CHAPITRE
6:
REPETITION DES SITUATIONS ET PREVENTION DES MALADIES
Il est temps, maintenant, de quitter
ces terres lointaines et ces préoccupations étranges.
Le médecin généraliste inséré
dans sa culture occidentale doit à nouveau s'exprimer . Et
pour cela il doit tenir le plus grand compte des maladies de sa
propre civilisation.
Il est frappant de constater, pour
peu que l'on veuille bien s'y arrêter un instant, qu'un nombre
non négligeable d'affections pathologiques dépend
directement de nos rapports inter humains. Beaucoup plus que d'une
quelconque fatalité extérieure à nous. C'est
ce que l'on a longtemps pensé en voyant dans la maladie une
punition divine à des fautes individuelles ou collectives.
Les cancérologues, par exemple,
insistent, actuellement, sur l'importance des facteurs de l'environnement
dans le déclenchement de nombreux cancers. Or cet environnement
est directement créé par nous, les hommes. C'est nous
qui continuons à faire cracher des produits hautement toxiques
par nos pots d'échappement d'automobiles, ou qui laissons
incorporer, passivement, n'importe quel produit à nos aliments
quotidiens. Pourvu que ce soit économiquement rentable à
court terme, pour les consommateurs, comme pour les producteurs.
Et puis, c'est tellement utopique que de vouloir faire modifier
nos comportements habituels.
Il vaut mieux prévenir que
guérir, affirme le dicton. Les médecins, comme tous
les mortels ne vont pas contre. Même si cette logique doit
les conduire à des comportements paradoxaux du genre ; si
tu veux la paix prépare la guerre. Comme si préparer
la guerre n'est pas, tout simplement, déjà décider
que l'on va la faire. Car, l'autre en face, le frère ennemi,
ne peut pas penser autrement. Et, comme dans un western, le seul
problème est d'être celui qui dégaine le plus
vite. Pour sauver la paix, bien sûr.
La notion de prévention est
inusablement reprise par les responsables de la santé publique
dans tous leurs discours. Quel rêve merveilleux que de faire
en sorte que la maladie ne se déclare pas ! Surtout quand
les comptables officiels avouent leur angoisse devant le coût
inexorablement croissant des dépenses de santé. Le
seul remède possible, c'est la prévention.
En quoi cela consiste-t-il actuellement?
N'importe quel confrère généraliste vous dira
qu'il en fait à longueur de consultations, de la prévention.
Cela fait partie de son travail de conseiller les gens sur l'alimentation,
la nécessité d'une bonne hygiène de vie, les
dangers du tabac et des drogues, de l'excès d'alcool, et
du manque d'exercice. Et puis il sait aussi qu'une proportion non
négligeable de ses actes concerne les vaccinations indispensables.
Mais, nous prenons aussi en charge des symptômes, qui ne constituent
pas, à proprement parler, des maladies dangereuses par elles-mêmes.
Comme le diabète gras, les excès de cholestérol
ou de graisses du sang, et l'obésité. On ne meurt
pas de tout cela, seules les complications de ces affections sont
redoutables. Du moins du point de vue statistique, ce qui permet
à chacun de nous de penser qu'il peut, lui, passer à
travers ces sombres prédictions.
On comprend donc, que dans la pratique,
la frontière entre le curatif et le préventif est
loin d'être bien définie. Qu'à cela ne tienne,
les spécialistes en santé publique tournent la difficulté
en distinguant trois types de prévention.
Commençons par celle qui
nous est le plus familière, à nous soignants comme
soignés.
La prévention, dite tertiaire,
consiste, tout simplement, à soigner les maladies avant qu'elles
n'atteignent leur évolution ultime. C'est le domaine de la
médecine la plus spectaculaire, qui attire immanquablement
les journalistes en mal de copie. Toutes les techniques de réanimation
en constituent l'un des plus beaux fleurons. Il n'est pas question
pas d'en dire le moindre mal, en étant bien trop conscient
de risquer d'en avoir besoin un jour, pour soi, ou l'un des siens.
Ce type d'intervention coûte fort cher à la collectivité,
car il demande des moyens fabuleux en hommes hautement compétents,
et en matériel sophistiqué. Ses limites de mise en
oeuvre posent incontestablement des problèmes moraux graves,
largement débattus dans le public sous l'appellation, dramatisante
à souhait, d'acharnement thérapeutique.
Pour fixer les idées, on
peut en prendre comme exemple, dans le domaine de la cardiologie,
qui sollicite tant la générosité publique,
la greffe de coeur. Ultime et acrobatique solution thérapeutique,
quand la pompe cardiaque refuse obstinément de poursuivre
son indispensable fonction. C'est cela ou la mort dans les plus
brefs délais.
Quand elle devient secondaire, la
prévention perd en prestige, mais gagne en fréquence.
Car, c'est là que se concentrent pratiquement tous nos efforts
quotidiens, dans les actions de soins courants.
Son objectif est de stabiliser les
maladies à un stade aussi précoce que possible. Ou,
au moins de ralentir leur évolution inéluctable. Car,
quoi qu'on fasse, la vie c'est une histoire qui finit toujours mal.
Plus sérieusement, cela pose le problème de la guérison
en médecine. En dehors de quelques maladies infectieuses
simples, l'organisme humain parvient-il jamais à retrouver
l'exact état qu'il a connu avant la maladie ? Plus probablement,
il doit, à chaque ennui, faire preuve de ses capacités
d'adaptation à un handicap nouveau. Cette fonction de stimulation
des possibilités de réadaptation des malades n'est
probablement pas une des tâches les moins nobles du médecin.
Nous retrouvons ici, remarquons-le, ce paradoxe de la vie, que nous
avions perçu avec le fonctionnement familial. Il faut, pour
survivre, en même temps être capable de maintenir son
milieu intérieur constant, mais aussi, s'adapter à
toutes les conditions extérieures nouvelles. C'est à
dire rester identique et changer en même temps .
Pour reprendre une illustration
dans le domaine du coeur, traiter l'hypertension artérielle
est un acte de prévention secondaire. Il est tout à
fait exceptionnel, Dieu merci, que, comme une chambre à air
trop gonflée d'air, nos vaisseaux sanguins hypertendus éclatent.
Ils se contentent, le plus souvent, de surmener à bas bruit
le muscle cardiaque. Qui un beau jour déclarera forfait .
La prévention primaire est,
de loin, la plus ambitieuse. Mais aussi la plus logique sur le papier.
Elle cherche, tout simplement à obtenir que les hommes évitent
les comportements qui risquent de les rendre malades. Par exemple,
qu'ils s'abstiennent d'avoir des relations sexuelles multiples "
non protégées" pour passer à travers les célèbres
maladies sexuellement transmissibles. Inutile de dire que le spectre
terrifiant du S.I.D.A. n'est pas la moindre des armes psychologiques
utilisées dans ce type d'action.
Pour rester dans la tonalité
des précédentes comparaisons, la prévention
primaire promet, statistiques à l'appui, que nous éviterons
largement les maladies de coeur, si nous mangeons peu, avec peu
de graisses animales, et si nous bougeons régulièrement.
Tout cela, c'est très bien,
mais que constatons-nous en pratique quotidienne ? C'est que tous
nos bons conseils, comme nos savants régimes, ne sont pratiquement
jamais suivis. Ou si peu de temps qu'ils n'ont guère le temps
de prouver leur utilité. Et nous assistons, impuissants,
à une répétition incessante des situations.
Tel diabétique prendra sans aucune difficulté toutes
les médications prescrites, mais continuera, quoi qu'il advienne
à ne pas suivre son régime. Jusqu'au pépin
inéluctable.
Nous avons beau dépenser
des trésors d'éloquence, accumuler les explications
les plus minutieuses ou faire preuve de la plus grande compréhension,
le résultat est le même. Toute cette belle énergie
est gaspillée en vain, nous sommes enchaînés
à un échec permanent de nos tentatives de changement
des habitudes de nos malades.
Faut-il rappeler que nous, médecins,
ne sommes pas tout à fait exemplaires dans ce domaine, en
continuant, par exemple à être une des catégories
sociale qui fume le plus.
Pas étonnant, répondent
les préventologues. Quel vilain mot pour désigner
les spécialistes de la prévention ! C'est déjà
beaucoup trop tard, il faut agir sur les jeunes qui n'ont pas encore
fixé leurs habitudes. Nous vous proposons pour cela l'éducation
sanitaire.
Il s'agit, au moyen de méthodes
pédagogiques "appropriées "de modifier l'image que
les jeunes peuvent se faire d'un comportement jugé pathogène.
N'ayons pas la cruauté d'insister sur les résultats
plus que douteux de la célèbre campagne anti tabac
de Simone Weil, et de souligner que ce sont surtout les adultes
jeunes qui ont diminué leur consommation. Alors que celle
des adolescents et des femmes n'a fait que s'accentuer au fil des
années.
1) TRADITION, TRADITION:
Marcel a 35 ans. C'est un garçon
fort bien élevé par une famille très honorable.
Il est d'ailleurs cadre supérieur dans une administration
publique, et son frère est évêque. Tout irait
bien pour lui, il est marié et père de trois enfants,
s'il ne buvait pas comme un trou. Chaque soir, en sortant du bureau,
il ne peut s'empêcher de faire une longue et fort humide station
à son bar habituel. Telle est du moins l'histoire qu'il raconte
au cours de notre première rencontre, qui a été
provoquée par un confrère spécialiste inquiet
de son mauvais état physique.
Ce garçon semble poursuivi
par une malédiction écrasante. Depuis l'âge
de seize ans, comme il est coutumier dans sa province et ailleurs,
il est sorti avec des camarades. Pour s'amuser, bien sûr,
il faut bien que jeunesse se passe, et puis pour apprendre la vie
et devenir un homme à son tour. Quoi de plus banal que tout
cela ?
Ce qui devient beaucoup moins anodin
pour lui, c"est l'importance des prises d'alcool répétées,
devenues le rite initiatique principal. " Et glou et glou, il est
des nôtres", chante-t-on dans ces cas.
Comment échapper à
l'attrait et à la pression de ce groupe qui communie ainsi?
Au sens propre du terme , c'est à dire être unis ensemble
.
Or le père de Marcel est
décédé, alors qu'il était encore très
jeune. D'alcoolisme. Car, lui aussi, baignait dans le même
tissu de relations sociales où le savoir boire est une des
pièces maîtresses du savoir vivre. Que le piège
de la dépendance à l'alcool, dont nous avons déjà
parlé auparavant, se referme sur l'un ou sur l'autre n'empêche
aucunement la répétition du même mode de vie,
de génération en génération.
La prévention classique commence
par se polariser sur la substance alcool. Ces quelques atomes de
carbone, d'hydrogène et d'oxygène,vont être
suivis à la trace dans tous les dégâts qu'ils
peuvent occasionner dans un organisme humain. Dans la plus pure
tradition médicale. L'éducation sanitaire s'attachera
donc à faire comprendre, au plus grand nombre possible, les
dangers individuels de l'excès d'alcool. Avec des grandes
campagnes du style : " un verre, ça va;trois verres, bonjour
les dégâts ". En espérant que la connaissance
intellectuelle sera suffisante pour entraîner une modification
durable des comportements. Hélas, une fois encore, ce sont
ceux qui sont le plus informés des dangers de l'alcool qui
semblent les plus vulnérables. Si l'on en croit une étude
américaine, citée il y a quelques années dans
un éditorial du " Concours Médical", la catégorie
la plus intoxiquée de la population new yorkaise est celle
des médecins. Et, parmi ceux-ci les psychiatres arriveraient
largement en tête.
Mais c'est oublier ce qui nous saute
aux yeux maintenant. C'est que ce comportement d'alcoolisation est
toujours, comme tous les autres, une conduite d'imitation. Quoi
que nous fassions, nous y sommes tous soumis, à chaque instant
de notre vie. Penser qu'il est possible d'annuler les effets de
cette force par une quelconque argumentation logique est de l'ordre
du leurre. Vous qui êtes quelqu'un de si raisonnable, vous
êtes probablement persuadé qu'une vitesse excessive
en auto met en jeu votre vie, et celle des autres.
Ne vous arrive-t-il cependant jamais
de chatouiller l'accélérateur un peu plus que ne vous
l'imposent les règlements ? Vous n'êtes pas toujours
si pressé que cela, ne nous faites pas ce coup là.
Mais, cette voiture moins puissante que la votre ne devrait pas
vous précéder. Et puis celui-ci, avec son gros moteur,
il n'y a pas de raison qu'il se croie supérieur à
vous. C'est toujours l'imitation qui vous actionne, vous aussi.
Il faudrait donc, en toute logique, que les acteurs de la prévention
mettent en oeuvre une dynamique mimétique plus forte que
celle qu'ils combattent, afin d' être véritablement
efficaces.
Malheureusement, ils en sont totalement
incapables. Le contenu idéologique de leur message reste
désespérément négatif. Ne fumez pas,
ne buvez pas, ne soyez pas trop gros. Tout cela est parfaitement
vrai, mais aucunement mobilisateur.
La pratique régulière
de la gymnastique, qui se répand de plus en plus chez les
jeunes femmes et femmes jeunes, doit infiniment plus à l'image
enviable du demi siècle remarquablement musclé de
Jane Fonda qu'aux tristes discours de nos mornes hygiénistes.
Sempiternelle imitation.
Mais pourquoi, devez-vous vous demander,
est-elle nuisible et incontrôlable dans un cas; et bénéfique
et programmée dans l'autre ? Est-ce bien de la même
imitation qu'il s'agit?
2) LE CHEF:
Sophie n'en peut plus. Elle est
même franchement déprimée, ne s'intéressant
plus à rien, fatiguée dès le matin, et triste
comme tout. Cette jeune femme élancée souffre de quelqu'un,
ce qui , maintenant, ne devrait plus nous étonner outre mesure.
Ses relations avec son chef de service
deviennent absolument invivables. Car lui prétendrait pouvoir
exercer un certain droit de cuissage, ce qu'elle refuse absolument.
Le monsieur en question en est très vexé, et s'arrange,
bien entendu, pour lui faire payer le plus cher possible ce qu'il
considère, certainement, comme une atteinte à son
prestige personnel de mâle conquérant .
Cependant , Sophie a bien du mal
à comprendre comment cela a bien pu se passer . Elle a toujours
été très polie avec son supérieur, mais
a eu la prudence, dit-elle, de toujours garder ses distances avec
lui. Car elle connaissait sa réputation bien établie
de séducteur impénitent.
Comment se fait-il que cette relation,
qui n'a rien de bien rare, si l'on en croit ce que nous disent nos
malades, se soit aggravée au point de rendre Sophie malade
? N'y avait-il pas une attitude préventive possible dans
un cas semblable ?
Le chef est un homme qui cherche
à attirer en permanence dans ses filets tout gibier féminin
qui passe à proximité. Mesdames les féministes,
veuillez excuser la comparaison cynégétique, mais
on pourrait tout aussi bien inverser les rôles. A quel jeu
est-t-il pris lui-même ?
Cette quête incessante perdrait
toute signification s'il obtenait d'une seule de ses partenaires
ce qu'il cherche si activement. Que peut-il bien désirer
de si rare, de si introuvable qu'il doive y consacrer tant de temps
et d'énergie ? Sophie, par son attitude qui se veut lointaine,
ne peut que l'attirer. A ses yeux, cette fille a certainement quelque
chose d'infiniment précieux en elle, un plus d'être
inconnu, pour se garder aussi soigneusement des invasions extérieures
possibles. C'est donc elle qu'il faut conquérir, à
n'importe quel prix. Ce comportement sentimental baladeur, cependant,
il ne l'a pas inventé. Il l'a sûrement imité,
lui-même, de quelqu'un d'autre, dont la recherche permanente
de l'objet idéal a suscité son propre désir.
Vous connaissez, vous aussi, de
ces familles où se renouvellent, de génération
en génération, ce comportement de coureur de jupons.
Ce qui est intéressant pour le fils, c'est de désirer
ce que désire l'oncle. Mais le fils oublie au passage qu'il
ne fait que tenter de s'approprier ce que cherche son oncle. Et,
à ce jeu, il est vite persuadé que cette quête
de la conquête parfaite est la sienne propre.
Tout désir n'est jamais que
l'imitation du souhait, du projet, de l'objectif, de l'intention
d'un autre. Autrement dit, aucun de nous n'est jamais ni e premier
inventeur, ni le possesseur exclusif d'un quelconque désir.
Cette formule mérite d'être lue, relue et méditée,
car ses conséquences sont gigantesques pour la compréhension
des rapports entre les hommes.
La conclusion logique est que nous
sommes tous absolument semblables les uns aux autres, car nous passons
notre temps à nous imiter. Mais, nous n'en n'avons pas tout
à fait conscience, car nous tenons bien trop à la
petite différence qui fait notre "individualité",
ce que nous aimons appeler notre personnalité.
Oughourlian, dont la pensée
vient d'être utilisée sans vergogne , comme la description
de la séduction à été directement empruntée
à Girard, va même jusqu'à prétendre que
c'est là la clé du comportement dit névrotique.
Le névrosé serait celui, qui, comme nous tous, emprunte
ses désirs aux autres, mais se bat comme un beau diable pour
rester persuadé qu'ils lui sont parfaitement personnels.
Sophie tire le plus grand bénéfice
personnel de la compréhension du rôle de séduction
où elle s'est laissée entraîner, en toute bonne
foi.
C'est plus facile de réagir
une fois qu'on a compris que, pour qu'il y ait un problème
avec un autre, il faut et il suffit de jouer le même jeu symétrique.
Faire comme si on ne prêtait plus attention aux manoeuvres
d'approche du chef, c'est ne plus rien avoir à cacher qui
vaille la peine d'être dérobé.
Quant à la notion même
de prévention, elle se trouve profondément modifiée.
Si nous buttons sur la répétition des comportements
dangereux pour la santé, apprenons à nous sortir de
ces boucles, pour reprendre le langage, à la mode, de l'informatique.
Ces situations répétitives s'expliquent facilement
par la fascination que nous exerçons ainsi les uns sur les
autres dans notre vie quotidienne .
3) LE PETIT PROF:
Henry est sérieusement déprimé.
Il est d'ailleurs soigné depuis trois ans par un psychiatre.
Chaque jour, il doit absorber sa petite poignée de médicaments
contre l'anxiété et la dépression, et pour
le sommeil. Il va mieux, déjà, car il a repris son
travail de professeur d'allemand dans un collège. Il ne voit
qu'assez rarement son généraliste , tous les mois
environ. A chaque fois, il est allongé dans son lit, sans
lumière, et il tient le même discours. "Je suis trop
fatigué ce matin, je n'ai pas pu me lever pour aller travailler.
Donnez-moi juste deux ou trois jours de repos et j'irai mieux".
Que voila encore une situation agaçante
pour un généraliste. Un malade se fait soigner par
quelqu'un d'autre, ce qui est son plus strict droit, mais vous demande
d'intervenir quand il ne peut avoir affaire rapidement à
lui. Vous savez c'est l'histoire de l'omnipraticien qui est reconnu
par tous comme spécialiste de n'importe quoi le dimanche
ou la nuit. Ou du pédiatre qui assure gravement la pesée,
la mensuration et la vaccination des bébés bien portants,
alors que nous sommes sollicités à toute heure du
jour où de la nuit si le cher petit a un peu , ou beaucoup,
de fièvre.
Cependant Henry aime parler, et
sollicite volontiers un avis sur ce qui lui arrive. Son histoire
est à peu près la suivante. Il est le fils aîné
de deux garçons de la famille d'un papa gendarme. Très
sévère, le père. Il ne badine pas avec l'école,
qu'il n'a pas eu le loisir de fréquenter longuement lui-même.
Le petit Henry travaille bien. Si bien qu'il devient professeur.
Il se marie et a une fille unique. En prenant un peu d'âge,
l'envie lui prend de faire construire une maison. A l'endroit précis
où habitent ses parents. Aussitôt dit, aussitôt
fait. Et dès qu'il est dans cette maison, qu'il désirait
tant, rien ne va plus. Il devient incapable de s'occuper de quoi
que ce soit. Laissant en plan les aménagements intérieurs
et le jardin.
Quand on pense que son père
est un si bon jardinier !
A première vue, cet effondrement
d'un homme d'environ cinquante ans, qui arrive aussi près
du but qu'il s'était fixé, semble incompréhensible.
Il a beaucoup travaillé sur cette question avec le psychiatre.
Fort judicieusement, la relation avec le père a été
mise sur la sellette, car Henry souffre de son père, c'est
certain. Mais, il faut bien dire que, malgré leurs efforts
conjugués, l'inventaire de la petite enfance n'a pas été
particulièrement fructueux. Et puis tout se passait si bien
quand il n'habitait pas ici ! Il faisait du sport, voyageait et
bricolait si facilement dans son appartement. Tout se passe comme
si la cohabitation de voisinage avec son père marque le début
de ses ennuis de santé.
Ce père gendarme a constitué,
à n'en pas douter, un modèle pour son fils. Ce qui
n'a rien de bien extraordinaire, au moins jusqu'à un certain
âge. Alors que les autres, au moment de l'adolescence, font
des efforts importants pour échapper à cette influence,
lui continue à rester très proche de ce père
redouté. Et à vouloir exactement ce que lui souhaite.
C'est à dire des études sérieuses. Henry vole,
lui aussi, le désir de son père. Comme si, en le réalisant,
il pouvait acquérir ce qu'il imagine être le force
paternelle. Selon le mécanisme dont nous venons de parler.
Hélas, la différence
entre eux subsiste. Son père ne se prive pas de le lui faire
sentir. Ni le mariage, ni la paternité ne modifie cet état
de chose. Henry ne se laisse pas décourager, il va frapper
le coup décisif. En faisant construire une grande maison,
alors que son père n'a jamais pu être que le locataire
de modestes logements. Cette fois ci, il va pouvoir parler d'égal
à égal avec son père.
La dernière cartouche dont
il dispose a été tirée en vain, Henry a échoué.
Il n'a pas obtenu ce plus d'être après lequel il court
depuis son enfance. Tout est fini, il n'a plus aucune raison d'agir.
La dépression est là.
Tout cela est bien triste, me direz-vous.
Pas tout à fait quand même, car après de longues
années de vide, Henry a pu trouver un nouveau terrain où
son vieux père, toujours aussi bougon, ne peut plus le suivre.
La course à pied..
Cette dernière observation
semble particulièrement intéressante, car elle met
en lumière un comportement aux conséquences incalculables.
Le père dit à son
fils : "J'aurais bien voulu faire des études, et j'aurais
alors été un autre homme. Fais comme je te dis et
tu deviendras quelqu'un dans la vie". Mais, dès que le fils
commence à le dépasser dans le domaine de l'instruction,
il veut continuer à garder sa supériorité,
en lui affirmant : " Il est inutile que tu cherches à m'imiter,
tu ne seras jamais un homme comme moi ". C'est à dire qu'il
le soumet à un double ordre, totalement paradoxal : " imite
moi, mais ne m'imite pas ".
Nous voici au coeur d'un problème
capital : celui de la relation entre le maître et ses élèves.
Ce n'est pas tout à fait par hasard qu'Henry a choisi ce
métier là. Est-il besoin d'insister sur le caractère
régulièrement malheureux de ce type de situation.
Freud lui-même, malgré sa vision aiguisée du
fonctionnement humain, n'a pas su y échapper avec ses disciples
Jung et Adler. A un niveau beaucoup plus modeste, les exemples fourmillent.
Et il suffit, pour s'en convaincre, d'écouter la souffrance
de tous nos enseignants.
La complainte, quasi obsessionnelle,
sur la baisse constante des niveaux de connaissance des élèves
explique trop facilement tout ce qui ne va pas dans le système
éducatif. Personne, curieusement, ne semble se plaindre d'une
quelconque difficulté relationnelle avec les jeunes.
Et pourtant, le principe reste toujours
identique, et paradoxal à mettre en oeuvre. L'ordre du maître,
lui aussi, est double. "Imite moi, fais comme moi. C'est la seule
façon pour toi d'apprendre. Pour scier cette planche, tu
dois tenir ton outil comme moi. Pour l'instant, tu ne peux pas encore
comprendre pourquoi. Tu le sauras plus tard. Mais, pour l'instant,
c'est moi qui sais. Tu n'es qu'un apprenti". Discours parfaitement
logique, et recette largement éprouvée par le temps.
N'en déplaise à quelques novateurs qui rêvent
de voir chaque enfant recréer, par lui-même, toutes
les connaissances dont il peut avoir besoin. Apprendre par coeur
les différentes parties des os n'a jamais déshonoré
aucun carabin, que je sache.
Cette relation de dépendance,
où l'on excite le désir d'imitation de l'enfant, ressort
évident de tout apprentissage, évolue sournoisement
vers une inévitable rivalité. L'élève
consciencieux veut extraire tout ce qu'il peut de la substance même
du maître, pour acquérir justement, au delà
du simple savoir théorique ou pratique, cette maîtrise,
ce savoir être supplémentaire qu'il lui suppose.
A partir de ce moment là,
il n'y a plus ni maître, ni disciple, mais bien deux rivaux,
qui se lancent dans un combat mimétique sans fin. La bonne
mimesis, créatrice indispensable de toute culture, se transforme
en mimesis néfaste, porte ouverte à toutes les souffrances.
Y compris, bien entendu la maladie.
Le mécanisme est d'autant
plus dangereux que nous n'en n'avons aucune conscience. Une véritable
prévention des maladies rejoindrait alors une pédagogie
d'un autre type. L'une et l'autre devraient avoir pour objectif
essentiel d'apprendre à chacun, dès le plus jeune
âge, que nous, les adultes, devons leur demander deux choses
contradictoires. Et cependant nécessaires. D'une part de
faire comme nous, et, dans le même temps, de ne pas chercher
à nous dépasser.
Les éducateurs, tout comme
les médecins de demain, devraient être choisis pour
leur capacité à devenir des spécialistes des
relations inter humaines. En plus, bien sûr, de leur indispensable
bagage technique. Non pas pour livrer les recettes de je ne sais
quelle orthopédie de la bonne communication, supposée
régler tous nos problèmes, mais bien pour parvenir
à lire facilement les relations mimétiques chez les
autres. Ce qui est relativement aisé. Mais aussi, et c'est
là le point le plus difficile, en eux-mêmes, au moyen
d'une recherche presqu'initiatique.
Cet intérêt pour la
prévention des conduites malheureuses, ou dangereuses, par
les médecins ou les éducateurs, ne doit pas être
confondu avec une quelconque grandeur d'âme . Des faits de
société sont là, devant nos yeux , fort inquiétants
l'avenir de notre humaine espèce, que personne ne prend sérieusement
en compte.
Savez-vous, par exemple, quelle
est l'évolution du taux de suicide en France au cours des
dernières années ? Il a tout simplement augmenté
de près de 56 % en quinze ans, entre 1968 et 1983, nous apprend
une très officielle statistique de l'INSERM. ( L'institut
national de la santé et de la recherche médicale.
) Cette formidable augmentation est de 59 % chez les hommes, contre
8 % chez les femmes. Ce sont surtout les jeunes jusqu'à 44
ans, et les sujets âgés de plus de 65 ans qui en font
les frais.Et la tenddance s'est aggravée depuis !
Ces chiffres sont atterrants, et
nous concernent tous. Ce serait trop facile de dire " c'est la faute
aux médecins, ou aux psychiatres, ou aux éducateurs,
ou encore à la société ". Pouvons-nous tenter
d'y faire quelque chose, ou devons nous assister passivement à
ce type d'hécatombe incompréhensible ?
Mais comment y parvenir si nous
n'avons pas le courage d'aborder collectivement tous les problèmes
que nous venons d'évoquer . Vivre avec les autres n'est pas
une chose si facile que nous sachions le faire aussi "naturellement"
que c'est généralement admis.
Tout notre système de formation
à la vie ; aux relations avec les autres est à nouveau
remis en cause.
Mais, désormais , c'est à
nous tous de jouer enfin ensemble la même partition , en particulier
malades et médecins . Comme dans une cantate de Bach, où
une voix vient toujours en réponse à une autre, en
une guirlande apparemment sans fin. Qui pourtant finit par finir
, et avec quel bonheur pour nos oreilles !
Références :
Suicides en France,
commentaires des statistiques de l'INSERM.La Lettre du Médecin
n°385 du 29/3/86
Jean-Michel OUGHOURLIAN La personne du toxicomane ( Privat
)
Jean TREMOLIERES
Diététique et art de vivre ( Seghers )
Douglas HOFSTADTER
Gödel, Escher, Bach, les trois brins d'une éternelle
guirlande. ( InterEditions)
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