MARIELLE.
Oh, écoute, je suis vraiment désolée, je ne
sais pas trop quoi te dire... tu vois, en plus je suis étonnée
et vexée à la fois, parce que je réalise que
par dessus le marché cette espèce de lourdaud de Jeff
avait remarqué, lui, que vous aviez quelque chose de...de
pas normal ce soir, tous les deux...moi je me disais que vous vous
étiez engueulés pour je ne sais quoi, comme on le
fait nous, pour le prix du vin, ou le choix du menu, enfin je ne
sais pas si Chris s'occupe de ce genre de truc ?
Sylvie ne répond rien, restant en expectative, ou n'ayant
pas une envie folle de démarrer une discussion sur ce genre
de sujet. Du coup, Marielle repart :
Non mais ce n'est pas croyable, ce genre d'histoire, il a pourtant
l'air en forme, enfin je veux dire comme d'habitude quoi, il n'a
pas maigri, il mange plutôt pas mal, non c'est vrai, cela
a l'air d'aller normalement ?
SYLVETTE. Tout à l'heure, oui parce que
c'est justement de tout cela que nous parlions avant votre arrivée,
lui il revenait de sa consultation, et précisément
je lui disais que forcément cela ne se voyait pas sur son
visage, ni qu'il devait être opéré, ni qu'il
était malade, rien..
MARIELLE. Oui, c'est vrai, pour tout le monde cancer
c'est destruction à petit feu, et c'est idiot parce qu'on
doit croiser des tas de gens sans penser une seconde qu'ils sont
porteurs d'un cancer de quelque part, surtout des endroits comme
ça, on imagine jamais !
SYLVETTE. Oui, c'est exactement cela : on n'imagine
jamais... . D'un autre côté il paraît tout de
même qu'il y a un monde entre une affaire qui te bouffe, te
mine, te ruine, je ne sais pas moi, un estomac, un poumon, ou un
rein, le foie, enfin là je m'avance sans savoir, et une glande
comme lui, ou les gens dont la thyroïde est atteinte, on dit
que ces glandes là, qui sont emballées dans une capsule,
comme ils disent, résistent et sont sensibles à des
histoires d'hormones, enfin bref c'est un peu différent et..
MARIELLE. Qu'est-ce que tu vas faire ?
SYLVETTE. Comment ça, qu'est-ce que JE VAIS
faire ? C'est lui, malheureusement, qui va devoir affronter, se
faire opérer, et subir les suites, les inconvénients,
les conséquences, moi je vais me contenter du rôle
de l'infirmière, de la consolatrice, de l'épouse,
c'est à dire de l'aider, de l'écouter, de l'entendre,
de le soutenir, de le réconforter, de...
Sa voix se brise un peu et elle s'assied sur un tabouret . Marielle
vient la rejoindre.
MARIELLE, (lui mettant gentiment la main sur l'épaule).
On est bien d'accord, Sylvie, mais ma question était
bien la même, bon d'accord tu vas avoir un énorme rôle
à jouer, d'aide et de soutien, comme tu dis, mais tu as bien
perçu ce dont je veux parler, en évoquant les hormones
et ces machins là, QUE VAS TU FAIRE ?
SYLVETTE, (un peu agacée, et surtout manifestant une grande
incompréhension). Je ne suis pas sûre de te suivre,
je t'ai répondu, il m'apparaît évident que je
vais avoir un sacré boulot pour m'occuper de lui et lui apporter
ce que je peux comme soutien, sans compter mes acrobaties d'organisation,
entre les visites à l'hôpital quand il y sera, les
formalités pour son travail, peut-être des autorisations
pour le mien à moi s'il faut l'accompagner, est-ce que je
sais, le transporter ici et là, il est sûr que rien
du tout ne va être ni simple ni pratique !
MARIELLE, (la regardant avec un sourire exagéré, mielleux).
Non, attends, ma chérie, tout ça j'ai parfaitement
compris, mais là tu me parles de lui, et puis de ton agenda,
moi je te parle de TOI, tu envisages TA VIE comment ?
SYLVETTE, (effarée). Excuse moi, mais j'ai
bien peur de ne pas du tout te suivre ? Mais tu trouves que ce n'est
pas MA VIE, tout cela, aider son bonhomme qui doit se faire opérer
d'un cancer de la prostate, s'occuper de tout un paquet de formalités
épouvantables et casse-pieds, répondre aux questions
de tout le monde, paraître fraîche et rose, détendue,
sereine, donner le change, affirmer que tout va bien, s'intéresser
au monde, mais tu ne penses pas que je vais aller au ciné,
si ? Ou visiter des expos pour me distraire, partir aux Bahamas,
m'intéresser aux résultats des étapes du Tour
de France, ou à ceux des frères Schumacher ? Dis,
tu me cherches, là, ou tu me testes ?
MARIELLE, (avec un regard angélique).
Tu me désespères Sylvie, tu le fais exprès
ou bien réellement tout cela t'a bousculée au point
de perdre le sens des réalités ? Bon, je vais être
crue, cruelle même, et d'une précision... chirurgicale
dans mes termes, puisque tu m'y pousses : ton mari, ton Christophe,
il va devenir impuissant, tu es au courant quand même ?
SYLVETTE, (hésitant entre larmes et colère).
Mais oui, bon sang, évidemment que je suis au courant,
je viens de parler avec lui de tout cela juste avant que vous arriviez,
je l'ai ramassé à la petite cuiller, c'est tout juste
si je n'ai pas dû éponger par terre, dans l'état
où ça le mettait, cette affaire ! Alors pour être
au courant je le suis, tu ne crois tout de même pas que je
suis restée planquée à faire ma prière
ou à mettre des euros dans les troncs à Notre-Dame,
non ? Imagine que je me suis coltinée toute la documentation
sur internet, je suis allée voir Bergame, notre toubib de
quartier, au passage j'ai rarement vu un type aussi gentil, à
l'écoute, disponible, psychologue, j'ai acheté deux
bouquins sur le sujet, alors t'inquiète, je SAIS, j'ai des
pages de documentation sur les examens, les techniques, les suites
opératoires, les complications, les séquelles, tout
!
MARIELLE. Bon, alors nous voilà dans le vif
du sujet. Qu'est-ce que tu vas faire ? (Devant l'air incrédule,
perplexe, ahuri, de Sylvie, elle insiste) Pour TOI ? Pour ta
vie à toi ?
Sylvie, fronce les sourcils, comme quelqu'un qui perçoit,
de manière lointaine, une menace, ou une possibilité,
une hypothèse en cours de vérification
Ta vie à toi, avec un mec infirme, quoi ! !
Brutalement, Sylvie, qui vient de comprendre, se lève,
provoquant la chute de quelques couverts, elle effectue trois pas
dans un sens, revient, repart, agite les mains, regarde alternativement
Marielle et les murs, se tord les doigts, en proie à une
fureur étouffante.
SYLVETTE. Tu sais quoi, Marielle ? Si tu n'étais
pas chez moi, mon invitée, là ce soir, je te... .
Je te giflerais, ou je te foutrais dehors illico ! Non mais je rêve
! Tu viens d'apprendre que mon mari doit être opéré
d'un cancer de la prostate, et tout ce qui te préoccupe,
c'est de savoir si, et comment je vais pouvoir m'envoyer en l'air
? Mais tu es monstrueuse ? Tu as quoi, là (elle montre
son coeur), un magnétoscope, pour te repasser les séquences
d'autrefois quand tu éprouvais encore des émotions
? Ou des films d'amour, tu sais ces trucs où une fille et
un gars se disent des mots doux et s'embrassent, tu sais ça
existe, des fois, ces histoires là ? Même à
notre âge ! Ou un logiciel de comptabilité, pour additionner
les pour et soustraire les contre, un baromètre pour repérer
si tu te trouves en situation anticyclonique, ou un thermomètre
pour mesurer ta fièvre, le samedi soir ? (Elle continue
à marcher en long et en large, avec de grands mouvements
des mains en parlant.) Je suis... je suis horrifiée,
si tu veux savoir, épouvantée qu'une femme puisse
réagir de cette façon... tu veux savoir ce que je
vais faire, MOI, comme tu dis, eh bien je crois que je vais l'aimer
comme une folle, une folle qui a la trouille de sa vie de le perdre,
son mec ! Tout à l'heure je lui ai expliqué que je
le préférais VIVANT, c'est tout ce qui m'importe,
absolument rien d'autre.
MARIELLE, (avec un air ennuyé, contrit).
Enfin, ne te mets pas dans un état pareil, ça n'en
vaut pas la peine, ne te fabrique pas des horreurs de tout, moi
je me fais du souci pour toi, c'est tout
SYLVETTE. Tu en veux, de l'horreur, comme tu dis ?
Tu vas en entendre : la dernière fois que je l'ai sucé,
il adore ça et moi aussi, oui moi aussi, on savait déjà
que ses résultats de prélèvement, de la biopsie
de prostate risquaient d'être mauvais, mais je voulais...
. Une fois encore avant l'opération, j'avais lu tous les
articles, mais je n'ai pas pu m'empêcher, une seconde, de
me demander combien de cellules cancéreuses j'avalais, ça
te va ça, ça te convient, pour te faire du vrai souci
pour moi ?
Elle
se prend le visage dans les mains, comme pour ne pas que Marielle
la voie pleurer
MARIELLE.
Tu sais, Sylvie, à la fois je te comprends et je te
plains de tout mon coeur... Bon, là en plus tu es sous le
choc, un choc récent, violent, tu n'as forcément pas
eu le temps de mesurer, de réaliser, tu vis dans l'urgence,
dans la programmation, dans l'organisation...Mais il y aura sans
doute, probablement même, une évolution, une adaptation,
une suite, la vie ne vas pas s'arrêter, pas vrai comme dirait
mon... mon grand nigaud de mari, parce que je n'ai pas envie de
le rabaisser, cela n'en vaut pas la peine...Tu sais quand on vit
des années à côté d'un bonhomme on finit
par connaître ses dimensions par coeur, ses capacités,
ses défauts, oh je me doute que ça doit marcher dans
l'autre sens aussi, sauf que nos mecs, généralement,
sont trop imbus, satisfaits en toutes conditions d'eux-mêmes,
flattés par leur personnel, leur pouvoir, leur réussite,
leur argent quand ils ont percé, je suis intégralement
lucide sur tout cela, absolument tout, le mien je le connais plus
que par coeur, d'ailleurs il est possible que ce soit différent
pour toi, tu as divorcé, tu t'es remariée, je vais
oser un constat énorme, peut-être bien que tu l'aimes
encore vraiment, le tien, c'est vrai après tout...
Sylvie
a, progressivement, écarté ses mains de son visage
et se met à écouter Marielle presque avec intérêt,
en tout cas avec attention
Je
peux...j'avais envie, une espèce d'impulsion depuis tout
à l'heure, de te raconter des faits dont je ne t'ai encore
jamais parlé, question de circonstances, de proximité...
Sous des dehors de bobonne ordinaire, de baudruche banale, oh ne
nous faisons d'illusions ni toi ni moi, hein, nous n'avons pas les
diplômes de nos maris, nous sommes de toutes petites exécutantes
de boulots dérisoires quand eux sont des décideurs,
mais je ne me trouve pas plus idiote pour autant, je vois clair,
je m'instruis, je me tiens au courant, et je crois bien être
dotée de ce genre de bon sens campagnard à toute épreuve
qui permet de traverser la vie. Tu dois, comme tout le monde, me
trouver silencieuse d'habitude, en retrait, soumise, et tout à
coup ce soir je te semble monstrueuse, épouvantable parce
que je change de registre de vérité...En fait, bien
entendu, et comme beaucoup, je me situe entre les deux : défensive
dans une mise à l'écart prudente lorsque j'y trouve
un avantage, et puis capable de construire mes propres compensations
si j'y trouve mon lot de... de plaisir, de bonheur ou de paix
Elle
regarde Sylvie, perçoit son attention aiguisée, et
poursuit
J'en
arrive au fait, ne t'inquiète pas tu auras tous les développements.
A force... . A force de trop boire, de manger n'importe quoi et
de pousser son cholestérol au maximum, jusqu'à encrasser
ses artères, à force d'avoir fumé des années
comme un malade, et puis à cause de certains médicaments,
il paraît qu'il y en a, pour le coeur par exemple, qui ont
ces effets secondaires, Jean-François est devenu impuissant,
en tout cas avec moi il a cessé de... de bander, tu comprends,
mais là encore je ne me fais pas la moindre illusion, il
doit peut-être très bien y parvenir avec sa secrétaire
quand il la prend à quatre pattes sur la moquette en mettant
son téléphone en messagerie, ou sur son bureau en
rangeant d'abord son sous-main en cuir pour ne pas le tacher, à
dire vrai je n'en sais rien, je n'ai jamais eu envie de vérifier
ni son agenda, ni ses rendez-vous, ni les causes de ses retards,
et j'ai décidé une bonne fois pour toutes que je refusais
de me faire mal, de m'interroger bêtement, ou d'aller à
la chasse aux racontars. Et finalement, tout banalement, 40 % des
hommes ont ce problème d'érection sans en parler à
personne, d'après ce qu'on lit dans les articles...
Elle
boit une gorgée d'eau au robinet de l'évier avant
de continuer. Sylvie la suit des yeux, mais ne prononce pas un mot.
En
bref depuis plusieurs années nous ne nous touchons plus,
cela ne pose ni problème ni questions, on a un lit en 160
et on se colle chacun à une extrémité, comme
des milliers de couples je suppose, lui ronfle en trois minutes
et moi je bouquine sous ma lampe de chevet. Je n'ai pas besoin d'insister
sur le fait que, plus il a eu d'ennuis à son travail, de
conflits, de difficultés, parce que bien sûr il fait
le beau, le fort, le mariole mais tu penses bien que cela fait un
sacré bout de temps qu'il est dans le collimateur des plans
sociaux, dès que tu frôles les 45-50 ans, on te repère
et te désigne, dans des postes comme lui, pour être
le plus vite possible remplacé par un jeune diplômé
aux dents longues, servilement chargé de lécher les
bottes avec la perspective de devenir le chouchou du sous-chef,
puis de virer ce supérieur berné et borné,
ensuite chargé de mission pour dégommer le directeur
du service, et coetera et coetera... bon enfin plus il s'est senti
menacé et plus il a été préoccupé,
et moins ses capacités sexuelles avec moi se sont manifestées.
« Ecoute, mon lapin, je n'ai pas la tête à ça
en ce moment...» tu imagines aisément la rhétorique
?
De
nouveau elle regarde Sylvie, qui sans rien dire attend la suite
Bon, je me suis dit que cela arrivait, j'ai patienté, puis
je me suis résigné, j'ai réfléchi, j'ai
bavardé avec des copines de bureau, j'ai parcouru les pages
de nos magazines féminins qui expliquaient tout cela... .
Un jour, au fond du jardin, ma voisine et moi on s'est retrouvées
de chaque côté de la haie, à observer nos plantations.
On ne se connaissait pas plus que ça, bonjour, vous allez
bien ? c'est une chienne ou un chien ? vous avez des grands enfants,
vous aussi ? enfin tu vois le genre ? Sympa, et... belle, presque
jolie bien qu'ayant à peu près aussi nos âges,
soignée, agréable... On a pris l'habitude de se retrouver
souvent, simple hasard au départ, puis calcul, dans nos jardins
à bavarder, elle avait fini par me faire visiter le sien
et réciproquement, nos mecs ont seulement pris un apéritif
ensemble, avec nous une fois, mais avec je ne sais quel instinct
ils n'ont jamais insisté, comme si d'un commun accord ils
admettaient que nos petits conciliabules autour des roses et du
seringa, des hortensias et des boutures leur laissaient la paix,
leur assuraient une pause, pour leurs matches de foot, leurs courses
automobiles, leurs feuilletons débiles du dimanche, ou les
tournois de tennis...
Marielle
marque une sorte de pause rêveuse, mais elle demeure concentrée
sur quelque chose d'intérieur, comme si elle cherchait comment
dire au mieux l'essentiel...
Tu
sais j'ai énormément réfléchi, j'ai
lu aussi pas mal de récits pour comprendre comment ça
commence, ces affaires là, je crois que les femmes entre
elles finissent par avoir besoin d'un partage d'intimité
différent des hommes. Les types, ils vont virilement se taper
dans le dos, boire ensemble, s'envoyer des énormes vannes,
et même dans les vestiaires de sport prendre leurs douches
ensemble, mais à distance, ils se provoquent en paroles,
ils s'observent, ils se touchent par chocs, par frappes, par coups,
et ils partagent des proclamations viriles à caractère
sexuel, c'est tout cet ensemble qui bâtit ce qu'ils appellent
leur amitié, en fait ils restent à dire copains, parce
que c'est plus pudique qu'amis, et quand il y en a un qui a un très
gros pépin, un accident, une maladie, ils vont se planquer
pour chialer comme des veaux... Les femmes elles vont, au bout d'un
moment, éprouver une nécessité de partager
quelque chose d'elles d'abord, elles se prêteront une robe,
pour une sortie, un sac pour un mariage, un chemisier, et ce n'est
déjà plus anodin, c'est un morceau de leur intimité,
de leur peau, de ce qu'elles aiment et ont choisi pour elles-mêmes...
Et puis un beau jour elles vont s'enduire de crème dans le
dos, mutuellement, au cours d'un pique-nique, d'un week-end partagé
à la plage, tu n'imagines pas aisément deux mecs se
tartiner d'écran total. Encore moins laver les cheveux de
l'autre, comme une femme le fera à sa voisine de palier ou
de pavillon, parce qu'elle a mal au dos, qu'elle s'est fait un lumbago,
ou je ne sais quoi. C'est étonnant, de réfléchir
à tout cela... Et puis une occasion arrive, un des mecs ou
les deux sont en déplacement, un contrat bien sûr fondamental
à aller signer à Berlin, un projet à présenter
à un salon à Amsterdam, un séminaire à
Bordeaux, et les deux femmes se retrouvent avec plaisir, et maintenant
tendresse, amitié, et puis elles franchissent encore un cap,
sur une réflexion anodine « oh tiens ce n'est pas que
cela m'emballe, mais il va falloir que j'aille chez le coiffeur,
oh juste pour égaliser et raccourcir un peu...» l'autre
va proposer « mais attends, tu ne veux pas que je te le fasse
? Tailler ta frange, mais je l'ai fait pour moi longtemps, autrefois,
et puis je te refais les pointes, pas de problème, non non
j'aime bien ça, en plus, tu vas voir, tu aurais dû
me demander avant ! »
Sylvie
est intriguée, elle écoute son amie depuis longtemps,
il y a probablement des années que Marielle n'a pas autant
parlé, cela semble si important pour elle, soudain, elle
a pris une sorte d'air solennel, elle ne paraît pas proche
de s'interrompre, sauf pour des pauses de réflexion ou de
souvenir...
Et
après, on a l'impression qu'il est tellement facile d'entrer
dans l'intime, tu vois, il suffit de détails, « tu sais,
je trouve que tu devrais plutôt te coiffer comme cela, et
puis mets plus souvent des robes, ça te va si bien, tiens
je vais te passer ma noire, tu verras, fais l'essai... Tu sais que
tu es belle, ma chérie, dommage que tu ne croies pas en toi...Il
te le dit encore, ton homme, que tu es belle, il te regarde ? Je
parie que non, tous pareils, le mien il ne m'approche même
plus d'ailleurs, et j'ai cessé depuis un bon moment de m'interroger
pour savoir si c'est à cause d'une autre, ou par lassitude,
habitude, routine, je suis là et il a à manger, des
chemises repassées, sa vitrine bien propre à montrer
aux autres quand il a besoin de moi pour un dîner entre collègues
ou une sortie d'affaires... . »
Marielle
regarde Sylvie, qui donne l'impression de vouloir poser une question,
se ravise, offre à son interlocutrice un air intéressé,
surpris, attentif et captivé d'avance par la suite, ou la
fin de son récit.
C'est
venu comme ça, tu vois, comme... . Comme on s'apprivoise,
comme on s'apprécie, comme on s'approprie... .On se rapproche,
on se regarde, on partage, on finit par se toucher, la tendresse
arrive, l'intimité... .
Sylvie
relève la tête, et parle
SYLVETTE. Toi alors ! Mais je te découvre complètement
! TU TE découvres, en fait, dans le sens de la parole, tu
ne m'avais JAMAIS parlé vraiment, Marielle, jamais ! Mais...
. Mais dis moi, finalement, tu as commencé à me raconter
tout cela à propos de Jean-Christophe, et il est exact que
j'ai horriblement mal réagi, et je n'ai pas encore complètement
digéré ta manière de me poser tes questions
insidieuses, donc pour cela et pour me demander « ce que j'allais
faire », mais je crois comprendre que tu voulais surtout profiter
de l'occasion pour m'exposer TA solution, c'est ça que tu
es en train de m'expliquer ou je me trompe ?
MARIELLE, (elle ne répond pas instantanément,
elle réfléchit un peu d'abord). Malgré
ta réaction... hostile, que je comprends parfaitement et
à laquelle je ne pouvais que m'attendre, je voulais...partager,
en premier, te dire qu'il existe des milliers de femmes vivant ta
situation, et puis te faire entendre aussi que ces mêmes milliers
de conjointes, d'épouses, de compagnes, doivent souvent inventer,
laisser venir, ou trouver des solutions. Certainement, et je l'avoue
sans arrière-pensée, heureusement, il en restera des
quantités comme toi, amoureuses, héroïques, admirables,
qui tiendront et auxquelles on aura juste besoin de glisser que
personne ne les condamnera, n'aura le moindre droit de les juger,
si elles craquent, lâchent la barre, ou simplement acceptent
de laisser venir d'autres bonheurs non contradictoires. Et puis
je voulais te faire prendre conscience aussi que la vie est pleine
en permanence de surprises, de découvertes, y compris sur
soi-même et sur les autres, ceux que l'on suppose ou présume
connaître, et que le bonheur, que certains appelleront la
paix, ou la sérénité, ou la tolérance,
ou l'accord avec soi-même, ou le pardon, prend des formes
et des circonstances imprévues... .
SYLVETTE. Je ne te savais pas philosophe, ou sage
à ce point ? En réalité c'est extrêmement
étonnant pour moi, parce que je ne te savais probablement...rien,
tout simplement, sauf la femme de Jeff, la femme du copain de lycée
de mon mari, quoi ? Et je ne sais pas comment exprimer cela, mais
la femme d'un copain de lycée, elle devient... . Elle devient
une sorte de partie intégrante de ce que le mari donne comme
image de cet ami. Si il a gardé des relations avec lui si
tardivement cela traduit un sentiment fort, spécial, et de
manière automatique, l'épouse va appliquer les mêmes
définitions, sans réfléchir, à sa femme,
comme s'il s'agissait d'un lot, d'un « pack complet »
c'est idiot mais vrai, je pense...
Elle
échange un regard avec Marielle, qui sourit seulement
En
fait nous ne sommes heureusement pas du tout les copies conformes
de nos conjoints, en tout cas je l'espère, non pas comme
une critique de ces très braves garçons, mais comme
une sauvegarde de nos identités à nous, d'accord ?
(Sans attendre de réponse, elle reprend très vite)
Mais dis moi, j'y repense, votre histoire, ou plutôt SON histoire
un peu insistante, à Jeff, de pépinière et
de plantations, là, c'est TON alibi, ou SON alibi ?
MARIELLE, (elle sourit encore plus subtile).
la petite... c'est les deux, je crois, à bien y réfléchir,
je me suis très souvent demandée jusqu'à quel
point il ne s'efforçait pas de me fournir une... excuse,
c'est très bizarre j'ai le sentiment qu'il ne veut pas réfléchir,
observer, regarder ce qui se passe, tout en le comprenant, j'irai
même plus loin, en l'admettant, je ne vais pas aller jusqu'à
employer le verbe justifier, mais je me pose la question, tu sais
? Tu vois, c'est un peu comme s'il me...provoquait parfois, quand
il me demande « tu as besoin de graines, de plantes, de quelque
chose, si tu veux que j'y passe après le golf ? » je
vais te dire, une fois ou deux j'ai pensé à ce genre
d'expression idiote, on dit « une belle plante » pour
une belle femme, et dans ma tête il se produisait un mélange,
comme s'il me parlait d'elle, Bénédicte, oui elle
s'appelle Bénédicte, en plus, j'aime ce prénom,
en évoquant ma plante, cela devient un message subliminal,
« fais ce que tu veux avec ta plante, tes plantes » cela
me dédouane, me libère, me sert d'excuse... . J'ai
failli ajouter me déculpabilise, toujours en parlant de Jeff,
mais le mot me paraîtrait un peu étranger à
son vocabulaire. Toujours est-il que moi je n'ai qu'à dire,
mimer par une gestuelle, indiquer du menton le jardin, lui incline
la tête l'air de confirmer qu'il a bien compris, TOUT compris,
et je sors, c'est étonnant, non ?
SYLVETTE. Au bout de ton addition, tu restes... pour
quoi ?
MARIELLE. Pour tout ce mélange : pour elle
évidemment, pour lui à trois titres différents,
je lui suis... reconnaissante, c'est sans doute le meilleur mot
d'admettre tacitement que, du fait de son incapacité à
me satisfaire sexuellement je me débrouille... autrement,
expression curieuse, tout en étant, c'est le deuxièmement,
consciente de ce que cela l'arrange pour ses propres comportements,
ou compensations, ou frasques dont j'ignore volontairement tout,
et aussi parce qu'il ressent comme sans risque de concurrence directe
mes... visites au jardin et chez la voisine, enfin troisièmement
bien évidemment je reste pour lui, simplement parce qu'il
a besoin de moi, tu vois que je ne suis pas monstrueuse ? Seulement
réaliste, lucide, et tentant perpétuellement de demeurer
honnête avec moi-même
SYLVETTE. Je peux te poser deux questions ?
MARIELLE. Bien sûr ! Et je réponds à
la première par avance, oui bien évidemment nous avons
fini dans le même lit, ce qui de nouveau est une formule,
pour ceux qui préfèrent les canapés, les sièges
de voiture, la cabine de douche, les toilettes des grands hôtels
chic, ou... .. les garnitures de mousse à grandes rayures
style plages en été du mobilier de jardin des pavillons
de banlieue, rangées dans l'appentis au bout de la pelouse,
ou le garage, tu as eu ta réponse ?
SYLVETTE, (qui conserve un air étonné par
l'aplomb dégagé de son amie). En partie,
alors attends, avant la deuxième question, comme je manque
totalement d'expérience ou de référence, juste
en un mot : tu préfères qui ?
MARIELLE. Question complètement privée,
mais la réponse que tu attendrais va être dans une
direction différente : bien plus de femmes qu'on ne l'imaginerait,
divorcées, malmenées, déçues, séparées,
abandonnées, réunissent ensuite leurs solitudes ou
leurs regrets, leurs désillusions, pour s'offrir mutuellement
tendresse, amitié et plus si affinités, écoute,
compréhension, et pourquoi pas la découverte d'une
toute autre sexualité qui peut les combler totalement et
les satisfaire, tous les degrés imaginables de... de fusion
et de communion, de compensation ou de consolation existent, mais
je pense sincèrement que nous sommes dans un univers absolument
différent sur tous les points de celui des femmes qui ont,
depuis toujours ou précocement disons, éprouvé
une attirance pour le même sexe qu'elles. Mon absence de réponse
est liée aux deux éléments, je garde mon secret,
si tu le veux bien, et je ne suis pas dans une démarche de
comparaison, mais dans des registres intégralement différents
SYLVETTE. D'accord, et à mon tour, qu'est-ce
que tu vas faire ?
MARIELLE. Comment ça, qu'est-ce
que je vais faire ?
SYLVETTE, (elle sourit). Attends, on ne recommence
pas à l'envers notre sketch, il me semble que ton homme est
licencié de sa boîte, c'est bien ce que tu nous as
dit ? Alors pour toi c'est probablement déjà de l'histoire
ancienne, mais pour nous cela ressemble à une crise. Tu fais
quoi, toi, dans cette affaire ?
MARIELLE. C'est amusant, si je peux dire, enfin je
le ressens comme cela, mais je pensais spontanément la même
chose que toi. Je vais faire...mon boulot de femme, je vais l'aider,
l'écouter beugler contre les patrons, les gouvernements,
les décideurs, les financiers, les syndicats, la conjoncture,
je vais le consoler quand il se trouve nul, fini, vieux, largué,
je vais lui taper ses CV parce que ce genre de truc c'est maman
au secours !, je vais lui dicter ses lettres de motivation parce
que, tout diplômés qu'ils soient, ils sont de grands
nigauds face à ce genre d'activité, sans inspiration,
sans subtilité, sans intuition, tu vois finalement il n'y
aura pas une énorme différence, on va toutes les deux
devenir infirmières, assistantes sociales, mères,
soeurs, copines, épouses, secrétaires, et accomplir
nos missions, service de dépannage, de renseignement, de
restauration, de nettoyage, de blanchisserie et pressing, d'assistance
à personne en danger de perdre sa confiance, son emploi,
sa raison d'être, son humour si jamais il en restait un peu,
ses repères, ses ambitions, son sens des réalités...
SYLVETTE. Tu vas finir cynique, à force
MARIELLE. Des fois ça vaut mieux que cinoque,
un mot qu'on employait autrefois pour dire un peu fêlée,
timbrée, mais je ne crois pas, non, j'ai le sentiment d'avoir
affiné certains sens à l'extrême, d'être
avant tout... concrète, lucide, objective, cruelle peut-être,
ou crue tout court. J'effectue un raccourci, pour moi, quand je...
quand je m'étudie comme je dirais plutôt je m'épluche,
si tu y penses en raccourci, un homme te garde au début pour
ton corps, pour te pénétrer, d'une part, et te montrer
si ta plastique est valable et le flatte, du fondement jusqu'à
la bouche qui sourit et dit si suavement, si délicieusement
je t'aime. Les années passent, toi tu perds en jambes, un
peu en esthétique, en cheveux, en dents, en abdominaux, mais
tu gagnes en tête, en pensée, en énergie. Pendant
ce temps là lui il régresse en tout ou presque, à
part pour certains en avancement et en portefeuille, et puis il
prend du ventre, et en sommeil ça va dépendre, il
y en a que leur ronflement fait dormir plus, d'autres moins, sans
compter qu'ils doivent se lever la nuit pour pisser. Et là
où je deviens crue, c'est pour constater la suite, quand
en tant que corps tu ne sers plus de cul ni de con, c'est l'horreur
mais cela arrive vite, ou un jour à coup sûr, que cela
vienne de toi ou de ton bonhomme, eh bien là tu te mets à
gagner encore plus en bouche, pour tous les emplois, en tête
pour penser pour deux, en oreilles pour devenir une écoutante
professionnelle, en bras pour tous les usages imaginables, en jambes
pour cavaler partout, les courses, les démarches, le métro
à l'occasion, ou les allées des centres commerciaux,
et au bout du compte, en te regardant dans la glace le matin tu
te dis « ma vieille, tu sais que ta vie aura été
bien remplie, toi ? » Tu ne réfléchis pas comme
cela ?
SYLVETTE, (elle prend le temps de répondre, hoche
la tête plusieurs fois d'un air pénétré,
écarte les mains comme pour expliquer, ouvre la bouche et
finit pas répliquer, lentement, posée et convaincue,
sérieuse).
Tu m'épates, Marielle, tu donnes l'impression d'une
force et d'une réflexion inébranlables, comme si tu
avais fait le tour de l'existence, regardé dans tous les
coins, ouvert tous les tiroirs, observé tous les miroirs,
vidé une bonne fois tes placards pour descendre à
la cave le superflu, et conservé seulement l'indispensable,
le concentré, l'utile, c'est vraiment étonnant pour
moi de t'entendre, de te découvrir fabriquée de cette
façon après tant d'années
MARIELLE. J'ai retenu ce que tu as dit tout à
l'heure, il est vrai que, quand on récupère entre
guillemets la femme du copain de son mari, on l'amalgame dans un
lot compact qui ne lui donne pas une vie individuelle, elle entre
dans la composition de l'ami, et on a tendance à recevoir
passivement le tout sans discernement, tu as raison, et en plus
quand j'ai appris chez toi que, ne supportant pas toi non plus ton
prénom d'origine, tu avais réduit en Sylvie, comme
moi en Marielle, je m'étais dit on est pareilles... Alors
que nos points communs vont toucher à des éléments
bien plus profonds, bien plus intenses, que cette simple note de
surface...
SYLVETTE. Tu imagines ce qu'ils se sont raconté,
les deux, là ? Eux aussi, ils se sont découvert de
grands secrets, tu penses ?
MARIELLE. Ils en auront eu le temps, en tout cas...
Il y a une expression encore, à laquelle je pensais, pour
un homme on emploie le mot impuissance, pour la femme, si elle ne
ressent plus rien, parce que bien entendu cela doit arriver des
milliers de fois, également, comme pour elle personne n'attend
des performances visibles, quel mot conviendra ? Indifférence
? Impassibilité ? Bien sûr frigidité existe,
mais le registre n'est plus totalement identique
SYLVETTE. Oui, c'est vrai, je n'avais jamais pensé
à m'interroger sur cette espèce...d'incapacité
de recevoir, qui doit aller selon les situations de la frustration
totale au refus absolu pour des raisons diamétralement opposées,
tu es tout à fait lucide en réfléchissant à
tout cela, et je n'ai pas la réponse... . Tu sais ? j'avais
aussi envie de te dire que, si au début j'ai vraiment eu
la tentation de te... oh carrément de te taper dessus ou
quelque chose de ce genre, finalement cette conversation m'a éclairée
sur toi, énormément, je m'aperçois que je ne
te connaissais pas du tout, mais pas du tout, et je te remercie
de t'être... dévoilée.
(Marielle ne répond rien, elle regarde son amie avec un
sourire presque tendre, mais sans commentaires)
Bon dis donc, tu crois qu'on va retrouver les mecs, voir dans
quel état ils sont ? Ils sont...mûrs, à ton
avis, comme des fruits prêts à tomber de l'arbre ?
MARIELLE. Je pense qu'on va surtout s'en aller, maintenant
qu'ils se seront tout dit, les deux copains de lycée, tu
sais je me posais une question à leur propos : est-ce que
cela va les avoir fait évoluer, ce petit entretien impromptu
de ce soir ?
SYLVETTE. Toi tu es constructive, au moins, moi j'avais
fini par me demander si, pour éviter d'évoquer des
vrais sujets, la vie quoi, l'existence même plutôt,
ils n'auraient pas décidé de parler uniquement de
foot, de golf, ou de bagnoles, tu es comme moi consciente qu'ils
en sont capables ?
Fin de cette partie de séquence concernant les femmes.
Le décor tourne et révèle la zone salle à
manger, avec les deux hommes en train de dialoguer.
ACTE
3 (deuxième partie)
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