CHAPITRE
1:
2)
ÇA SE CORSE
La
succession logique : plaintes du patient, signes cliniques, diagnostic
de l'affection en cause, traitement spécifique et ... guérison,
qui a été celle du cas précèdent, est
loin d'être la règle en pratique médicale courante.
Beaucoup plus souvent, les évènements auxquels nous
sommes confrontés sont loin d'avoir cette netteté
quasi expérimentale, et nous plongent dans un univers flou,
où s'estompent sournoisement nos points de repaire classiques.
Il
y a déjà plusieurs années qu'elle est soignée
, Nicole. Quelques médecins se sont déjà occupés
d'elle . Combien de temps pourra bien durer notre relation thérapeutique
actuelle ? Le scénario de ses demandes d' intervention est
toujours le même. Il faut se rendre chez elle, à quelques
kilomètres du cabinet médical, à la suite de
son appel téléphonique. En effet, elle ne sait pas
conduire une auto et le travail d'artisan très occupé
de son mari est une bonne excuse pour faire déplacer le praticien
. Cela aussi fait partie des couleuvres à avaler dans ce
métier. Que de temps et d'énergie dépensés
dans des déplacements totalement superflus, que tout client
a le pouvoir, sans restriction aucune, de déclencher à
sa convenance, pratiquement sans bourse délier. Les mutuelles,
ce n'est pas fait uniquement pour les chiens.
Immuablement,
Nicole se présente , dans une maison en ordre parfait, quelque
soit l'heure, habillée d'une robe de chambre élégante.
Elle est très soignée, et son visage comme son corps
sont fort correctement conservés pour les soixante printemps
qu'affiche sa carte d'identité. Visiblement, elle passe beaucoup
de temps à s'occuper d'elle-même. A l'évidence,
elle fait tout ce qu'elle peut pour faciliter le travail de son
médecin . La simplicité de sa tenue vestimentaire,
loin d'être une quelconque manoeuvre de séduction à
son égard, je sens déjà nos amis psychiatres
flairer une bonne petite hystérie, est la preuve de sa volonté
d'être une malade idéale, en ne dissimulant rien à
celui qui doit la soigner.
Examinez-moi
tant que vous voudrez, je suis là pour cela, semble-t-elle
dire. Afin d'appuyer son attitude de collaboration, elle chausse
alors de fines lunettes d'écaille, pour déchiffrer
un papier où elle a pris le soin de consigner d'une part
tous les troubles qu'elle a éprouvé depuis la dernière
visite, et d'autre part une longue liste des médicaments
qui lui semblent nécessaires au traitement de tous ses symptômes.
Au fil des années, la liste s'allonge sans fin : la constipation
chronique télescope les hémorroïdes, qui accompagnent
l'excès de cholestérol, les infections urinaires à
répétition, plus connues sous le vocable de colibacillose,
sans oublier les diverses arthroses et autres insomnies. De quoi
y perdre son latin, pour n'importe quel médecin. Mais, visiblement,
Nicole gère à merveille ce véritable musée
pathologique, en classant soigneusement ses multiples analyses de
sang, radiographies et autres compte-rendus d'examens spécialisés.
Ces
malades voraces existent, comme l'a confirmé un patient employé
dans une pharmacie mutualiste, où, non seulement les gens
ne paient pas leurs ordonnances, mais sont aussi remboursés
sur le champ des honoraires médicaux. Dans une seule journée,
certain petit malin aurait réussi à consulter cinq
médecins différents, et à se faire prescrire
vingt coffrets du même fortifiant, dont le principe actif
est assez fortement alcoolisé. Quant aux remèdes prescrits,
ils sont loin d'être tous absorbés. Le professeur Simon,
pharmacologue, dans une communication qui fit grand bruit, il y
a quelques années, prétendait que 40 pour 100 des
produits ordonnés, seulement, étaient utilisés.
L'observation directe des armoires pharmaceutiques des familles,
regorgeant de boites en tout genre, parfois intactes, va tout à
fait dans ce sens. Un vidangeur, pardon, un assainisseur, ne pincez
pas le nez, on a les relations qu'on peut, affirmait récemment
au cours d'une conversation être effrayé par la quantité
de médicaments, souvent avec leur emballage d'origine , qu'il
pouvait extraire ... des fosses d'aisance.
Mais
Nicole n'est pas du tout de ce genre, et on peut même la soupçonner
d'avaler jusqu'au dernier, non seulement les médicaments
qui lui ont été prescrits, mais même quelques
autres, conseillés par ses amis.
Un
beau jour, pourtant, elle se plaint d'une sensation de gène
dans la gorge. Elle ressent comme une boule, là, dit-elle
en portant la main à son pharynx, qui monte et qui descend.
S'agirait-il de la première manifestation de ce cancer qu'elle
redoute tant?
Les
manifestations d'angoisse et la cancérophobie, nous connaissons
bien cela, nous généralistes. Il y a pratiquement
toutes les chances qu'il ne s'agisse que de cela, et il est tentant
de la rassurer d'emblée sur la gravité de ce trouble.
Cependant, instruit par une expérience non négligeable
de ce type de situation, le praticien a appris combien le résultat
obtenu, en agissant ainsi, est fugitif, et peut être interprété
par le malade comme un rejet. " il s'est moqué de moi quand
je lui ai dit ce que j'avais. Il ne m'a pas cru, alors qu'il aurait
du prendre cela au sérieux". Quant à une attitude
ironique qui se voudrait dédramatisante, elle est redoutable
dans ses effets auprès du patient , qui ne se sent pas pris
en considération .
Et
puis, pourquoi s'en cacher, elle a quand même à l'examen
une muqueuse un peu inflammatoire, et un ganglion qui parait un
peu plus gros que d'habitude. Ce serait vraiment trop bête
qu'elle ait une saleté, et à passer à côté.
Voilà laché le grand mot, la crainte absolue qui nous
a été inculquée au cours de nos études,
le péché mortel, par excellence, contre la science
médicale Tout médecin digne de ce nom doit d'abord
interroger son patient, ce qui notez-le bien, ne veut pas dire lui
laisser la totale liberté de ses propos. Seuls peuvent être
reconnus comme significatifs, dans cette optique les antécédents
personnels ou familiaux, les renseignements sur les habitudes de
vie comme la consommation de tabac ou d'alcool, et la description
aussi précise que possible des symptômes ressentis
par le sujet. Le reste est réputé être de l'ordre
du simple bavardage , et ne saurait être retenu . Dûment
muni de ces premiers renseignements qui restreignent, fort utilement
,le champ de ses recherches, le praticien a déjà une
petite idée de ce dont il s'agit. Du genre: c'est un problème
cardio-vasculaire, ou rhumatologique.
L'examen
clinique, toujours selon les règles, doit être complet,
des pieds à la tête, sans oublier tous les orifices
naturels. Centré, bien entendu sur les organes incriminés
a priori, mais complet. Où doit s'arrêter ce souci
d'exhaustivité ? Faut-il y inclure toutes les techniques
actuelles d'examen, avec, en particulier les endoscopies les plus
diverses ? La question mérite d'être posée pour
la pratique généraliste, car nos amis spécialistes,
eux, paraissent l'avoir résolue. Ils fonctionnent volontiers
comme si leur objectif prioritaire était la recherche d'une
maladie rare, dans le champ de leur discipline, bien entendu. Chacun
de ceux qui ont affaire à eux doit donc subir une exploration
complète, un bilan. Si vous souffrez de quelques gaz intestinaux,
vous avez alors de fortes chances, en vous adressant directement
à un gastro-entérologue, de subir un examen détaillé
de tout le tube digestif.
De
l'oesophage à l'anus, tout votre dedans va subir la curiosité,
non seulement de l'oeil de verre des fibroscopes,haut et bas, mais
aussi le bombardement des rayons X, et le choc des ultra-sons. Endoscopie,
radiologie et échographie, techniques fort onéreuses,
sont devenues une sorte de rituel obligatoire dans cette discipline.
Parfois, ainsi, on diagnostique une toute autre maladie que celle
que l'on recherche au départ, ce qui justifie alors pleinement
cette pratique du bilan systématique. C'est aussi tout à
fait pratique de vous annoncer que vous avez un kyste du foie décelé
par l'échographie, quand on n'a aucune explication à
ces fameux gaz qui vous gênent tant. Un diagnostic a été
porté, l'honneur médical est sauf. Le fait qu'il n'y
ait aucun rapport entre les symptômes dont se plaint le patient
et la découverte fortuite d'une anomalie sans gravité
ne semble pas très gênant.
Cette
attitude médicale, actuellement si répandue, principalement
en milieu hospitalier où il faut "faire tourner les équipements",
pour les "rentabiliser", se heurtera de plus en plus à des
obstacles d'ordre économique. Le dépistage des affections
pulmonaires, principalement tuberculose et cancer, par l'examen
radio-photographique systématique obligatoire de tous les
travailleurs, a déjà été abandonné
depuis plusieurs années. Le prix de revient de chaque cas
décelé était prohibitif.
La
pratique du franglais check-up, cependant, continue de fasciner
les foules, qui en demandent et en redemandent, comme s'il s'agissait
de gagner ainsi une assurance contre la maladie. Tout comme les
pèlerins médiévaux cherchaient le rachat de
leur âme sur la route de Saint-Jacques de Compostelle. Faut-il
vraiment leur dire, au risque de leur faire perdre la foi, qu'en
fait, on ne peut jamais tout vérifier, et que nul n'est à
l'abri d'une panne imprévue? Le moderne tomodensitomètre,
traduction française presque littérale de l'anglais
scanner, est ainsi devenu pour certains une espèce de machine
à laver le cancer, avant qu'il ne se manifeste. Tout comme
l'échographie mensuelle des femmes enceintes, pratique fort
courante, est vécue comme un label de protection contre les
malformations congénitales possibles du bébé
en cours de fabrication.
Il
ne s'agit pas, par ces dernières remarques, de railler, facilement,
la naïveté de l'utilisateur moyen de la médecine
; ou de fustiger , du haut de je ne sais quelle chaire morale, certains
comportements médicaux. Mais bien d'insister sur ce besoin
de sécurité que nous avons tous, et que nous sommes
prêts à payer n'importe quel prix, y compris l'incursion
subtile dans un mode de pensée magique. Malades comme médecins,
nous sommes à la même enseigne.
Nicole,
perçoit une petite appréhension. Une palpation du
cou un peu plus appuyée qu'usuellement, cela se remarque,
quand on a étudié à fond son médecin.
Avec tout son savoir-faire coutumier, elle tend une perche secourable;
" Docteur, vous ne pensez pas que l'avis d'un spécialiste
pourrait être utile ?". Difficile de reculer, dans un cas
semblable. N'importe comment, un refus, même motivé
fermement, ne l'empêcherait pas de mettre son projet à
exécution. Vous savez bien qu'au nom du principe sacro-saint
du libre accès aux soins, n'importe qui peut tirer directement
la sonnette de n'importe quel spécialiste. Là encore,
les mutuelles jouent leur rôle facilitateur en remboursant
systématiquement n'importe quel acte médical .
Voici
donc une courte lettre d'explication des symptômes de Nicole
à l'otorhino, devenu O.R.L. en ces temps gourmands de sigles
. Mais il faut tenter de garder la face : " Je suis persuadé,
enfin presque sûr, que vous n'avez rien de grave. Je ne vous
envoie chez X...que pour vous rassurer"
Une
semaine plus tard, ce qui suppose une jolie performance de Nicole
qui a réussi à franchir, en un temps record, la redoutable
course d'obstacle nécessaire à l'obtention d'un rendez-vous
aussi proche, nouvel appel à domicile. " Voici le résultat
du spécialiste" me dit-elle, en tendant une enveloppe cachetée.
L'a-t-elle déjà lue? Probable. A sa place qui n'en
ferait pas autant ?
Le
confrère, parfaitement compétent, après avoir
repris brièvement l'histoire des troubles en question, donne
un compte rendu de son examen. Celui-ci est absolument normal. Il
en conclut donc, ayant remarqué l'inquiétude de la
malade, qu'il n'y a rien d'organique dans tout cela, et que cette
maladie est fonctionnelle. Il l'a donc rassurée complètement,
et lui a juste prescrit un médicament anxiolytique, à
petites doses.
Nous
entrons, avec cette notion de pathologie fonctionnelle, un peu plus
avant dans ce qu'est, en réalité, la médecine
générale. Les "vraies" maladies, telles qu'elles sont
décrites dans les livres et diagnostiquées avec certitude
par les médecins, surtout les spécialistes et les
hospitaliers, du moins dans les affections du corps, correspondent
toutes à l'atteinte d'un organe, ou d'un groupe d'organes.
Cette lésion peut-être affirmée à l'oeil
nu : psoriasis, par exemple; ou grâce au microscope, comme
pour des cancers du sein. A moins que ne ce soit le laboratoire
qui apporte cette certitude. Dans des maladies comme le diabète,
dont la définition fait appel à la découverte
d'un taux excessif de glucose dans le sang .
Ces
maladies sont alors dites organiques. Elles existent, bien sûr,
et intéressent tellement les médecins qu'ils ne parlent
pratiquement que d'elles dans leurs multiples revues et au cours
de leurs savants congrès. C'est l'objet principal de la science
médicale.
Cependant,
et cela surprend toujours beaucoup les généralistes
débutants, la plus grande partie des gens qui ont affaire
à nous sont totalement indemnes de ce type d'atteinte. La
proportion, en l'absence de toute donnée épidémiologique
de masse, nous en avons déjà parlé, est en
général estimée à sept sur dix, dans
une consultation de médecine générale. Soixante
dix pour cent de nos clients se plaignent de symptômes que
nous sommes incapables de rattacher à une cause organique.
Il y a de quoi rester rêveur devant un tel chiffre. Cependant,
cela ne veut pas dire que seulement trois malades sur dix présentent
une maladie objectivement reconnue. Nicole présente aussi
une hypercholestérolémie et une arthrose vertébrale
authentiques . La plainte qu'elle émet aujourd'hui, est,
elle, purement fonctionnelle.
La
plupart des troubles qui nous sont proposés, comme celui
de Nicole, sont donc dits fonctionnels. Ce terme suggère
une comparaison avec la mécanique automobile. Si votre auto
est en panne, ce qu'à Dieu ne plaise,cela peut avoir deux
origines, une fois que vous avez pris la précaution élémentaire
de vérifier que le réservoir de carburant n'est pas
vide. Ou bien une pièce est cassée, usée ou
défectueuse. Un organe est en cause, et l'heureux mécanicien
n'a plus que la peine de le changer. Ou bien toutes les parties
du moteur sont intactes, et seul le réglage du fonctionnement
de l'ensemble est défaillant. Par exemple l'écartement
des vis platinées s'est modifié. Il s'agit alors d'un
trouble fonctionnel.Dans un cas comme dans l'autre, le résultat
est le même, le système ne fonctionne plus, et vous
devez payer, fort cher, l'intervention salvatrice de votre garagiste
favori, qui ne manquera certainement pas l'occasion de vous dire
que vous devriez changer de véhicule. Ce qui marque définitivement
la limite logique de cette comparaison simplificatrice avec nos
humaines défaillances de santé .
Avant
que d'être désignés fonctionnels par les médecins
actuels, ces malades ont eu droit à un certain nombre d'étiquettes.
On a parlé , chacun le sait de "malade imaginaire". Ce n'est
d'ailleurs pas fini. Et puis de névrose d'organe, en supposant
qu'un trouble psychique, de préférence inconscient,
ce qui noie quelque peu le poisson, sans pour autant aider le pêcheur,
puisse se manifester par des symptômes d'allure organique.
On
a parlé également de dystonie neuro-végétative.
En effet, les neurologues, entre les deux guerres, en particulier,se
sont beaucoup intéressés au système nerveux
autonome.
Le
sympathique et le parasympathique, agissant de façon antagoniste
et complémentaire, déterminent le tonus nerveux assurant
le fonctionnement automatique de tous nos viscères. La fréquence
cardiaque ou la vidange de l'estomac, par exemple en dépendent.
Un
déséquilibre durable entre ces deux modes d'innervation
des organes serait donc capable d'en altérer le fonctionnement
de façon pathologique. Il s'agirait donc d'une espèce
de maladie des "nerfs", mais ayant un substratum anatomique réel,
par opposition aux malades-des-nerfs que soignent les psychiatres.
Cette vision très mécaniciste a eu un grand succès,
car elle permettait au médecin de rattacher ce type de troubles
à l'ensemble de la pathologie.
Mais,
pour être réellement explicative, cette théorie
doit indiquer d'où vient le déséquilibre initial.
Tout est dans l'hypothalamus, répondent les neurophysiologistes.
Et vous verrez ce que vous verrez quand nous aurons élucidé
complètement les mécanismes d'action des neuro-transmetteurs.
Au fur et à mesure des acquisitions scientifiques, loin de
s'éclaircir, la question ne fait que reculer à l'infini.
La
pensée médicale a aussi été très
fortement imprégnée par les travaux du physiologiste
Hans Selye. Dès 1936, il a démontré que des
facteurs extérieurs agressifs étaient capables d'intervenir
directement sur le bon fonctionnement d'un organisme. Des rats soumis
à une décharge électrique à chaque fois
qu'ils veulent s'alimenter, les pauvres petites bêtes, développent
ainsi un ulcère d'estomac. Tout un mouvement, dit psychosomatique,
comme si toute médecine ne l'était pas forcément,
a très largement, et avec des fortunes variables, utilisé
très largement cette notion de stress. D'ailleurs, qui d'entre
nous, plusieurs fois par jour, ne se dit pas "stressé"?
Les
théories psychanalytiques, elles aussi, ont toujours cherché
à prendre en compte les manifestations corporelles de la
maladie. Ce n'est pas pour rien que les premiers travaux de Freud
ont eu pour objet l'hystérie, avec ses expressions si spectaculaires
au début du siècle , à l'hôpital de la
Salpétrière, à Paris. De là à
comprendre que des manifestations somatiques pouvaient être
l'expression de conflits intra-psychiques de l'enfance, il n'y a
eu qu'un pas rapidement franchi.
L'école
lacanienne y a vu de façon fort intéressante un véritable
langage, seul moyen pour certains sujets, d'exprimer, de manière
non verbale, leur inconscient. Construction intellectuelle fort
intéressante, mais qui permet mal d'aller au delà
du simple discours autour de la fonction de la maladie. A condition,
encore, de prendre en compte l'existence de l'inconscient, qui ,
faut-il le rappeler, n'est présenté aux médecins
somaticiens dans leur enseignement universitaire que comme une hypothèse
de travail des pères fondateurs de la psychanalyse, et jamais
comme une donnée clinique observable. Et comme les manifestations
somatiques de cet inconscient restent le plus souvenr opaques aux
observateurs, le doute quant à leur réalité
continue de régner en maître dans le corps médical.
Et c'est probablement très regrettable pour nos patients.
En
pratique, qu'en est-il ? Tout se passe comme si le rôle du
médecin était d'abord de trier d'un côté
les malades organiques, qui relèvent de plus en plus largement
de la médecine spécialisée, et de l'autre les
fonctionnels, qui la plupart du temps,en désespoir de cause,
finissent par retomber entre les mains des généralistes.
Comment
en font-ils le diagnostic? Tout simplement par élimination.
Il faut d'abord écarter toute possibilité d'atteinte
organique, avant d'affirmer une telle éventualité.
Le risque d'erreur est permanent, et nous craignons tous que le
cancérophobe ne finisse par avoir vraiment sa tumeur maligne,
ce qui n'est pas si rare. Les cliniciens, il y a une vingtaine d'années,
ont décrit le syndrome d'ulcère d'estomac sans ulcère.
Il s'agit de sujets présentant des douleurs typiques d'ulcère
gastro-duodénal, survenant à heures fixes, et à
intervalles réguliers dans l'année, et qui surtout
sont calmées par la prise d'aliments. Mais aucun signe de
niche ulcéreuse à la radiographie. Au bout de quelques
années, cependant, dans un grand nombre de cas, on a vu apparaître
ce type d'image.
L'observation
reste intéressante, même si les progrès diagnostiques
de la fibroscopie gastrique permettent maintenant de voir, et de
biopsier, des lésions minuscules, radiologiquement invisibles.
Dans
quelques années, tout cela sera peut-être bouleversé
par des techniques nouvelles, permettant des diagnostics lésionnels
encore plus précoces et plus précis. La frontière
entre l'organique et le fonctionnel, c'est certain, dépend
aussi de la finesse de nos investigations.
De
façon moins théorique, l'état de la médecine
étant ce qu'il est, le médecin généraliste
est encore contraint d'utiliser largement un outil, scientifiquement
peu contrôlable, le flair. Or, cet instrument, entre autres
bizarreries de fonctionnement, est particulièrement sensible
à l'anxiété du praticien.
Pourquoi
y a-t-il beaucoup plus d'erreurs de diagnostic la nuit que le jour,
et toujours dans le même sens, celui de l'excès. Si
les choses paraissent alors plus graves , ce n'est pas toujours
parce que nous sommes mal réveillés. Mais bien parce
que, comme les enfants, nous conservons en nous des traces de la
vieille peur ancestrale de la nuit et du noir .
L'angoisse
du médecin, aggravée par sa solitude, se camoufle
volontiers derrière un activisme, dont l'allure scientifique
se veut rassurante. Pour lui, au moins autant que pour son patient.
Les investigations, à propos de n'importe quel malade, peuvent
ainsi être poussées à l'infini. Et puis, quand
c'est fini, on recommence. Comme le chante si bien Léo Ferré.
Si on avait oublié quelque chose dans tout cela, ou, pourquoi
pas, qu'un élément nouveau se soit révélé
entre temps?
A cet
égard, certaines concentrations de spécialistes fonctionnent
remarquablement. Vous avez mal au ventre, madame. Le gynécologue,
après avoir fait son bilan, complet, bien sûr, vous
dit que tout est normal pour lui. Mais voici une lettre pour un
confrère urologue. "Votre cas ne relève pas de ma
spécialité, c'est un problème digestif". Rhumatologue,
neurologue, éventuellement psychologue ou psychiatre, vous
voilà engagée dans un véritable réseau
sans fin. Nos confrères américains ont calculé,
il y a quelques années, qu'il fallait, en moyenne, trois
ans, pour que le diagnostic de dépression nerveuse soit porté
chez les malades ne présentant que des symptômes somatiques.
Il
y a donc un moment, où, en toute solitude, le médecin
doit prendre le risque de décider que tel trouble est fonctionnel.
Cependant, cette classification n'est qu'une simple étiquette.
Et le bon médecin, si toutefois une telle espèce existe,
est, peut-être, celui qui est capable de la remettre instantanément
en question si besoin est.
La
boule dans la gorge de Nicole est donc, pour l'instant, rangée
dans ce tiroir, et les recherches complémentaires n'iront
pas plus loin. " D'accord, mais comment m'en débarrasser
, de cette boule ?" Excellente question, mais il ne faut pas la
remercier de l'avoir posée ! Car, si le diagnostic de maladie
fonctionnelle reste incertain, aucun traitement n'est proposé
en dehors de la bonne parole. Ce n'est rien ma petite dame, pensez
que vous n'avez pas de cancer, sortez, faites du sport. Ce qu'en
termes plus sérieux on appelle une psychothérapie
de soutien.
La
dernière arme, le spécialiste ne s'y est pas trompé,
est la prescription médicamenteuse. C'est d'ailleurs d'abord
pour cela que l'on consulte un médecin: il doit délivrer
une médecine, pour utiliser un terme quelque peu suranné.
Nicole est anxieuse, bien sûr; et c'est peut-être là
la cause de sa maladie. Allons-y , à notre secours l'industrie
pharmaceutique !
Les
anxiolytiques, plus connus sous le nom de tranquillisants, existent.
A eux de jouer. Et ils jouent gros jeu. On dit assez partout que
la France possède le record mondial de la consommation de
ce type de produit? Un français sur sept, actuellement,en
prend régulièrement.
La
vie dans notre beau pays est-elle particulièrement difficile
que nous ayons besoin de recourir aussi largement à cette
aide chimique, alors que nous continuons, pour des raisons culturelles
anciennes, d'être les leaders mondiaux de la production et
de la consommation des boissons alcoolisées? Nous aurons
largement l'occasion de revenir sur ce problème de santé
un peu plus loin.
La
principale classe chimique de ces anxiolytiques est celle des benzodiazépines,
qui ont le gros avantage d'être peu toxiques en cas d'ingestion
massive. Contrairement aux barbituriques, par exemple. C'est un
bon point . Mais, elles sont capables aussi d'entraîner des
phénomènes de dépendance. C'est à dire
que vous pouvez avoir du mal à vous en passer au bout de
quelques temps d'utilisation. Enfin, elles sont largement utilisés,
en particulier par des femmes jeunes, à de fortes doses,
associées à l'alcool, dans un but toxicomaniaque.
Utilisation étonnante, mais parfaitement légale, de
substances médicamenteuses remboursées par la sécurité
sociale.
En
pratique, la prescription d'une benzodiazépine, pour quelque
motif que ce soit, est loin d'être un geste anodin qui tranquillise
seulement le malade, et plus encore, souvent, le médecin.
En effet la durée moyenne de prise de ce traitement va s'étaler
, en moyenne, sur quarante deux mois. Oui, vous avez bien lu, près
de quatre ans.
Quand
on pense aux effets secondaires sur la vigilance, et donc sur les
possibilités d'adaptation à un environnement en mouvement,
on peut être tenté d'y voir l'un des freins aux nécessaires
mutations de la société, face aux contraintes de la
concurrence internationale. Curieusement, personne n'envisage ce
type de problème quand on parle de lutter contre le chômage.
Nous,
généralistes, avons notre part de responsabilité
dans cet état de fait, car nous prescrivons quatre vingt
pour cent des médicaments psychotropes. C'est à dire
destinés au système nerveux central. Or, il faut le
savoir, pour la plupart d'entre nous, nous n'avons reçu aucune
formation en matière de psychiatrie, ce qui ne nous empêche
pas de traiter, comme nous pouvons, plus de sept malades dits mentaux
sur dix.
Ce
réflexe de prescription constitue aussi une simplification
bien utile: ce n'est pas somatique, donc c'est psychique; comme
l'indique le terme parfois utilisé de psycho-fonctionnel.
Le psychique ,c'est bien compliqué. On n'y comprend rien.
Et ce n'est pas le discours des psychiatres, récusant systématiquement
ces malades en prétextant leur manque total de demande, qui
peut nous aider. Contentons-nous de calmer les choses avec la simple
équation : facteur psychologique = "tranxène" . Ou
tout autre produit.
Nicole
a parlé longtemps de "sa boule", qui n'a disparu qu'au bout
de longs mois. En fait quand elle a commencé à souffrir
du sein droit. Mais depuis, elle prend toujours du "temesta", et
appelle régulièrement son généraliste
auprès d'elle, avec des symptômes nouveaux .
Est-elle
guérie? Certainement pas . Et de quoi serait-elle guérie
? Nous n'avons encore aucun élément de réponse.
Nicole continuera de faire les beaux jours des multiples professionnels
de santé qu'elle ne manquera pas de continuer à consommer.
A moins qu'une maladie sérieuse, je veux dire organique,
ne vienne interrompre définitivement cette ronde sans fin.
C'est vrai,on finirait presque par oublier que c'est parfois dangereux
d'être malade . ______ suite
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