INTRODUCTION:
En
cette fin de XXème siècle, dans nos sociétés
occidentales, peu de sujets passionnent autant les foules
que ce qui touche, non pas tant à la santé,
mais à la médecine, et, surtout, à
la maladie. Le: "comment allez-vous?", ponctuant obligatoirement
chacune de nos rencontres, constitue, au delà
de la simple formule de politesse élémentaire,
une invitation ferme à faire largement état
de nos maux les plus divers.
Aucun
lecteur consciencieux de journal, quotidien ou périodique,
ne saurait échapper à l'inévitable
chronique médicale. Les émissions de radio-télévision,
dans les oeuvres de fiction, comme dans les magazines
et les informations, sont à la recherche permanente
des images ou des nouveautés les plus spectaculaires
que puissent fournir les grands ténors du monde
de la médecine, promus, eux-aussi, au rang de
vedettes.
Enfin,
si, plus prosaïquement, l'on se sent une oreille
de badaud, on ne peut qu'être frappé du
nombre de conversations concernant la santé,
dans les magasins, les lieux publics, les transports
collectifs, quand il est encore socialement admis d'y
parler, ou même les bureaux et autres lieux, dits
de travail.
Pour
répondre à ce fabuleux appétit,
s"est mise en place une véritable armée
de professionnels de la santé de tout poil: médecins,
spécialistes de tous ordres, bénéficiant
d'outils technologiques de travail de plus en plus précis
et coûteux, auxiliaires médicaux et para-médicaux,
hôpitaux gigantesques et industrie pharmaceutique
impressionnante.
Tout
ceci à un point tel que tous nos économistes
de la santé nous préviennent, depuis plusieurs
années: le coût des soins médicaux
augmente de façon exponentielle, et dépassera
bientôt les capacités financières
de nos sociétés.
Les
révisionnistes nous disent solennellement que
si la santé n'a pas de prix, elle a un coût,
et qu'il faudra, dans les années à venir,
effectuer des choix particulièrement difficiles,
et certainement douloureux
Choisirons-nous,
par exemple, de multiplier le nombre des greffes d'organes,
ou de continuer à faire rembourser par les organismes
sociaux les méthodes contraceptives? Qui effectuera
ces choix, sur quels critères? Au delà
de ces interrogations immédiates, purement comptables,
se profile une question essentielle: le marché
de la maladie a permis que se mette en place une puissante
industrie, dite de la santé. Celle-ci atteint-elle
son objectif: moins de souffrances et une meilleure
qualité de vie pour chacun, ou, comme le suggère
Ivan Illich (1),
ne constitue-elle pas, elle-même, un remarquable
système auto-entretenu, en créant, en
toute bonne conscience, une grande partie des maux qu'elle
traite à grand prix?
Débat
de société inévitable, qui ne saurait
cependant être engagé, au delà des
prises de position passionnelles actuelles qu'à
la lumière de travaux d'évaluation des
soins méthodologiquement corrects Or, si la littérature
médicale mondiale regorge de travaux de haute
qualité sur les aspects réputés
sérieux de la maladie, elle est d'une très
curieuse discrétion pour nous aider à
prendre position dans les choix de ce futur immédiat.
Puisse
ce travail simple de recherche, effectué par
un homme qui oeuvre chaque jour sur le terrain de la
pratique de la médecine générale
depuis plus de vingt ans apporter sa modeste contribution.
L'organisation
de la médecine en France, peut-être faut-il
le rappeler aux lecteurs non médecins, est pour
le moins paradoxale. Pour des raisons liées à
l'histoire scientifique et sociale, depuis un siècle,
la fonction médicale, telle que pouvaient la
décrire Balzac et Flaubert, a formidablement
évolué. D'abord exclusivement libérale
et polyvalente, la Première Guerre Mondiale,
tuerie sans précédent dans l'histoire
humaine, lui a fait cadeau du développement spectaculaire
de la chirurgie..Au cours des cinquante dernières
années de multiples spécialités
médicales, chirurgicales, obstétricales,
biologiques, radiologiques ont vu le jour, dans une
course incessante, et fructueuse, vers de plus en plus
de savoir, et de pouvoir, dans des domaines d'action
de plus en plus restreints.
Ce
mouvement de balkanisation de la médecine a été
amplifié par la réforme des hôpitaux
de Robert Debré
(2), en 1958, créant un puissant corps hospitalier
à plein temps, avec une triple mission de soins,
de recherche et d'enseignement. Les Centres Hospitaliers
Universitaires sont ainsi devenus, au fil des années,
les temples incontestés de la science médicale.
Parallèlement,
depuis 1945,l'exercice médical libéral
traditionnel a été profondément
modifié par la quasi généralisation
du remboursement des honoraires médicaux par
les caisses de sécurité sociale. L'activité
médicale a alors connu un accroissement extraordinaire,
qui a duré jusqu'à la fin des années
60. La santé était entrée, de plain-pied,
dans la société de consommation; comme
n'importe quelle marchandise. Dans cette optique, la
sécurité sociale, devenue l'employeur
de fait des médecins, a accepté que des
spécialistes, dûment reconnus par les autorités
médicales, consacrent exclusivement leur exercice
à un type particulier de malades: enfants, mal
voyants, malades mentaux etc... Cette ère des
spécialistes libéraux, bénéficiant
à la fois d'honoraires plus avantageux, et de
conditions de travail plus faciles, se poursuit encore.
Ils constituent près de la moitié du corps
médical actuel.
Un
autre phénomène récent est celui
de la pléthore des praticiens. Le nombre des
médecins en exercice a, à peu près,
triplé en vingt ans. La recherche de nouveaux
débouchés, en particulier du côté
de ce que l'on a coutume d'appeler du mauvais terme
de "médecines douces" est une nécessité
vitale pour beaucoup de jeunes confrères.
Et
la médecine générale, que devient-elle
dans tout cela? Bien que plus de cinquante mille professionnels
l'exercent chaque jour en 1990, dans toutes les villes
et les villages de France, elle n'a toujours aucune
existence légale, et ne se définit que
par des critères
négatifs (3). Est réputé généraliste,
aux yeux des pouvoirs publics et des organismes sociaux,
tout Docteur en Médecine qui ne peut se prévaloir
d'un Certificat d'Etudes Spéciales délivré
par l'université.
La
formation de ces praticiens, malgré la récente
et timide mise en place d'un troisième cycle
spécifique de Médecine Générale,
au contenu incertain, reste confiée, de droit,
aux seuls professeurs universitaires hospitaliers. Or
l'évolution de la médecine a fait d'eux
tous des super spécialistes, dans un domaine
de plus en plus "pointu", où ils excellent.
Il
serait tout à fait impensable qu'un seul d'entre
eux puisse consacrer une partie de son effort de recherche
à une activité qu'il n'a jamais lui-même
pratiquée. Autre chose est d'être entouré
en permanence de l'environnement humain et technique
sécurisant de l'hôpital; et de faire face,
seul, à des malades dans leur milieu habituel
de vie, quand des décisions importantes doivent
être prises, sans partage possible. On pourrait
caricaturer la situation actuelle en imaginant que l'apprentissage
de la conduite des paquebots est confiée à
des virtuoses du pilotage des avions de ligne, sous
le prétexte qu'il s'agit, dans les deux cas,
de transporter des passagers d'un point à un
autre, dans les meilleures conditions de sécurité.
Il y a là de quoi faire hésiter l'utilisateur
potentiel le plus audacieux des transports maritimes.
Il
est curieux que les associations de consommateurs, volontiers
friandes des affaires de santé (4),
ne se soient jamais avisées de cet état
de fait Les jeunes diplômés, exclusivement
formés à la médecine hospitalière
spécialisée, car, rappelons-le, il n'existe
pas encore une seule chaire de médecine générale
dans les Centres Hospitalo Universitaires, n'ont d'autre
possibilité, quand ils ne peuvent pas, ou, plus
rarement, ne veulent pas se spécialiser, que
se s'installer comme médecins généralistes.
C'est
alors, et alors seulement, qu'ils apprennent, comme
nous l'avons tous fait, leur métier réel.
Les malades qu'ils rencontrent ne sont plus du tout
ceux qu'ils ont vu à l'hôpital. A chacun
d'inventer, avec plus ou moins de bonheur, sa propre
technique de travail, en tentant de faire cadrer le
savoir théorique acquis durant huit ans d'études
supérieures avec une pratique dont personne ne
leur a jamais parlé.
Tout
médecin généraliste est un autodidacte,
qui fait ses armes, pendant plusieurs années,
sur le dos de sa clientèle. Situation pénible,
difficile et... dangereuse, pour le praticien, comme
pour ceux qui n'ont jamais mieux mérité
leur nom de patients. Mais Esculape, semble-t-il, malgré
le manque de foi évident de ses modernes prêtres,
continue de veiller au grain, car, en général,
cette phase initiatique sauvage se passe sans catastrophes
trop marquantes
Si,
individuellement, ce type d'immersion brutale dans le
bain professionnel reste accepté, on ne peut,
avec Valingot, défenseur convaincu de la médecine
de l'homme total, que déplorer que lorsqu'un
généraliste meurt, c'est une bibliothèque
qui disparaît.
Guy
Scharf, généraliste et promoteur d'une
formation médicale continue de qualité,
faite par et pour des praticiens, avec une véritable
pédagogie pour adultes, aimait insister sur les
distinctions qui doivent être faites dans ce que
l'on appelle le savoir. Le savoir théorique,
indispensable, est celui qui est enseigné dans
les ouvrages scientifiques et les cours magistraux.
Il constitue l'objet quasi exclusif des études
médicales actuelles; et il est inutile d'insister
sur sa nécessité impérieuse. Le
savoir-faire, lui, abandonne le domaine purement théorique
pour la maîtrise des gestes techniques et des
"recettes" du métier. C'est ce que l'on peut
nommer le côté artisanal de la pratique.
S'il est parfaitement au point pour tous nos confrères
spécialistes, dûment dressés par
leurs maîtres hospitaliers, il reste tout à
fait aléatoire et hétéroclite en
médecine générale, où il
est le fruit de la curiosité et des rencontres
de chacun. Au delà de l'indispensable maîtrise
théorique et technique du métier peut
s'épanouir un autre savoir: celui du savoir-être,
qui permet d'utiliser au mieux toutes les capacités
de l'homme médecin en recherche permanente d'un
exercice médical de meilleure qualité.
Pour
rester plus réaliste, il faut être pleinement
conscient que pendant trente cinq ou quarante ans, le
médecin généraliste a tendance
à vivre sur son acquis initial, en passant à
la moulinette de ses défenses professionnelles
et, personnelles, les nouveautés diagnostiques
et thérapeutiques. Le système actuel de
rémunération à l'acte, il faut
bien le dire, est un encouragement objectif à
un exercice aussi stéréotypé et
répétitif que possible. Plus on effectue
d'"actes", plus on gagne d'argent, quelque soit le contenu
de chacun d'eux.
Faut-il
alors s'étonner que la médecine générale
ait tant de difficultés à se constituer
en une discipline autonome, au lieu de rester ce que
Rosowski appelle une praxis? Beaucoup de pays étrangers,
comme la Suisse, par exemple, conscients de la nécessité
d'une formation correcte des généralistes,
et de l'existence de lieux particuliers de recherche,
n'ont pas hésité à fonder des chaires
de médecine générale, confiées
à des omnipraticiens.
Malgré
les efforts constants de groupes privés comme
la Société Française de Médecine
Générale, l'Union Nationale des Associations
de Formation Médicale Continue, la SFTG etc ...
ou de certaines revues de presse comme "Le Généraliste",
notre pratique ne parvient pas encore à se doter
du moindre support théorique.
Personne,
en l'absence de travaux épidémiologiques
élémentaires ne peut encore répondre
à des questions aussi simples que: Qu'est-ce
qu'un médecin généraliste? A quoi
sert-il? Qui vient le voir, pourquoi, et avec quel résultat
?
Tel
est, rapidement brossé, l'état des lieux
de la médecine générale, tel qu'il
était au début des années 90. Presque
10 ans après, son intérêt "historique"
n'est pas négligeable. Résultat, provisoire,
souhaitons-le, de multiples facteurs culturels, historiques,
scientifiques, sociaux et ... économiques. Cette
vision, purement subjective, que certains trouvent peut-être
un peu pessimiste, n'a aucun besoin de s'appuyer sur
l'existence de je ne sais quel complot d'un lobby occulte
pour maintenir toute une profession en état de
sous- développement culturel chronique. Il est
certain que la médecine générale
n'est que la peau de chagrin de ce qui reste des problèmes
de santé quand toutes les spécialités
prennent énergiquement en main le domaine d'action
qu'elles ont pu conquérir par leurs travaux.
C'est tout.
Sous
peine de disparaître rapidement, les médecins
généralistes doivent faire l'effort de
faire connaître, de l'intérieur, leur métier,
à tous ceux qui s'intéressent aux problèmes
de santé, ou plus généralement
de société. Voila donc réglée,
semble-t-il , la première question qui pourrait
être posée: "D'où parlez-vous, et
au nom de qui ?" Si quelques confrères veulent
bien approuver certains de ces propos, ce serait avec
joie , bien-sûr ; mais il n'y a ici aucune ambition
de parler au nom de quelque groupe de la profession
médicale que ce soit.
La
méthode proposée pour ce voyage en terra
incognita de médecine générale
est bien classique depuis les publications historiques
de Freud. Nous partirons systématiquement d'observations
aussi simples que possibles de malades réels,
dont seront seulement modifiés les éléments
biographiques qui permettraient éventuellement
de les reconnaître. Cela va de soi.
La
pratique généraliste étant tellement
vaste, il semble que le plus intéressant, pour
ce travail de recherche, est d'envisager non pas les
domaines où la science médicale est parfaitement
à l'aise, c'est-à-dire les aspects somatiques
de la maladie, mais ceux où elle est beaucoup
plus discrète, ou franchement en échec.
Il
s'agit donc de parler uniquement de ce qui concerne
les aspects relationnels de la pathologie tels que nous
les vivons chaque jour en omnipratique, où, en
permanence, se croisent et s'entrecroisent les fils
de ce qu'il est convenu d'appeler le somatique et le
psychique, le corps et l'esprit, pour reprendre une
dichotomie encore très utilisée.
Entraînés
par ce que nous apprennent les malades eux-mêmes,
nous pousserons aussi loin que possible nôtre
réflexion, non seulement sur ce qu'est, ou n'est
pas, cette chose mystérieuse : la maladie, mais
en chemin, nous nous interrogerons en permanence sur
la personne même de ceux qui souffrent, et enfin
sur la fonction éventuelle des troubles pathologiques
dans les relations des hommes entre eux. La maladie
n'est pas seulement une " panne " qu'il faut vite réparer.
C'est beaucoup plus et autre chose que cela.
Bien
entendu, quelques repères théoriques aideront
notre cheminement. Personne d'un peu initié à
ces questions ne s'étonnera d'y voir figurer
les noms de Selye et de Balint, inventeurs respectivement
de la notion de stress et de l'utilisation du remède
médecin en pratique courante. Certains seront
déjà un peu plus surpris des références
aux théories californiennes
de la communication (5), et à la pratique
de la thérapie familiale systémique. La
plupart des lecteurs, enfin, risque de découvrir,
avec un certain étonnement, l'éclairage
très particulier que peuvent donner à
la médecine générale les travaux
de recherche de René
Girard et Jean-Michel Oughourlian. (6).
Cependant,
conscients du danger qu'il y aurait à vouloir
absolument faire de cette théorie une clef universelle
dans un quelconque nouveau système de pensée
en "isme", nous irons ensemble à la recherche
d'une compréhension de la maladie du même
type dans des médecines traditionnelles, pour
tempérer tout enthousiasme excessif. Les tradipraticiens
africains chers à l'Organisation Mondiale de
la Santé viendront nous y aider .
Cette
vaste réflexion, étayée sur le
seul matériel de recherche disponible pour un
praticien , celui de sa pratique médicale, n'est
pas cependant un simple exercice de style . Car elle
souhaite aussi ouvrir des perspectives d'action fructueuses
utilisables dans le domaine de l'éducation, comme
dans celui de la prévention des maladies des
hommes.
Où
il faut bien le dire, les modèles théoriques
sont de la plus
grande
pauvreté jusqu'à ce jour, alors que les
ambitions affichées sont grandioses.
Ce
travail constitue aussi une étude sur les troubles
dont souffre si cruellement notre médecine. Notre
médecine est malade, il faut le reconnaître.
Elle aussi a besoin de sa propre médecine. Et
cette médecine de la médecine, nous la
nommons ici la méta-médecine, et c'est
elle qui soustendra tous nos propos.
Références :
(1)
Ivan ILLICH Nemesis médicale ( Seuil ) 1972
(2)
Robert DEBRÉ L'honneur de vivre (Hermann Stock)1974
(3)
MÉDECINE GÉNÉRALE ET SANTÉ,
principes et perspectives février 1986, Mouvement
d'action des généralistes BP 541 12005
Rodez
(4)
Henri PRADAL Le marché de l'angoisse Seuil 1977
(5)
Paul WATZLAWICK,John H WEAKLAND Sur l'interaction (Seuil)
1981
(6)
René GIRARD Jean-Michel OUGHOURLIAN, Guy
LEFORT Des choses cachées depuis la fondation
du monde (Grasset) 1978
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