendre. Au moins, que Madame soit la bénéficiaire ou non, je sais dans un monde réel maintenant que quelqu'un vit, avance, parle, rit, souffre sans doute parfois, est émue, mange, reçoit des amis, partage, grâce à Diane ...
BARBARA. — Il est toujours tellement curieux , et inéluctable d'entendre de chacune d'entre nous ce besoin absolu, impératif, de réaliser, de toucher ... Moi, voyez-vous, je comprends ce soir que j'étais restée perpétuellement en attente, frustrée, de n'avoir jamais su pourquoi Patrick n'avait pas persisté, pourquoi il n'avait pas repris contact, donné signe de ... (elle a une sorte de crispation), alors il m'a donné un signe de ... mort, dont j'avais paradoxalement, terriblement, besoin pour comprendre enfin, pour cesser d'être coupable en un lieu enfoui de moi, encore que, bien entendu, je vais maintenant m'interroger pour savoir si j'aurais pu deviner mieux, l'aider, le forcer un peu dans sa réserve en sachant au minimum ses projets, ses destinations. Et je peux supposer que notre ... Docteur a déjà dû énormément se dire et se fabriquer des questions sans réponses, et se nourrir de suppositions et d'approximations ...
ALINE. — Au fait, où est-il passé, il allait ... aux toilettes je suppose, cela semble bien long ...
LA PATRONNE. — Vous avez raison, vous ... vous pensez que je devrais aller voir, par précaution?
ALINE, (souriant malgré tout). — Qu'il n'ait pas eu un malaise !
LA PATRONNE. — N'ajoutez pas un malheur!
BARBARA. — Attendez, regardez, il a laissé un chèque mais un mot avec, c'est ça qu'il écrivait tout à l'heure (elle se saisit du papier, le lit et blêmît en s'asseyant précipitamment).
ALINE. — Barbara, ne recommence pas, qu'a-t-il donc écrit ?
BARBARA, (se raclant la gorge). — Ceci : Mesdames, quelques lignes en forme de conclusion puisque décidément cette soirée est ... exceptionnelle. Sachez que j'ai un fils, qu'il s'apelle Joël, et il vit avec un autre garçon qui se nomme Martin... Y a-t-il quelque chose que nous ignorions encore, ce soir, et pourrait-on se revoir pour d'autres coïncidences ? Je vous salue ...
ALINE. — C'est une soirée invraisemblable, on croirait du théâtre. Enfin au moins le seul qui restait n'est pas tombé dans les pommes !
LA PATRONNE. — Non, je crois qu'il s'est plutôt évanoui ... dans la nature !

Rideau final.

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