De qui souffrez-vous?
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CHAPITRE 1:  

2) ÇA SE CORSE

 

La succession logique : plaintes du patient, signes cliniques, diagnostic de l'affection en cause, traitement spécifique et ... guérison, qui a été celle du cas précèdent, est loin d'être la règle en pratique médicale courante. Beaucoup plus souvent, les évènements auxquels nous sommes confrontés sont loin d'avoir cette netteté quasi expérimentale, et nous plongent dans un univers flou, où s'estompent sournoisement nos points de repaire classiques.

Il y a déjà plusieurs années qu'elle est soignée , Nicole. Quelques médecins se sont déjà occupés d'elle . Combien de temps pourra bien durer notre relation thérapeutique actuelle ? Le scénario de ses demandes d' intervention est toujours le même. Il faut se rendre chez elle, à quelques kilomètres du cabinet médical, à la suite de son appel téléphonique. En effet, elle ne sait pas conduire une auto et le travail d'artisan très occupé de son mari est une bonne excuse pour faire déplacer le praticien . Cela aussi fait partie des couleuvres à avaler dans ce métier. Que de temps et d'énergie dépensés dans des déplacements totalement superflus, que tout client a le pouvoir, sans restriction aucune, de déclencher à sa convenance, pratiquement sans bourse délier. Les mutuelles, ce n'est pas fait uniquement pour les chiens.

 

Immuablement, Nicole se présente , dans une maison en ordre parfait, quelque soit l'heure, habillée d'une robe de chambre élégante. Elle est très soignée, et son visage comme son corps sont fort correctement conservés pour les soixante printemps qu'affiche sa carte d'identité. Visiblement, elle passe beaucoup de temps à s'occuper d'elle-même. A l'évidence, elle fait tout ce qu'elle peut pour faciliter le travail de son médecin . La simplicité de sa tenue vestimentaire, loin d'être une quelconque manoeuvre de séduction à son égard, je sens déjà nos amis psychiatres flairer une bonne petite hystérie, est la preuve de sa volonté d'être une malade idéale, en ne dissimulant rien à celui qui doit la soigner.

Examinez-moi tant que vous voudrez, je suis là pour cela, semble-t-elle dire. Afin d'appuyer son attitude de collaboration, elle chausse alors de fines lunettes d'écaille, pour déchiffrer un papier où elle a pris le soin de consigner d'une part tous les troubles qu'elle a éprouvé depuis la dernière visite, et d'autre part une longue liste des médicaments qui lui semblent nécessaires au traitement de tous ses symptômes. Au fil des années, la liste s'allonge sans fin : la constipation chronique télescope les hémorroïdes, qui accompagnent l'excès de cholestérol, les infections urinaires à répétition, plus connues sous le vocable de colibacillose, sans oublier les diverses arthroses et autres insomnies. De quoi y perdre son latin, pour n'importe quel médecin. Mais, visiblement, Nicole gère à merveille ce véritable musée pathologique, en classant soigneusement ses multiples analyses de sang, radiographies et autres compte-rendus d'examens spécialisés.

Ces malades voraces existent, comme l'a confirmé un patient employé dans une pharmacie mutualiste, où, non seulement les gens ne paient pas leurs ordonnances, mais sont aussi remboursés sur le champ des honoraires médicaux. Dans une seule journée, certain petit malin aurait réussi à consulter cinq médecins différents, et à se faire prescrire vingt coffrets du même fortifiant, dont le principe actif est assez fortement alcoolisé. Quant aux remèdes prescrits, ils sont loin d'être tous absorbés. Le professeur Simon, pharmacologue, dans une communication qui fit grand bruit, il y a quelques années, prétendait que 40 pour 100 des produits ordonnés, seulement, étaient utilisés. L'observation directe des armoires pharmaceutiques des familles, regorgeant de boites en tout genre, parfois intactes, va tout à fait dans ce sens. Un vidangeur, pardon, un assainisseur, ne pincez pas le nez, on a les relations qu'on peut, affirmait récemment au cours d'une conversation être effrayé par la quantité de médicaments, souvent avec leur emballage d'origine , qu'il pouvait extraire ... des fosses d'aisance.

Mais Nicole n'est pas du tout de ce genre, et on peut même la soupçonner d'avaler jusqu'au dernier, non seulement les médicaments qui lui ont été prescrits, mais même quelques autres, conseillés par ses amis.

Un beau jour, pourtant, elle se plaint d'une sensation de gène dans la gorge. Elle ressent comme une boule, là, dit-elle en portant la main à son pharynx, qui monte et qui descend. S'agirait-il de la première manifestation de ce cancer qu'elle redoute tant?

Les manifestations d'angoisse et la cancérophobie, nous connaissons bien cela, nous généralistes. Il y a pratiquement toutes les chances qu'il ne s'agisse que de cela, et il est tentant de la rassurer d'emblée sur la gravité de ce trouble. Cependant, instruit par une expérience non négligeable de ce type de situation, le praticien a appris combien le résultat obtenu, en agissant ainsi, est fugitif, et peut être interprété par le malade comme un rejet. " il s'est moqué de moi quand je lui ai dit ce que j'avais. Il ne m'a pas cru, alors qu'il aurait du prendre cela au sérieux". Quant à une attitude ironique qui se voudrait dédramatisante, elle est redoutable dans ses effets auprès du patient , qui ne se sent pas pris en considération .

 

Et puis, pourquoi s'en cacher, elle a quand même à l'examen une muqueuse un peu inflammatoire, et un ganglion qui parait un peu plus gros que d'habitude. Ce serait vraiment trop bête qu'elle ait une saleté, et à passer à côté. Voilà laché le grand mot, la crainte absolue qui nous a été inculquée au cours de nos études, le péché mortel, par excellence, contre la science médicale Tout médecin digne de ce nom doit d'abord interroger son patient, ce qui notez-le bien, ne veut pas dire lui laisser la totale liberté de ses propos. Seuls peuvent être reconnus comme significatifs, dans cette optique les antécédents personnels ou familiaux, les renseignements sur les habitudes de vie comme la consommation de tabac ou d'alcool, et la description aussi précise que possible des symptômes ressentis par le sujet. Le reste est réputé être de l'ordre du simple bavardage , et ne saurait être retenu . Dûment muni de ces premiers renseignements qui restreignent, fort utilement ,le champ de ses recherches, le praticien a déjà une petite idée de ce dont il s'agit. Du genre: c'est un problème cardio-vasculaire, ou rhumatologique.

L'examen clinique, toujours selon les règles, doit être complet, des pieds à la tête, sans oublier tous les orifices naturels. Centré, bien entendu sur les organes incriminés a priori, mais complet. Où doit s'arrêter ce souci d'exhaustivité ? Faut-il y inclure toutes les techniques actuelles d'examen, avec, en particulier les endoscopies les plus diverses ? La question mérite d'être posée pour la pratique généraliste, car nos amis spécialistes, eux, paraissent l'avoir résolue. Ils fonctionnent volontiers comme si leur objectif prioritaire était la recherche d'une maladie rare, dans le champ de leur discipline, bien entendu. Chacun de ceux qui ont affaire à eux doit donc subir une exploration complète, un bilan. Si vous souffrez de quelques gaz intestinaux, vous avez alors de fortes chances, en vous adressant directement à un gastro-entérologue, de subir un examen détaillé de tout le tube digestif.

 

De l'oesophage à l'anus, tout votre dedans va subir la curiosité, non seulement de l'oeil de verre des fibroscopes,haut et bas, mais aussi le bombardement des rayons X, et le choc des ultra-sons. Endoscopie, radiologie et échographie, techniques fort onéreuses, sont devenues une sorte de rituel obligatoire dans cette discipline. Parfois, ainsi, on diagnostique une toute autre maladie que celle que l'on recherche au départ, ce qui justifie alors pleinement cette pratique du bilan systématique. C'est aussi tout à fait pratique de vous annoncer que vous avez un kyste du foie décelé par l'échographie, quand on n'a aucune explication à ces fameux gaz qui vous gênent tant. Un diagnostic a été porté, l'honneur médical est sauf. Le fait qu'il n'y ait aucun rapport entre les symptômes dont se plaint le patient et la découverte fortuite d'une anomalie sans gravité ne semble pas très gênant.

Cette attitude médicale, actuellement si répandue, principalement en milieu hospitalier où il faut "faire tourner les équipements", pour les "rentabiliser", se heurtera de plus en plus à des obstacles d'ordre économique. Le dépistage des affections pulmonaires, principalement tuberculose et cancer, par l'examen radio-photographique systématique obligatoire de tous les travailleurs, a déjà été abandonné depuis plusieurs années. Le prix de revient de chaque cas décelé était prohibitif.

La pratique du franglais check-up, cependant, continue de fasciner les foules, qui en demandent et en redemandent, comme s'il s'agissait de gagner ainsi une assurance contre la maladie. Tout comme les pèlerins médiévaux cherchaient le rachat de leur âme sur la route de Saint-Jacques de Compostelle. Faut-il vraiment leur dire, au risque de leur faire perdre la foi, qu'en fait, on ne peut jamais tout vérifier, et que nul n'est à l'abri d'une panne imprévue? Le moderne tomodensitomètre, traduction française presque littérale de l'anglais scanner, est ainsi devenu pour certains une espèce de machine à laver le cancer, avant qu'il ne se manifeste. Tout comme l'échographie mensuelle des femmes enceintes, pratique fort courante, est vécue comme un label de protection contre les malformations congénitales possibles du bébé en cours de fabrication.

Il ne s'agit pas, par ces dernières remarques, de railler, facilement, la naïveté de l'utilisateur moyen de la médecine ; ou de fustiger , du haut de je ne sais quelle chaire morale, certains comportements médicaux. Mais bien d'insister sur ce besoin de sécurité que nous avons tous, et que nous sommes prêts à payer n'importe quel prix, y compris l'incursion subtile dans un mode de pensée magique. Malades comme médecins, nous sommes à la même enseigne.

Nicole, perçoit une petite appréhension. Une palpation du cou un peu plus appuyée qu'usuellement, cela se remarque, quand on a étudié à fond son médecin. Avec tout son savoir-faire coutumier, elle tend une perche secourable; " Docteur, vous ne pensez pas que l'avis d'un spécialiste pourrait être utile ?". Difficile de reculer, dans un cas semblable. N'importe comment, un refus, même motivé fermement, ne l'empêcherait pas de mettre son projet à exécution. Vous savez bien qu'au nom du principe sacro-saint du libre accès aux soins, n'importe qui peut tirer directement la sonnette de n'importe quel spécialiste. Là encore, les mutuelles jouent leur rôle facilitateur en remboursant systématiquement n'importe quel acte médical .

Voici donc une courte lettre d'explication des symptômes de Nicole à l'otorhino, devenu O.R.L. en ces temps gourmands de sigles . Mais il faut tenter de garder la face : " Je suis persuadé, enfin presque sûr, que vous n'avez rien de grave. Je ne vous envoie chez X...que pour vous rassurer"

Une semaine plus tard, ce qui suppose une jolie performance de Nicole qui a réussi à franchir, en un temps record, la redoutable course d'obstacle nécessaire à l'obtention d'un rendez-vous aussi proche, nouvel appel à domicile. " Voici le résultat du spécialiste" me dit-elle, en tendant une enveloppe cachetée. L'a-t-elle déjà lue? Probable. A sa place qui n'en ferait pas autant ?

Le confrère, parfaitement compétent, après avoir repris brièvement l'histoire des troubles en question, donne un compte rendu de son examen. Celui-ci est absolument normal. Il en conclut donc, ayant remarqué l'inquiétude de la malade, qu'il n'y a rien d'organique dans tout cela, et que cette maladie est fonctionnelle. Il l'a donc rassurée complètement, et lui a juste prescrit un médicament anxiolytique, à petites doses.

Nous entrons, avec cette notion de pathologie fonctionnelle, un peu plus avant dans ce qu'est, en réalité, la médecine générale. Les "vraies" maladies, telles qu'elles sont décrites dans les livres et diagnostiquées avec certitude par les médecins, surtout les spécialistes et les hospitaliers, du moins dans les affections du corps, correspondent toutes à l'atteinte d'un organe, ou d'un groupe d'organes. Cette lésion peut-être affirmée à l'oeil nu : psoriasis, par exemple; ou grâce au microscope, comme pour des cancers du sein. A moins que ne ce soit le laboratoire qui apporte cette certitude. Dans des maladies comme le diabète, dont la définition fait appel à la découverte d'un taux excessif de glucose dans le sang .

Ces maladies sont alors dites organiques. Elles existent, bien sûr, et intéressent tellement les médecins qu'ils ne parlent pratiquement que d'elles dans leurs multiples revues et au cours de leurs savants congrès. C'est l'objet principal de la science médicale.

Cependant, et cela surprend toujours beaucoup les généralistes débutants, la plus grande partie des gens qui ont affaire à nous sont totalement indemnes de ce type d'atteinte. La proportion, en l'absence de toute donnée épidémiologique de masse, nous en avons déjà parlé, est en général estimée à sept sur dix, dans une consultation de médecine générale. Soixante dix pour cent de nos clients se plaignent de symptômes que nous sommes incapables de rattacher à une cause organique. Il y a de quoi rester rêveur devant un tel chiffre. Cependant, cela ne veut pas dire que seulement trois malades sur dix présentent une maladie objectivement reconnue. Nicole présente aussi une hypercholestérolémie et une arthrose vertébrale authentiques . La plainte qu'elle émet aujourd'hui, est, elle, purement fonctionnelle.

La plupart des troubles qui nous sont proposés, comme celui de Nicole, sont donc dits fonctionnels. Ce terme suggère une comparaison avec la mécanique automobile. Si votre auto est en panne, ce qu'à Dieu ne plaise,cela peut avoir deux origines, une fois que vous avez pris la précaution élémentaire de vérifier que le réservoir de carburant n'est pas vide. Ou bien une pièce est cassée, usée ou défectueuse. Un organe est en cause, et l'heureux mécanicien n'a plus que la peine de le changer. Ou bien toutes les parties du moteur sont intactes, et seul le réglage du fonctionnement de l'ensemble est défaillant. Par exemple l'écartement des vis platinées s'est modifié. Il s'agit alors d'un trouble fonctionnel.Dans un cas comme dans l'autre, le résultat est le même, le système ne fonctionne plus, et vous devez payer, fort cher, l'intervention salvatrice de votre garagiste favori, qui ne manquera certainement pas l'occasion de vous dire que vous devriez changer de véhicule. Ce qui marque définitivement la limite logique de cette comparaison simplificatrice avec nos humaines défaillances de santé .

Avant que d'être désignés fonctionnels par les médecins actuels, ces malades ont eu droit à un certain nombre d'étiquettes. On a parlé , chacun le sait de "malade imaginaire". Ce n'est d'ailleurs pas fini. Et puis de névrose d'organe, en supposant qu'un trouble psychique, de préférence inconscient, ce qui noie quelque peu le poisson, sans pour autant aider le pêcheur, puisse se manifester par des symptômes d'allure organique.

On a parlé également de dystonie neuro-végétative. En effet, les neurologues, entre les deux guerres, en particulier,se sont beaucoup intéressés au système nerveux autonome.

Le sympathique et le parasympathique, agissant de façon antagoniste et complémentaire, déterminent le tonus nerveux assurant le fonctionnement automatique de tous nos viscères. La fréquence cardiaque ou la vidange de l'estomac, par exemple en dépendent.

Un déséquilibre durable entre ces deux modes d'innervation des organes serait donc capable d'en altérer le fonctionnement de façon pathologique. Il s'agirait donc d'une espèce de maladie des "nerfs", mais ayant un substratum anatomique réel, par opposition aux malades-des-nerfs que soignent les psychiatres. Cette vision très mécaniciste a eu un grand succès, car elle permettait au médecin de rattacher ce type de troubles à l'ensemble de la pathologie.

Mais, pour être réellement explicative, cette théorie doit indiquer d'où vient le déséquilibre initial. Tout est dans l'hypothalamus, répondent les neurophysiologistes. Et vous verrez ce que vous verrez quand nous aurons élucidé complètement les mécanismes d'action des neuro-transmetteurs. Au fur et à mesure des acquisitions scientifiques, loin de s'éclaircir, la question ne fait que reculer à l'infini.

La pensée médicale a aussi été très fortement imprégnée par les travaux du physiologiste Hans Selye. Dès 1936, il a démontré que des facteurs extérieurs agressifs étaient capables d'intervenir directement sur le bon fonctionnement d'un organisme. Des rats soumis à une décharge électrique à chaque fois qu'ils veulent s'alimenter, les pauvres petites bêtes, développent ainsi un ulcère d'estomac. Tout un mouvement, dit psychosomatique, comme si toute médecine ne l'était pas forcément, a très largement, et avec des fortunes variables, utilisé très largement cette notion de stress. D'ailleurs, qui d'entre nous, plusieurs fois par jour, ne se dit pas "stressé"?

Les théories psychanalytiques, elles aussi, ont toujours cherché à prendre en compte les manifestations corporelles de la maladie. Ce n'est pas pour rien que les premiers travaux de Freud ont eu pour objet l'hystérie, avec ses expressions si spectaculaires au début du siècle , à l'hôpital de la Salpétrière, à Paris. De là à comprendre que des manifestations somatiques pouvaient être l'expression de conflits intra-psychiques de l'enfance, il n'y a eu qu'un pas rapidement franchi.

 

L'école lacanienne y a vu de façon fort intéressante un véritable langage, seul moyen pour certains sujets, d'exprimer, de manière non verbale, leur inconscient. Construction intellectuelle fort intéressante, mais qui permet mal d'aller au delà du simple discours autour de la fonction de la maladie. A condition, encore, de prendre en compte l'existence de l'inconscient, qui , faut-il le rappeler, n'est présenté aux médecins somaticiens dans leur enseignement universitaire que comme une hypothèse de travail des pères fondateurs de la psychanalyse, et jamais comme une donnée clinique observable. Et comme les manifestations somatiques de cet inconscient restent le plus souvenr opaques aux observateurs, le doute quant à leur réalité continue de régner en maître dans le corps médical. Et c'est probablement très regrettable pour nos patients.

 

En pratique, qu'en est-il ? Tout se passe comme si le rôle du médecin était d'abord de trier d'un côté les malades organiques, qui relèvent de plus en plus largement de la médecine spécialisée, et de l'autre les fonctionnels, qui la plupart du temps,en désespoir de cause, finissent par retomber entre les mains des généralistes.

Comment en font-ils le diagnostic? Tout simplement par élimination. Il faut d'abord écarter toute possibilité d'atteinte organique, avant d'affirmer une telle éventualité. Le risque d'erreur est permanent, et nous craignons tous que le cancérophobe ne finisse par avoir vraiment sa tumeur maligne, ce qui n'est pas si rare. Les cliniciens, il y a une vingtaine d'années, ont décrit le syndrome d'ulcère d'estomac sans ulcère. Il s'agit de sujets présentant des douleurs typiques d'ulcère gastro-duodénal, survenant à heures fixes, et à intervalles réguliers dans l'année, et qui surtout sont calmées par la prise d'aliments. Mais aucun signe de niche ulcéreuse à la radiographie. Au bout de quelques années, cependant, dans un grand nombre de cas, on a vu apparaître ce type d'image.

L'observation reste intéressante, même si les progrès diagnostiques de la fibroscopie gastrique permettent maintenant de voir, et de biopsier, des lésions minuscules, radiologiquement invisibles.

Dans quelques années, tout cela sera peut-être bouleversé par des techniques nouvelles, permettant des diagnostics lésionnels encore plus précoces et plus précis. La frontière entre l'organique et le fonctionnel, c'est certain, dépend aussi de la finesse de nos investigations.

De façon moins théorique, l'état de la médecine étant ce qu'il est, le médecin généraliste est encore contraint d'utiliser largement un outil, scientifiquement peu contrôlable, le flair. Or, cet instrument, entre autres bizarreries de fonctionnement, est particulièrement sensible à l'anxiété du praticien.

 

Pourquoi y a-t-il beaucoup plus d'erreurs de diagnostic la nuit que le jour, et toujours dans le même sens, celui de l'excès. Si les choses paraissent alors plus graves , ce n'est pas toujours parce que nous sommes mal réveillés. Mais bien parce que, comme les enfants, nous conservons en nous des traces de la vieille peur ancestrale de la nuit et du noir .

L'angoisse du médecin, aggravée par sa solitude, se camoufle volontiers derrière un activisme, dont l'allure scientifique se veut rassurante. Pour lui, au moins autant que pour son patient. Les investigations, à propos de n'importe quel malade, peuvent ainsi être poussées à l'infini. Et puis, quand c'est fini, on recommence. Comme le chante si bien Léo Ferré. Si on avait oublié quelque chose dans tout cela, ou, pourquoi pas, qu'un élément nouveau se soit révélé entre temps?

A cet égard, certaines concentrations de spécialistes fonctionnent remarquablement. Vous avez mal au ventre, madame. Le gynécologue, après avoir fait son bilan, complet, bien sûr, vous dit que tout est normal pour lui. Mais voici une lettre pour un confrère urologue. "Votre cas ne relève pas de ma spécialité, c'est un problème digestif". Rhumatologue, neurologue, éventuellement psychologue ou psychiatre, vous voilà engagée dans un véritable réseau sans fin. Nos confrères américains ont calculé, il y a quelques années, qu'il fallait, en moyenne, trois ans, pour que le diagnostic de dépression nerveuse soit porté chez les malades ne présentant que des symptômes somatiques.

Il y a donc un moment, où, en toute solitude, le médecin doit prendre le risque de décider que tel trouble est fonctionnel. Cependant, cette classification n'est qu'une simple étiquette. Et le bon médecin, si toutefois une telle espèce existe, est, peut-être, celui qui est capable de la remettre instantanément en question si besoin est.

La boule dans la gorge de Nicole est donc, pour l'instant, rangée dans ce tiroir, et les recherches complémentaires n'iront pas plus loin. " D'accord, mais comment m'en débarrasser , de cette boule ?" Excellente question, mais il ne faut pas la remercier de l'avoir posée ! Car, si le diagnostic de maladie fonctionnelle reste incertain, aucun traitement n'est proposé en dehors de la bonne parole. Ce n'est rien ma petite dame, pensez que vous n'avez pas de cancer, sortez, faites du sport. Ce qu'en termes plus sérieux on appelle une psychothérapie de soutien.

La dernière arme, le spécialiste ne s'y est pas trompé, est la prescription médicamenteuse. C'est d'ailleurs d'abord pour cela que l'on consulte un médecin: il doit délivrer une médecine, pour utiliser un terme quelque peu suranné. Nicole est anxieuse, bien sûr; et c'est peut-être là la cause de sa maladie. Allons-y , à notre secours l'industrie pharmaceutique !

 

Les anxiolytiques, plus connus sous le nom de tranquillisants, existent. A eux de jouer. Et ils jouent gros jeu. On dit assez partout que la France possède le record mondial de la consommation de ce type de produit? Un français sur sept, actuellement,en prend régulièrement.

La vie dans notre beau pays est-elle particulièrement difficile que nous ayons besoin de recourir aussi largement à cette aide chimique, alors que nous continuons, pour des raisons culturelles anciennes, d'être les leaders mondiaux de la production et de la consommation des boissons alcoolisées? Nous aurons largement l'occasion de revenir sur ce problème de santé un peu plus loin.

La principale classe chimique de ces anxiolytiques est celle des benzodiazépines, qui ont le gros avantage d'être peu toxiques en cas d'ingestion massive. Contrairement aux barbituriques, par exemple. C'est un bon point . Mais, elles sont capables aussi d'entraîner des phénomènes de dépendance. C'est à dire que vous pouvez avoir du mal à vous en passer au bout de quelques temps d'utilisation. Enfin, elles sont largement utilisés, en particulier par des femmes jeunes, à de fortes doses, associées à l'alcool, dans un but toxicomaniaque. Utilisation étonnante, mais parfaitement légale, de substances médicamenteuses remboursées par la sécurité sociale.

En pratique, la prescription d'une benzodiazépine, pour quelque motif que ce soit, est loin d'être un geste anodin qui tranquillise seulement le malade, et plus encore, souvent, le médecin. En effet la durée moyenne de prise de ce traitement va s'étaler , en moyenne, sur quarante deux mois. Oui, vous avez bien lu, près de quatre ans.

Quand on pense aux effets secondaires sur la vigilance, et donc sur les possibilités d'adaptation à un environnement en mouvement, on peut être tenté d'y voir l'un des freins aux nécessaires mutations de la société, face aux contraintes de la concurrence internationale. Curieusement, personne n'envisage ce type de problème quand on parle de lutter contre le chômage.

Nous, généralistes, avons notre part de responsabilité dans cet état de fait, car nous prescrivons quatre vingt pour cent des médicaments psychotropes. C'est à dire destinés au système nerveux central. Or, il faut le savoir, pour la plupart d'entre nous, nous n'avons reçu aucune formation en matière de psychiatrie, ce qui ne nous empêche pas de traiter, comme nous pouvons, plus de sept malades dits mentaux sur dix.

Ce réflexe de prescription constitue aussi une simplification bien utile: ce n'est pas somatique, donc c'est psychique; comme l'indique le terme parfois utilisé de psycho-fonctionnel. Le psychique ,c'est bien compliqué. On n'y comprend rien. Et ce n'est pas le discours des psychiatres, récusant systématiquement ces malades en prétextant leur manque total de demande, qui peut nous aider. Contentons-nous de calmer les choses avec la simple équation : facteur psychologique = "tranxène" . Ou tout autre produit.

Nicole a parlé longtemps de "sa boule", qui n'a disparu qu'au bout de longs mois. En fait quand elle a commencé à souffrir du sein droit. Mais depuis, elle prend toujours du "temesta", et appelle régulièrement son généraliste auprès d'elle, avec des symptômes nouveaux .

Est-elle guérie? Certainement pas . Et de quoi serait-elle guérie ? Nous n'avons encore aucun élément de réponse. Nicole continuera de faire les beaux jours des multiples professionnels de santé qu'elle ne manquera pas de continuer à consommer. A moins qu'une maladie sérieuse, je veux dire organique, ne vienne interrompre définitivement cette ronde sans fin. C'est vrai,on finirait presque par oublier que c'est parfois dangereux d'être malade . ______ suite

 

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