CHAPITRE
5 : RIEN DE NOUVEAU SOUS LE SOLEIL
Ce
voyage un peu inhabituel effectué avec le lecteur au sein
d'une pratique médicale quotidienne, avec des malades comme
nous tous, pourrait, en toute immodestie, se prétendre résolument
novateur. La tentation existe. Pourquoi même ne pas songer
à parler, pompeusement, de nouvelle médecine ? Personne
n'échappe à la fascination de l'étiquette :
nouveau, quand elle est habilement disposée sur un objet.
Les hommes de marketing et de publicité savent parfaitement,
bien avant les médecins, utiliser la rivalité mimétique
pour nous faire désirer un objet parce que d'autres, tout
à fait enviables, l'utilisent.
Le
moderne n'est-il pas, lui aussi, une simple production de la mode
? La question mérite d'être posée, au point
où nous en sommes parvenus dans notre cheminement , si nous
voulons rester les pieds bien collés à la terre.
Et
pour cela, rien de tel que de revenir à la pratique généraliste,
pour demeurer fidèles à notre méthode initiale.
1)
ENVOÛTÉE:
S'il
est un sujet qui sent sa campagne profonde, c'est bien tout ce qui
touche aux affaires de sorcellerie. On imagine volontiers, en une
longue soirée d'hiver, dans une maison cossue au milieu d'un
bocage isolé, une fin de repas copieux entre notables. Est-ce
la chaleur du feu de bois, ou les vapeurs de l'alcool? Mais les
langues se dénouent. Et chacun, notaire, curé, vétérinaire
ou médecin de raconter sa petite histoire paysanne.
Germaine,
elle, n'a rien à voir avec cette image d'Epinal. Elle est
charcutière et travaille dans une grande surface de vente.
A la grande satisfaction de tous, car c'est une excellente ouvrière.
Un
triste matin, sa hanche lui refuse tout service, et la cloue à
la maison. Médecin, arthrose, médicaments contre l'inflammation,
arrêt de travail. Aucun résultat.
Deuxième
acte. Tout aussi stéréotypé. Analyse de sang,
radiographie, spécialiste. On est au point mort. Médicalement,
en l'état actuel de nos connaissances, pour rester tout à
fait prudent, elle n'a rien.
Bien
entendu, avec son tropisme personnel pour ce type de pathologie,
son généraliste fonce sur l'hypothèse d' une
maladie fonctionnelle. Et de chercher au cours des entretiens la
signification possible de cet état. Mais elle souffre toujours
autant, malgré tous les médicaments prescris inlassablement.
Et les entretiens réguliers que nous avons ensemble.
Malgré
tous les efforts du médecin pour l'aider, elle va de plus
en plus mal. Et elle, habituellement si gaie et si dynamique, se
replie totalement sur elle-même. Pas de doute, elle est déprimée;
et traîne lamentablement, malgré un traitement chimique
correctement adapté à cet état.
Tout
cela dure très longtemps, avec des consultations rythmées
par les indispensables prescriptions d'arrêt de travail. Car
elle peut de moins en moins marcher, et il devient probable qu'elle
ne pourra plus jamais reprendre son métier, qu'elle aimait
tant.
Un
jour, cependant, elle va visiblement un peu mieux, et cette constatation
lui est faite par le médecin . Sur le conseil de son mari
et de sa fille, dit-elle , elle est allée voir un guérisseur.
Pratique des plus courantes, dans tous les milieux, puisque le nombre
des praticiens non médecins dépasserait , en France,
celui des diplômés. Ce qui en dit long sur la façon
dont nous praticiens diplômés ne répondons pas
aux besoins ressentis par la population. Mais, cette question n'intéresse
sérieusement encore personne, puisque nous vivons assez bien
les uns et les autres de la maladie. Et puis on n'a jamais vu aucune
grande machine capable de modifier d' elle- même son fonctionnement
défectueux.
L'éducation
nationale en est une illustration. Chaque ministre, depuis des dizaines
d'années, attache son nom à une réforme, qui
doit, enfin, permettre à l'école de s'adapter à
la réalité mouvante de la société. Cela
part des meilleures intentions du monde, bien entendu. Mais, invariablement,
le résultat est aussi décevant. Une fois encore, plus
ça change, moins ça change. Car la seule chose qui
ne puisse être remise en question, homéostasie oblige,
c'est la structure de l'institution elle-même.
De
la même façon qu'aucune dictature n'a jamais pu évoluer
en un régime libéral sans avoir été
détruite par une révolution extérieure à
elle-même.
Cette
maladie mystérieuse que nous n'arrivons ni à diagnostiquer,
ni à traiter, ce "confrère " ne va avoir aucune peine
à l'identifier. Pour lui, aucun doute n'est possible, Germaine
est victime d'un envoûtement.
Quelqu'un,
dans son entourage proche lui a jeté un sort. Ce qui a pour
effet de la priver d'abord de ses possibilités de travail,
en lui immobilisant la jambe. Et ensuite la vide littéralement
de sa propre volonté. Elle ne peut plus faire tout ce qu'elle
aimait auparavant, comme si quelqu'un d'autre la manipulait comme
une marionnette.
L'attitude
"thérapeutique" devient alors tout à fait claire.
Il faut découvrir qui est ce mystérieux, et voisin,
envoûteur, afin d'éviter, à l'avenir tout contact
qui puisse renforcer cette prise de possession. La sorcière
doit être reconnue, pour la fuir absolument, par tous les
moyens fournis par le guérisseur.
Ce
type d'explication de la maladie ne remonte pas à hier, et
nos modernes désenvoûteurs sont les héritiers
d'une tradition médicale populaire immémoriale. La
question que nous pensions si novatrice : " de qui souffrez-vous
? " est, à l'évidence, au centre même de cette
compréhension de la maladie. On ne souffre pas seul, simplement
de ce qui se passe dans son corps ou dans sa tête. Il faut
qu'il y ait une explication ailleurs. Et cet ailleurs, la tradition
populaire ne s'y trompe pas, c'est quelqu'un d'autre que rien ne
permet de reconnaître.
Il
y a là une vérité profonde, qui ne peut être
simplement balayée par le sourire ironique du rationaliste
de service, qui n'a pas encore tout à fait digéré
les splendeurs de la vision du monde d'un Auguste Conte. Car, on
peut soutenir que l'esprit de cette recherche magique n'a rien à
envier aux plus spectaculaires travaux contemporains de laboratoire.
Bien
entendu, le dérapage vers le processus de découverte
du coupable présumé de l'envoûtement parait
beaucoup plus critiquable. En ce sens qu'il met la victime de l'envoûtement
dans l'obligation, pour guérir, de retrouver le responsable
présumé. Car tout le talent du désenvoûteur
est de ne jamais désigner lui-même le coupable. Et
celui-ci, qui joue d'autant mieux l'innocence qu'il n'est pour rien
dans tout cela, devient un bouc émissaire parfait. Tout l'entourage
du malade participe activement à cette croyance en la culpabilité
de l'envoûteur, donc à sa mise à l'écart
de la communauté. Les sorciers habitent toujours à
l'écart des villages dans les contes de fée, c'est
bien connu.
Germaine,
elle aussi, a déménagé, et elle n'a plus jamais
donné de nouvelles . Qu'est-elle devenue ?
2)
LE COUP DE BOL
Non,
attendez. Ne levez pas un tel sourcil réprobateur. Le langage
de ce travail, jusqu'ici relativement châtié, ne tourne
pas à l'argotique, rassurez-vous. Bol, voyez-vous, et retenez-le
si vous êtes cruciverbiste, ne désigne pas seulement
le récipient favori du riz chinois, ou la simple chance.
C'est aussi un tout petit pays .
Prenez
donc l'avion,et, d'un coup d'aile franchissez la Méditerranée,
la Tunisie et la Lybie. Vous êtes au Tchad. Tout comme y était
il y a vingt quatre ans un tout jeune médecin. N'ayant pas
un goût immodéré pour la couleur amarante du
képi des militaires médecins, il avait choisi de devancer
un peu l'appel légal du Service National pour être
affecté au ministère de la coopération.
Cela
l'a conduit à plusieurs expériences intéressantes.
La première est d'ordre strictement logique et administratif
. C'est d'avoir vécu une période de sa vie de seize
mois sans n'être ni militaire, car il n'avait pas eu à
effectuer les classes traditionnelles du service de santé
des armées , ni civil. La deuxième a été
de le guérir d'une stupide prévention juvénile
contre les militaires. Il a pu rencontrer là-bas des hommes
tout à fait remarquables, travaillant dans des conditions
particulièrement difficiles, sans autre préoccupation
que celle de bien faire leur métier .
L'
immersion dans un environnement humain inconnu, avec une médecine
d'un autre âge , a été particulièrement
brutale, est-il besoin de le dire . Etre seul en brousse, à
huit heures de piste de l'hôpital le plus proche, avec la
responsabilité totale, médicale, chirurgicale et obstétricale
d'une population de cent mille habitants répartis sur toute
la rive nord du lac Tchad, est aussi une expérience qui marque.
Quelle douche écossaise quand on sort juste de la débauche
de matériel et de personnel des hôpitaux de Paris que
de se retrouver sans eau ni électricité, avec une
voiture sans pneus , et une pharmacie totalement pillée.
Bol,
puisque tel est le nom du village, pardon, de la préfecture
d'affectation , c'est aussi des dunes de sable aride, maigrement
meublées de quelques épineux, se terminant dans une
eau étrange, peuplée de barrières de papyrus
changeant le paysage au gré des vents. Un énorme bassin
d'évaporation, à l'époque grand comme la Belgique,
où se perdent définitivement au soleil les flots du
fleuve Chari. C'est , c'était, également un archipel
de plusieurs milliers d'îles, habitées par un peuple
très particulier : les boudoumas . Ce peuple utilise une
langue fort différente des parlers locaux dérivés
de l'arabe , et a la fierté de n'avoir jamais été
envahis par quiconque au cours de son histoire , selon la tradition
orale .
En
cas de danger, les hommes, femmes et enfants ont coutume de se réfugier
dans l'eau, au milieu des roseaux, où ils sont invisibles.
Habiles pêcheurs, avec leurs embarcations de papyrus, étrangement
semblables à celles des indiens du lac Titicaca, ils n'hésitent
pas à se déplacer d'île en île avec leur
bétail. La population terrestre est surtout constituée
de Kanembous, éleveurs semi nomades de bétail, très
fortement islamisés.
Le
petit bâtiment au toit de tôle, pompeusement baptisé
centre médical, comporte une vingtaine de lits où
l'on peut garder les cas les plus préoccupants, qui ont été
dépistés par l'infirmier de service à la consultation
parmi les cent clients quotidiens.
Le
spectacle est plutôt curieux de ce campement permanent de
tous les accompagnants du malade. Les femmes, les enfants et les
ancêtres s'installent avec armes et bagages, dans la chambre
même, et dans la cour juste auprès de chaque malade.
Leur présence est tolérée, car ils ont la charge
de nourrir le leur. Les petits réchauds à charbon
de bois se logent partout. Jusque, parfois, à la grande colère
du médecin , sous les lits métalliques blancs traditionnels,
objets peu usités sous ces latitudes. Le bruit des pilons
dans les mortiers à mil rythme régulièrement
les jours, au milieu des interminables conversations et des rires.
Pas
de doute possible, la maladie, c'est vraiment, ici, une affaire
de famille. Il y a bien longtemps déjà que, beaucoup
plus au sud, un certain Albert Schweitzer, a eu l'idée saugrenue
de reconstituer de véritables villages autour de ses malades
de Lambaréné. Tollé quasi général
dans la profession médicale, qui a vu dans ce simple respect
de la coutume locale, une atteinte aux sacro-saints dogmes de l'hygiène
et de l'aseptie, purs fleurons. de la médecine scientifique.
Pensez-donc, laisser vivre ces pauvres êtres dans leurs taudis
sans aucun confort, soumis à tous les risques de la contagion.
Et ils risquent eux aussi de contaminer les autres. Ce n'est pas
digne d'un vrai médecin.
Il
faut être un artiste, ou un philosophe, comme lui, pour avoir
de pareilles idées. Quand on pense à la fortune que
nous coûte la construction de beaux hôpitaux modernes
dans ces pays.
Docteur
Schweitzer , Il ne fait pas bon être en avance sur son époque,
elle ne vous le pardonne pas. Et elle vous condamne à un
long purgatoire au nom de la religion de la science, dont les prêtres
ne se distinguent pas toujours par une tolérance parfaite
vis à vis de leurs semblables .
Mais,
pour revenir à Bol, il faut bien avouer qu'il n'est pas particulièrement
facile d' y travailler pour un jeune médecin européen
.
En
plus du manque cruel de médicaments , qui oblige à
effectuer des choix épouvantables, les problèmes de
langues sont particulièrement gênants . Parler avec
un malade par l'intermédiaire d'un interprète, situation
la plus courante, n'est déjà pas facile. Mais avoir
recours à deux intermédiaires relève du cauchemar
, ou de la devinette .
L'adaptation
d'un bagage uniquement théorique, fraîchement acquis,à
des situations concrètes totalement inédites demande
quelques acrobaties souvent angoissantes. Et il n'y a aucun moyen
de reculer, il faut prendre des risques, en toute incertitude.
C'est
ce qui arrive ce jour là avec un jeune garçon de douze
ans. Cet écolier présente une jaunisse gravissime,
qui a amené à l'hospitaliser. Cette hépatite
virale, peut-on penser que c'en est une, en l'absence de toute possibilité
d'examen complémentaire, s'aggrave très rapidement.
En quelques jours ce mince enfant, vif comme l'éclair, gît
sur son lit. Il est inerte, avec un teint grisâtre qui fait
craindre le pire. Malheureusement, pas de doute possible, dès
le lendemain il s'enfonce dans le coma. Médicalement, et
surtout en brousse , il n'y plus rien à faire .
Une
délégation de ses camarades d'école se constitue
et vient dire qu'ils connaissent un remède pour guérir
leur camarade. Il ne s'agit pas là de la première
occasion de rencontre avec des pratiques traditionnelles africaines
de soins. Comme ,par exemple, l'utilisation de bouse de vache pour
cicatriser certaines plaies, dont les résultats ne sont pas
aussi catastrophiques que l'on pourrait le craindre à priori.
La chance a certainement voulu que le sol ne renferme pas de spores
tétaniques à cet endroit. Des rencontres existent
aussi parfois avec le marabout du village, et nos relations sont
bonnes . Il lui arrive même car d'envoyer des clients qu'il
ne veut pas , ou plus, soigner lui-même. Pourquoi alors refuser
la proposition des enfants ? Avec cependant une condition : assister
à la scène..
Le
médecin n'en mène vraiment pas large quand on amène
sur le sable ce petit corps inconscient, au milieu du groupe formé
par ses camarades d'école. Ceux-ci ont simplement préparé
un petit trou dans le sol et se sont munis d'une bouilloire pleine
de liquide. Cela a été très vite. Il lui ont
simplement lavé la tête , en le tenant tous ensemble
au dessus du sable, qu'ils ont ensuite soigneusement recouvert.
Puis ils ont porté le malade jusque dans son lit. Rien de
plus spectaculaire.
Nous
quittons le soir notre écolier mourant, et, selon toute vraisemblance
, condamné dans les heures suivantes.
Quelle
surprise le matin suivant de retrouver un garçon ayant repris
conscience, encore très faible, mais souriant ! Il s'est
mis à uriner à nouveau, de plus en plus clair, et
a déjauni en quelques jours. Ce qui se repère sans
difficulté avec la coloration du blanc de l'oeil, quand la
peau est très pigmentée, comme le savent les médecins.
Aucune
explication d'ordre scientifique n'a pu venir à l'esprit
du médecin . Ce virus semblait implacable, et, médicalement,
aucun remède n'avait jamais fait la preuve de son efficacité
dans un cas semblable. Erreur de diagnostic ? Tout à fait
possible. Quand on n'a que ses yeux, ses oreilles et ses mains pour
travailler, on a tendance à rester modeste quant à
ses capacités. Pourtant, si vous l'aviez vu, ce pauvre garçon,
même si vous n'êtes pas de la partie, vous n'auriez
pas donné cher de sa peau.
S'il
avait fallu alors se prononcer devant une instance comme la commission
médicale de Lourdes, la conclusion proposée aurait
été celle d' une guérison médicalement
inexpliquable. Plus de vingt ans après, le médecin
se sent toujours aussi ignorant de ce qui a bien pu se passer.
Il
a pourtant cherché la solution de cette énigme dans
la composition du fameux liquide utilisé par les enfants.
Déformation professionnelle : un médecin est avant
tout attiré par les médecines. Terme désuet
pour désigner les remèdes. Mais, malgré tous
les efforts de persuasion déployés, la composition
n'a pas été révélée, ni qui la
qualité de celui qui l'avait fabriqué ou fourni .
Ce
qui était resté opaque à l'observateur de l'époque,
et qui semble aujourd'hui si frappant au médecin de famille
, c'est la façon qu'a eu le groupe des petits africains de
prendre en charge collectivement la maladie de leur camarade. Aucun
doute possible, quelle que soit la représentation qu'ils
se font de ce mal, cela n'est pas l'affaire d'un seul, mais d'une
collectivité toute entière. Car, comment ne pas être
persuadé, maintenant, qu'ils n'ont pas agi seuls, et qu'il
y avait derrière eux toute une communauté en action
pour sauver l'un des siens.
La
dimension familiale de la maladie reste, à n'en pas douter,
au coeur même de la médecine traditionnelle africaine
et occidentale. La maladie n'est pas considérée comme
un événement interne propre au sujet, comme dans notre
conception médicale actuelle, dite scientifique. Les chercheurs
ont depuis longtemps été frappés de constater
la variabilité extrême d'expression de ce que nous
considérons comme les maladies mentales d'une culture à
une autre, ou d'une époque à la suivante. L'exemple
est bien connu des grandes crises d'hystérie observées
par Charcot et Freud au début du siècle. Elles ne
se voient plus jamais de nos jours. Comme si la maladie était
mimétique, elle aussi. Ne parle-t-on pas d'ailleurs de maladie
à la mode ?
3)
LES YEUX DE SA CHÈVRE:
Nous
ne pouvons pas quitter aussi rapidement la chaude terre africaine,
dont les pratiques médicales gagnent chaque jour du terrain
dans notre pays cartésien. Il suffit pour s"en convaincre
de lire les petites annonces des journaux où entre madame
Irma, voyante extra lucide et Jean Martin, radiesthésiste
magnétiseur, figure Monsieur Boubou féticheur guérisseur
africain, résultats garantis par don héréditaire.
N'en sourions pas trop vite, s'il vous plaît.
Pour
une fois, nous allons déroger à notre règle
initiale. Ce n'est pas à un malade que nous allons nous intéresser.
Mais à un médecin, s'il accepte cette appellation
fort répandue en Afrique, où l'on trouve volontiers
des enseignes comme : " docteur pour solex ". Piquons donc plusieurs
milliers de kilomètres au sud de Bol, pour retrouver la mer
à Douala, république du Cameroun.
Changeons
de guide et suivons ensemble les pas de Jean de Rosny. Ce jésuite
français nous raconte , dans les plus petits détails,
son initiation personnelle de cinq ans à la médecine
traditionnelle locale. Ce témoignage extraordinaire a été
publié sous le titre : " Les yeux de ma chèvre ".
Nous
entrons avec lui, au coeur d'un quartier populaire de Douala, dans
l'intimité d'un nganga, guérisseur ou médecin
traditionnel. Qui doit être fondamentalement distingué
du sorcier, dont le rôle opposé , si l'on peut dire,
est de rendre les autres malades.
De
Rosny nous fait assister, pas à pas, à son approche
de cette médecine traditionnelle, à travers ses relations
avec des nganga, dans la vie quotidienne, comme au cours de leur
activité professionnelle. Il s'agit d'un véritable
itinéraire initiatique, que nous allons tenter de suivre
et de comprendre avec les notions que nous avons déjà
utilisées auparavant La description très minutieuse,
plans à l'appui, du lieu où travaille le nganga n'évoque
pas exactement nos cabinets médicaux. Les interventions qui
constituent sa pratique sont, bien sûr, d'un tout autre type
que celui de nos consultations actuelles. Mais tachons de ne pas
nous laisser trop envahir par l'exotisme des scènes nocturnes,
à la seule lueur d'un grand feu, au son martelé du
tam tam.. Cette observation au premier degré n'a qu'un intérêt
anecdotique pour occidentaux blasés en mal de mystère.
Une
autre tentation serait de vouloir interpréter les scènes
auxquelles nous assistons avec notre oeil habituel de professionnels.
Et de chercher, par exemple, quel diagnostic épingler devant
telle ou telle manifestation pathologique. Ou bien de nous lancer
sur la piste de la composition chimique exacte de toutes les préparations
et mixtures qui aident à l'accomplissement des séances,
aussi bien pour le médecin que pour le malade, ou les assistants.
L'
organisation mondiale de la santé suit d'ailleurs cette voie
en soutenant des recherches sur les remèdes des tradipraticiens.
Avec l'idée implicite que l'effet pharmacologique de certaines
substances expliquerait de curieux effets thérapeutiques.
Et qu'il suffirait, pour les reproduire d'utiliser la même
recette. Comme la pénicilline tue tous les streptocoques
d'un malade, quelque soit le prescripteur. Toujours l'image tenace
du médecin et de ses médecines. La bière devrait
alors figurer au premier rang des produits utilisés pour
modifier un état de conscience, si l'on en juge par la consommation
habituelle des nganga.
Un
musicothérapeute chercherait lui quel peut être l'effet
sur l'organisme malade des rythmes scandés et des chants
utilisés. Quel type de modifications de l'humeur cela peut-il
entraîner, favorisant des expériences intérieures
particulières?
Le
psychologue risque d'être beaucoup plus embarrassé
pour lire ces cérémonies. S'il est consciencieux,
il doit s'intéresser au fonctionnement intrapsychique de
chacun des acteurs. Pour le malade, pas de problème. Enfin
presque, parce que le triangle initial formateur du moi, père,
mère et enfant devient assez difficile à mettre en
évidence dans la famille africaine traditionnelle. Où,
non seulement la polygamie est de règle, mais où tous
les enfants, dès qu'ils sont sevrés du sein maternel,
vers l'âge de deux ans, sont élevés, collectivement,
par un immense groupe familial, extensible à l'infini. En
ce qui concerne le nganga, ce qui le frappe surtout, c'est la formidable
maîtrise qu'il a des phénomènes de suggestion
et d'hypnose, avec le déclenchement de transes spectaculaires.
Mais la présence de la famille, des voisins et des amis ?
Que peuvent-ils faire là ? Sont-ils simplement à un
spectacle, comme le laisseraient croire la musique et les danses
? Ou bien ont-ils chacun un rôle actif à jouer, et,
dans ce cas lequel ? S'agit-il simplement d'un psychodrame, à
la mise en scène compliquée à l'envie par des
fioritures héritées d'un long passé de pensée
magique ? Autant de questions dans lesquelles se perdre, avec le
risque d'oublier l'essentiel : que se passe-t-il, à ce moment
précis, dans cet enclos limité, entre tous les participants
?
Le
systémicien de service peut approcher un peu autrement ce
type de fonctionnement global , car il a appris à faire volontairement
abstraction de ce qui peut se passer dans la tête de chacun.
Et il n'a aucun mal à comprendre que la maladie, comme le
traitement, est une véritable affaire de famille, au sens
large du terme. L'important se situe au niveau de ce qui se passe
entre les personnages. Dans la vie de tous les jours, pour la constitution
de la maladie; comme dans les scènes de traitement collectif
auxquelles nous assistons. On peut voir, dans cette optique, que
le malade a pour fonction, involontaire, bien sûr, de polariser
en lui ce qui ne fonctionne pas bien dans son groupe familial.
Et,
donc, que pour qu'il guérisse, il faut et il suffit que la
crise qu'il épargne ainsi à son entourage, puisse
avoir lieu. Mais dans des conditions telles qu'elle ne fasse pas
éclater la famille. Ce n'est toujours qu'une question d'homéostasie.
C'est là le rôle particulièrement délicat
du nganga, qui se révèle ainsi un parfait thérapeute
familial. En évitant, par des manoeuvres compliquées,
de se laisser absorber, aspirer, par le jeu des interactions des
participants. Tous liés entre eux par des liens de sang ou
de voisinage.
La
crise finale, étroitement contrôlée par le savoir
faire du médecin, peut enfin secouer tout le groupe, sans
qu'il se disloque. Comme il l'aurait fait, à coup sûr,
s'il n'y avait pas eu un malade pour l'empêcher de se manifester
aussi dangereusement. La maladie devient alors une protection inutile.
Et elle peut alors être expulsée.
L'éclairage
apporté par l'analyse systémique nous permet, indiscutablement,
de repérer le schéma général de fonctionnement
des séances collectives de traitement auxquelles nous assistons.
Nos points de repaire deviennent beaucoup plus nets que si nous
nous acharnons dans une simple vision individuelle des évènements.
Mais,
une fois de plus, nous restons sur notre faim. Ces forces dont nous
savons maintenant déceler la présence entre ces hommes,
leur intensité et leur réciprocité; quel principe
les anime donc ? Y-a-t-il moyen d'envisager un moteur commun à
tous ces acteurs ? Autrement dit, une compréhension globale
de l'ensemble du système des relations inter humaines à
un niveau logique supérieur nous est-elle accessible ?
Qu'est-ce
qui agite tant tous ces braves gens, qu'ils en tombent malades ?
Comme nous tous, ils souffrent de quelqu'un, au travers de haines,
de querelles et de tensions familiales. Leurs histoires ressemblent
étrangement aux notres, si nous les dépouillons de
la gangue d'interprétations magiques qui les enrobe. Et risque
de les faire paraître, faussement, d'une autre nature. On
est toujours dans l'éternel problème des relations
inter humaines, qui tournent systématiquement à l'aigre,
depuis toujours. Et le thérapeute africain, à n'en
pas douter, est devenu un spécialiste de cette mystérieuse
alchimie, qui transforme si facilement en cauchemar ce qui aurait
du si bien se passer. Normalement.
Le
problème essentiel est toujours le désir d'appropriation
de ce qu'un autre veut déjà. obtenir. Par exemple
une nouvelle femme, ou un emploi de fonctionnaire, particulièrement
appréciés sous ces cieux. L'antagonisme naît
de cette concurrence, où chacun imite le comportement de
celui qui est devenu son rival. Avec un argument supplémentaire
à chaque fois, pour clouer définitivement au sol l'adversaire.
. C'est à dire, au sens étymologique, celui qui est
tourné vers, qui donc fait face. Ce jeu de double, au sens
réel du terme, ne peut aller qu'en s'exacerbant, chacun augmentant
sans cesse la mise pour prouver définitivement son bon droit.
Jusqu'à ce qu'il ne soit plus possible aux protagonistes
de s'en sortir que par des moyens extrêmes de violence, comme
le meurtre et la sorcellerie; ou,symétriquement, le refuge
dans la maladie. Mais, à chaque instant, ceux qui sont en
désaccord, en palabre, pour parler africain, ne cessent pas
de s'imiter l'un l'autre. Si vous en doutez encore quelque peu,
regardez le jeu politique dans notre pays. Essayez donc, après
quelques années, de dire quelles ont été les
différences d'arguments au cours de la campagne entre les
deux derniers candidats aux élections présidentielles.
Vous voyez que ce n'est pas évident du tout.
Ce
mécanisme, formidablement dangereux, d' exaspération
croissante jusqu'à l'extrême de la passion entre deux
rivaux, le nganga, c'est évident, le comprend parfaitement.
Mais, souvenez-vous de la vieille histoire de la paille et de la
poutre.
Il
ne suffit pas d'être parfaitement conscient de ce qui peut
se passer chez les autres. C'est même le plus facile. Encore
faut-il comprendre, c'est à dire, ne l'oublions pas, prendre
avec soi, le fait que nous sommes, tout comme eux, soumis au même
mécanisme. Et que rien n'est plus facile, pour un thérapeute,
que d'entrer dans le même rapport de rivalité avec
son malade.
Ce
que Freud, avec son génie précurseur habituel, avait
parfaitement observé quand il parlait de transfert et de
contre transfert. Toute la longue initiation du nganga est là
pour lui permettre de contrôler en lui-même cette rivalité
mimétique. Lui seul en a pris conscience. Il en mesure parfaitement
les dangers possibles, chez ceux qui y restent passivement soumis.
Cette force ne peut donc être révélée
sans courir l'énorme risque qu'elle soit utilisée
pour asservir les autres.
Ne
sommes-nous pas ainsi fort proches du "ndimsi" africain , le monde
des réalités cachées, qui rappelle étrangement
le titre de René Girard : " Des choses cachées depuis
la fondation du monde" ?
Quant
aux yeux de la chèvre, ce sont ceux qui, à l'issue
de l'initiation d'Eric de Rosny, lui permettent de voir, comme s'il
n'y était plus soumis lui-même, la réalité
des rapports humains, actionnés par ce que nous nommons la
rivalité mimétique. Le miso manei, les 'yeux quatre",
insiste sur le fait que chaque homme naît avec quatre yeux.
Deux servent pendant la vie, les deux autres ne s'ouvrent qu'à
la mort. Pour le monde visible, et l' invisible. L'initié,
celui qui a eu les yeux ouverts, possède, lui aussi ,quatre
yeux, comme s'il pouvait percevoir des choses imperceptibles aux
autres humains. Cette expérience mystique serait à
rapprocher d'une autre parole évangélique :" Vous
avez des yeux pour ne pas voir, et des oreilles pour ne pas entendre
". Ce qui ne saurait déplaire à notre guide ecclésiastique.
Il
est difficile de s'approcher d'avantage des notions que l'on peut
avoir la faiblesse de présenter comme progressistes par rapport
à nos conceptions habituelles, et capables de renouveler
une pratique médicale qui perd de plus en plus de vue qu'elle
est là pour soigner les malades, et non pour les entretenir
dans leur état de maladie.
Dans
les grandes cultures orientales, la recherche de la sagesse, c'est
à dire de la maîtrise des relations entre les hommes,
est le but suprême de l'existence. Avec, comme moyen privilégié,
le renoncement aux objets, dont le désir de possession est
à l'origine de tous les malheurs humains.
Ce
n'est pas par hasard que Jean- Michel Oughourlian consacre la plus
grande partie de son " mime" à l'étude de tous ces
phénomènes d'hypnose, d'envoûtement, de possession
et de sorcellerie, qui sont explicables par le principe unique de
la mimesis, de l'imitation.
Une
fois encore, il n'y a rien de neuf sous le soleil. Ce qui a deux
conséquences stimulantes.
D'une
part, nous avons entre les mains toutes les pièces du puzzle
du fonctionnement humain. Il n'y a pas de carte cachée dans
une manche quelconque.
Par
ailleurs, il est illusoire, injuste et dangereux de chercher, en
quelque lieu que ce soit, un maître à penser vraiment
original, un gourou définitif, pour nous aider dans la recherche
laborieuse de notre propre vérité. Tant pis pour vous,
René Girard, vous ne ferez pas concurrence au grand Sigmund,
mais vous n'en n'êtes peut-être pas spécialement
fâché. Nous allons savoir pourquoi un peu plus tard.
Il
faut cependant être parfaitement clair sur cette pratique
traditionnelle africaine . Il ne s'agit , en aucune manière,
d' en faire un modèle adaptable à la médecine
française, et en particulier à la médecine
générale. Une certaine forme de retour à des
sources lointaines est incontestablement dangereuse,c'est certain
. Car elle sous-entend un mépris, voire une renonciation,
aux acquis techniques indiscutables de notre médecine. Le
propos, cela a été expliqué assez nettement,
n'est pas de se livrer à une critique fondamentale de la
médecine scientifique . Nous ne ne pouvons plus nous en passer.
Mais, plus simplement, une mise en évidence du rôle
méconnu du médecin de famille est devenue nécessaire
. Professionnel hautement qualifié, bien sûr, mais
pas seulement dans le domaine de la pathologie. C'est aussi un homme
face à d'autres hommes.
Une
dernière tentation illusoire serait de vouloir encourager
le public à une certaine pratique médicale amateur,
sous le prétexte qu'une petite teinture de la compréhension
des rapports entre les hommes peut avoir, en elle-même, une
valeur thérapeutique.
Attention
cependant , l'expérience clinique démontre qu' il
faut très sérieusement mettre en garde le lecteur
sur les dangers réels, pour les malades, comme pour les soignants,
de la manipulation sauvage de telles notions. Le professionnalisme,
ici plus qu'ailleurs encore, reste une nécessité absolue.
Même si cela pose le problème, formidablement complexe,
de la sélection de thérapeutes aptes à naviguer
dans cet univers. C'est à dire , bien sûr, de vrais
médecins de famille. La sélection actuelle exclusive
des futurs praticiens par les notes scolaires obtenues à
des épreuves de mathématiques et de physique reste-t-elle
sérieusement celle qui assure la plus grande garantie de
compétence future pour soigner la population ?
Références
:
Eric
DE ROSNY Les yeux de ma chèvre Collection terres humaines
(Plon)
Jean-Michel
OUGOURLHIAN Un mime nommé désir ( Grasset )
François-Marie
MICHAUT Pratique médicale au lac Tchad en 1966 - 1967; Thèse
de doctorat en médecine . Paris 1969. Dactylographiée.
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