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ACTE TROIS


TROISIEME SEQUENCE:

« QU'EST-CE QUE TU VAS FAIRE ? »


Le décor est identique, mais les acteurs ont bougé. En réalité, une première partie de cette séquence va montrer les deux femmes, Sylvie et Marielle, parlant ensemble dans la partie cuisine, qui occupe alors toute la scène.
Puis dans un deuxième temps, les deux hommes en train de converser dans la partie salle à manger, occupant à son tour toute la scène, une fois que le décor a pivoté un peu.

Partie de la séquence du côté des femmes

Les deux femmes s'occupent vaguement à ranger, en fait manifestement surtout pour éviter de se regarder, de se parler aussi. Puis Marielle finit par avoir à l'adresse de Sylvie un geste amical et tendre, et elle lui parle.


 


MARIELLE. — Oh, écoute, je suis vraiment désolée, je ne sais pas trop quoi te dire... tu vois, en plus je suis étonnée et vexée à la fois, parce que je réalise que par dessus le marché cette espèce de lourdaud de Jeff avait remarqué, lui, que vous aviez quelque chose de...de pas normal ce soir, tous les deux...moi je me disais que vous vous étiez engueulés pour je ne sais quoi, comme on le fait nous, pour le prix du vin, ou le choix du menu, enfin je ne sais pas si Chris s'occupe de ce genre de truc ?
Sylvie ne répond rien, restant en expectative, ou n'ayant pas une envie folle de démarrer une discussion sur ce genre de sujet. Du coup, Marielle repart :
Non mais ce n'est pas croyable, ce genre d'histoire, il a pourtant l'air en forme, enfin je veux dire comme d'habitude quoi, il n'a pas maigri, il mange plutôt pas mal, non c'est vrai, cela a l'air d'aller normalement ?
SYLVETTE. — Tout à l'heure, oui parce que c'est justement de tout cela que nous parlions avant votre arrivée, lui il revenait de sa consultation, et précisément je lui disais que forcément cela ne se voyait pas sur son visage, ni qu'il devait être opéré, ni qu'il était malade, rien..
MARIELLE. — Oui, c'est vrai, pour tout le monde cancer c'est destruction à petit feu, et c'est idiot parce qu'on doit croiser des tas de gens sans penser une seconde qu'ils sont porteurs d'un cancer de quelque part, surtout des endroits comme ça, on imagine jamais !
SYLVETTE. — Oui, c'est exactement cela : on n'imagine jamais... . D'un autre côté il paraît tout de même qu'il y a un monde entre une affaire qui te bouffe, te mine, te ruine, je ne sais pas moi, un estomac, un poumon, ou un rein, le foie, enfin là je m'avance sans savoir, et une glande comme lui, ou les gens dont la thyroïde est atteinte, on dit que ces glandes là, qui sont emballées dans une capsule, comme ils disent, résistent et sont sensibles à des histoires d'hormones, enfin bref c'est un peu différent et..
MARIELLE. — Qu'est-ce que tu vas faire ?
SYLVETTE. — Comment ça, qu'est-ce que JE VAIS faire ? C'est lui, malheureusement, qui va devoir affronter, se faire opérer, et subir les suites, les inconvénients, les conséquences, moi je vais me contenter du rôle de l'infirmière, de la consolatrice, de l'épouse, c'est à dire de l'aider, de l'écouter, de l'entendre, de le soutenir, de le réconforter, de...
Sa voix se brise un peu et elle s'assied sur un tabouret . Marielle vient la rejoindre.
MARIELLE, (lui mettant gentiment la main sur l'épaule). — On est bien d'accord, Sylvie, mais ma question était bien la même, bon d'accord tu vas avoir un énorme rôle à jouer, d'aide et de soutien, comme tu dis, mais tu as bien perçu ce dont je veux parler, en évoquant les hormones et ces machins là, QUE VAS TU FAIRE ?
SYLVETTE, (un peu agacée, et surtout manifestant une grande incompréhension). — Je ne suis pas sûre de te suivre, je t'ai répondu, il m'apparaît évident que je vais avoir un sacré boulot pour m'occuper de lui et lui apporter ce que je peux comme soutien, sans compter mes acrobaties d'organisation, entre les visites à l'hôpital quand il y sera, les formalités pour son travail, peut-être des autorisations pour le mien à moi s'il faut l'accompagner, est-ce que je sais, le transporter ici et là, il est sûr que rien du tout ne va être ni simple ni pratique !
MARIELLE, (la regardant avec un sourire exagéré, mielleux). — Non, attends, ma chérie, tout ça j'ai parfaitement compris, mais là tu me parles de lui, et puis de ton agenda, moi je te parle de TOI, tu envisages TA VIE comment ?
SYLVETTE, (effarée). — Excuse moi, mais j'ai bien peur de ne pas du tout te suivre ? Mais tu trouves que ce n'est pas MA VIE, tout cela, aider son bonhomme qui doit se faire opérer d'un cancer de la prostate, s'occuper de tout un paquet de formalités épouvantables et casse-pieds, répondre aux questions de tout le monde, paraître fraîche et rose, détendue, sereine, donner le change, affirmer que tout va bien, s'intéresser au monde, mais tu ne penses pas que je vais aller au ciné, si ? Ou visiter des expos pour me distraire, partir aux Bahamas, m'intéresser aux résultats des étapes du Tour de France, ou à ceux des frères Schumacher ? Dis, tu me cherches, là, ou tu me testes ?
MARIELLE, (avec un regard angélique). — Tu me désespères Sylvie, tu le fais exprès ou bien réellement tout cela t'a bousculée au point de perdre le sens des réalités ? Bon, je vais être crue, cruelle même, et d'une précision... chirurgicale dans mes termes, puisque tu m'y pousses : ton mari, ton Christophe, il va devenir impuissant, tu es au courant quand même ?
SYLVETTE, (hésitant entre larmes et colère). — Mais oui, bon sang, évidemment que je suis au courant, je viens de parler avec lui de tout cela juste avant que vous arriviez, je l'ai ramassé à la petite cuiller, c'est tout juste si je n'ai pas dû éponger par terre, dans l'état où ça le mettait, cette affaire ! Alors pour être au courant je le suis, tu ne crois tout de même pas que je suis restée planquée à faire ma prière ou à mettre des euros dans les troncs à Notre-Dame, non ? Imagine que je me suis coltinée toute la documentation sur internet, je suis allée voir Bergame, notre toubib de quartier, au passage j'ai rarement vu un type aussi gentil, à l'écoute, disponible, psychologue, j'ai acheté deux bouquins sur le sujet, alors t'inquiète, je SAIS, j'ai des pages de documentation sur les examens, les techniques, les suites opératoires, les complications, les séquelles, tout !
MARIELLE. — Bon, alors nous voilà dans le vif du sujet. Qu'est-ce que tu vas faire ? (Devant l'air incrédule, perplexe, ahuri, de Sylvie, elle insiste) Pour TOI ? Pour ta vie à toi ?
Sylvie, fronce les sourcils, comme quelqu'un qui perçoit, de manière lointaine, une menace, ou une possibilité, une hypothèse en cours de vérification
Ta vie à toi, avec un mec infirme, quoi ! !
Brutalement, Sylvie, qui vient de comprendre, se lève, provoquant la chute de quelques couverts, elle effectue trois pas dans un sens, revient, repart, agite les mains, regarde alternativement Marielle et les murs, se tord les doigts, en proie à une fureur étouffante.
SYLVETTE. — Tu sais quoi, Marielle ? Si tu n'étais pas chez moi, mon invitée, là ce soir, je te... . Je te giflerais, ou je te foutrais dehors illico ! Non mais je rêve ! Tu viens d'apprendre que mon mari doit être opéré d'un cancer de la prostate, et tout ce qui te préoccupe, c'est de savoir si, et comment je vais pouvoir m'envoyer en l'air ? Mais tu es monstrueuse ? Tu as quoi, là (elle montre son coeur), un magnétoscope, pour te repasser les séquences d'autrefois quand tu éprouvais encore des émotions ? Ou des films d'amour, tu sais ces trucs où une fille et un gars se disent des mots doux et s'embrassent, tu sais ça existe, des fois, ces histoires là ? Même à notre âge ! Ou un logiciel de comptabilité, pour additionner les pour et soustraire les contre, un baromètre pour repérer si tu te trouves en situation anticyclonique, ou un thermomètre pour mesurer ta fièvre, le samedi soir ? (Elle continue à marcher en long et en large, avec de grands mouvements des mains en parlant.) Je suis... je suis horrifiée, si tu veux savoir, épouvantée qu'une femme puisse réagir de cette façon... tu veux savoir ce que je vais faire, MOI, comme tu dis, eh bien je crois que je vais l'aimer comme une folle, une folle qui a la trouille de sa vie de le perdre, son mec ! Tout à l'heure je lui ai expliqué que je le préférais VIVANT, c'est tout ce qui m'importe, absolument rien d'autre.
MARIELLE, (avec un air ennuyé, contrit). — Enfin, ne te mets pas dans un état pareil, ça n'en vaut pas la peine, ne te fabrique pas des horreurs de tout, moi je me fais du souci pour toi, c'est tout
SYLVETTE. — Tu en veux, de l'horreur, comme tu dis ? Tu vas en entendre : la dernière fois que je l'ai sucé, il adore ça et moi aussi, oui moi aussi, on savait déjà que ses résultats de prélèvement, de la biopsie de prostate risquaient d'être mauvais, mais je voulais... . Une fois encore avant l'opération, j'avais lu tous les articles, mais je n'ai pas pu m'empêcher, une seconde, de me demander combien de cellules cancéreuses j'avalais, ça te va ça, ça te convient, pour te faire du vrai souci pour moi ?

Elle se prend le visage dans les mains, comme pour ne pas que Marielle la voie pleurer

MARIELLE. — Tu sais, Sylvie, à la fois je te comprends et je te plains de tout mon coeur... Bon, là en plus tu es sous le choc, un choc récent, violent, tu n'as forcément pas eu le temps de mesurer, de réaliser, tu vis dans l'urgence, dans la programmation, dans l'organisation...Mais il y aura sans doute, probablement même, une évolution, une adaptation, une suite, la vie ne vas pas s'arrêter, pas vrai comme dirait mon... mon grand nigaud de mari, parce que je n'ai pas envie de le rabaisser, cela n'en vaut pas la peine...Tu sais quand on vit des années à côté d'un bonhomme on finit par connaître ses dimensions par coeur, ses capacités, ses défauts, oh je me doute que ça doit marcher dans l'autre sens aussi, sauf que nos mecs, généralement, sont trop imbus, satisfaits en toutes conditions d'eux-mêmes, flattés par leur personnel, leur pouvoir, leur réussite, leur argent quand ils ont percé, je suis intégralement lucide sur tout cela, absolument tout, le mien je le connais plus que par coeur, d'ailleurs il est possible que ce soit différent pour toi, tu as divorcé, tu t'es remariée, je vais oser un constat énorme, peut-être bien que tu l'aimes encore vraiment, le tien, c'est vrai après tout...

Sylvie a, progressivement, écarté ses mains de son visage et se met à écouter Marielle presque avec intérêt, en tout cas avec attention

Je peux...j'avais envie, une espèce d'impulsion depuis tout à l'heure, de te raconter des faits dont je ne t'ai encore jamais parlé, question de circonstances, de proximité... Sous des dehors de bobonne ordinaire, de baudruche banale, oh ne nous faisons d'illusions ni toi ni moi, hein, nous n'avons pas les diplômes de nos maris, nous sommes de toutes petites exécutantes de boulots dérisoires quand eux sont des décideurs, mais je ne me trouve pas plus idiote pour autant, je vois clair, je m'instruis, je me tiens au courant, et je crois bien être dotée de ce genre de bon sens campagnard à toute épreuve qui permet de traverser la vie. Tu dois, comme tout le monde, me trouver silencieuse d'habitude, en retrait, soumise, et tout à coup ce soir je te semble monstrueuse, épouvantable parce que je change de registre de vérité...En fait, bien entendu, et comme beaucoup, je me situe entre les deux : défensive dans une mise à l'écart prudente lorsque j'y trouve un avantage, et puis capable de construire mes propres compensations si j'y trouve mon lot de... de plaisir, de bonheur ou de paix

Elle regarde Sylvie, perçoit son attention aiguisée, et poursuit

J'en arrive au fait, ne t'inquiète pas tu auras tous les développements. A force... . A force de trop boire, de manger n'importe quoi et de pousser son cholestérol au maximum, jusqu'à encrasser ses artères, à force d'avoir fumé des années comme un malade, et puis à cause de certains médicaments, il paraît qu'il y en a, pour le coeur par exemple, qui ont ces effets secondaires, Jean-François est devenu impuissant, en tout cas avec moi il a cessé de... de bander, tu comprends, mais là encore je ne me fais pas la moindre illusion, il doit peut-être très bien y parvenir avec sa secrétaire quand il la prend à quatre pattes sur la moquette en mettant son téléphone en messagerie, ou sur son bureau en rangeant d'abord son sous-main en cuir pour ne pas le tacher, à dire vrai je n'en sais rien, je n'ai jamais eu envie de vérifier ni son agenda, ni ses rendez-vous, ni les causes de ses retards, et j'ai décidé une bonne fois pour toutes que je refusais de me faire mal, de m'interroger bêtement, ou d'aller à la chasse aux racontars. Et finalement, tout banalement, 40 % des hommes ont ce problème d'érection sans en parler à personne, d'après ce qu'on lit dans les articles...

Elle boit une gorgée d'eau au robinet de l'évier avant de continuer. Sylvie la suit des yeux, mais ne prononce pas un mot.

En bref depuis plusieurs années nous ne nous touchons plus, cela ne pose ni problème ni questions, on a un lit en 160 et on se colle chacun à une extrémité, comme des milliers de couples je suppose, lui ronfle en trois minutes et moi je bouquine sous ma lampe de chevet. Je n'ai pas besoin d'insister sur le fait que, plus il a eu d'ennuis à son travail, de conflits, de difficultés, parce que bien sûr il fait le beau, le fort, le mariole mais tu penses bien que cela fait un sacré bout de temps qu'il est dans le collimateur des plans sociaux, dès que tu frôles les 45-50 ans, on te repère et te désigne, dans des postes comme lui, pour être le plus vite possible remplacé par un jeune diplômé aux dents longues, servilement chargé de lécher les bottes avec la perspective de devenir le chouchou du sous-chef, puis de virer ce supérieur berné et borné, ensuite chargé de mission pour dégommer le directeur du service, et coetera et coetera... bon enfin plus il s'est senti menacé et plus il a été préoccupé, et moins ses capacités sexuelles avec moi se sont manifestées. « Ecoute, mon lapin, je n'ai pas la tête à ça en ce moment...» tu imagines aisément la rhétorique ?

De nouveau elle regarde Sylvie, qui sans rien dire attend la suite

Bon, je me suis dit que cela arrivait, j'ai patienté, puis je me suis résigné, j'ai réfléchi, j'ai bavardé avec des copines de bureau, j'ai parcouru les pages de nos magazines féminins qui expliquaient tout cela... . Un jour, au fond du jardin, ma voisine et moi on s'est retrouvées de chaque côté de la haie, à observer nos plantations. On ne se connaissait pas plus que ça, bonjour, vous allez bien ? c'est une chienne ou un chien ? vous avez des grands enfants, vous aussi ? enfin tu vois le genre ? Sympa, et... belle, presque jolie bien qu'ayant à peu près aussi nos âges, soignée, agréable... On a pris l'habitude de se retrouver souvent, simple hasard au départ, puis calcul, dans nos jardins à bavarder, elle avait fini par me faire visiter le sien et réciproquement, nos mecs ont seulement pris un apéritif ensemble, avec nous une fois, mais avec je ne sais quel instinct ils n'ont jamais insisté, comme si d'un commun accord ils admettaient que nos petits conciliabules autour des roses et du seringa, des hortensias et des boutures leur laissaient la paix, leur assuraient une pause, pour leurs matches de foot, leurs courses automobiles, leurs feuilletons débiles du dimanche, ou les tournois de tennis...

Marielle marque une sorte de pause rêveuse, mais elle demeure concentrée sur quelque chose d'intérieur, comme si elle cherchait comment dire au mieux l'essentiel...

Tu sais j'ai énormément réfléchi, j'ai lu aussi pas mal de récits pour comprendre comment ça commence, ces affaires là, je crois que les femmes entre elles finissent par avoir besoin d'un partage d'intimité différent des hommes. Les types, ils vont virilement se taper dans le dos, boire ensemble, s'envoyer des énormes vannes, et même dans les vestiaires de sport prendre leurs douches ensemble, mais à distance, ils se provoquent en paroles, ils s'observent, ils se touchent par chocs, par frappes, par coups, et ils partagent des proclamations viriles à caractère sexuel, c'est tout cet ensemble qui bâtit ce qu'ils appellent leur amitié, en fait ils restent à dire copains, parce que c'est plus pudique qu'amis, et quand il y en a un qui a un très gros pépin, un accident, une maladie, ils vont se planquer pour chialer comme des veaux... Les femmes elles vont, au bout d'un moment, éprouver une nécessité de partager quelque chose d'elles d'abord, elles se prêteront une robe, pour une sortie, un sac pour un mariage, un chemisier, et ce n'est déjà plus anodin, c'est un morceau de leur intimité, de leur peau, de ce qu'elles aiment et ont choisi pour elles-mêmes... Et puis un beau jour elles vont s'enduire de crème dans le dos, mutuellement, au cours d'un pique-nique, d'un week-end partagé à la plage, tu n'imagines pas aisément deux mecs se tartiner d'écran total. Encore moins laver les cheveux de l'autre, comme une femme le fera à sa voisine de palier ou de pavillon, parce qu'elle a mal au dos, qu'elle s'est fait un lumbago, ou je ne sais quoi. C'est étonnant, de réfléchir à tout cela... Et puis une occasion arrive, un des mecs ou les deux sont en déplacement, un contrat bien sûr fondamental à aller signer à Berlin, un projet à présenter à un salon à Amsterdam, un séminaire à Bordeaux, et les deux femmes se retrouvent avec plaisir, et maintenant tendresse, amitié, et puis elles franchissent encore un cap, sur une réflexion anodine « oh tiens ce n'est pas que cela m'emballe, mais il va falloir que j'aille chez le coiffeur, oh juste pour égaliser et raccourcir un peu...» l'autre va proposer « mais attends, tu ne veux pas que je te le fasse ? Tailler ta frange, mais je l'ai fait pour moi longtemps, autrefois, et puis je te refais les pointes, pas de problème, non non j'aime bien ça, en plus, tu vas voir, tu aurais dû me demander avant ! »

Sylvie est intriguée, elle écoute son amie depuis longtemps, il y a probablement des années que Marielle n'a pas autant parlé, cela semble si important pour elle, soudain, elle a pris une sorte d'air solennel, elle ne paraît pas proche de s'interrompre, sauf pour des pauses de réflexion ou de souvenir...

Et après, on a l'impression qu'il est tellement facile d'entrer dans l'intime, tu vois, il suffit de détails, « tu sais, je trouve que tu devrais plutôt te coiffer comme cela, et puis mets plus souvent des robes, ça te va si bien, tiens je vais te passer ma noire, tu verras, fais l'essai... Tu sais que tu es belle, ma chérie, dommage que tu ne croies pas en toi...Il te le dit encore, ton homme, que tu es belle, il te regarde ? Je parie que non, tous pareils, le mien il ne m'approche même plus d'ailleurs, et j'ai cessé depuis un bon moment de m'interroger pour savoir si c'est à cause d'une autre, ou par lassitude, habitude, routine, je suis là et il a à manger, des chemises repassées, sa vitrine bien propre à montrer aux autres quand il a besoin de moi pour un dîner entre collègues ou une sortie d'affaires... . »

Marielle regarde Sylvie, qui donne l'impression de vouloir poser une question, se ravise, offre à son interlocutrice un air intéressé, surpris, attentif et captivé d'avance par la suite, ou la fin de son récit.

C'est venu comme ça, tu vois, comme... . Comme on s'apprivoise, comme on s'apprécie, comme on s'approprie... .On se rapproche, on se regarde, on partage, on finit par se toucher, la tendresse arrive, l'intimité... .

Sylvie relève la tête, et parle

SYLVETTE. — Toi alors ! Mais je te découvre complètement ! TU TE découvres, en fait, dans le sens de la parole, tu ne m'avais JAMAIS parlé vraiment, Marielle, jamais ! Mais... . Mais dis moi, finalement, tu as commencé à me raconter tout cela à propos de Jean-Christophe, et il est exact que j'ai horriblement mal réagi, et je n'ai pas encore complètement digéré ta manière de me poser tes questions insidieuses, donc pour cela et pour me demander « ce que j'allais faire », mais je crois comprendre que tu voulais surtout profiter de l'occasion pour m'exposer TA solution, c'est ça que tu es en train de m'expliquer ou je me trompe ?
MARIELLE, (elle ne répond pas instantanément, elle réfléchit un peu d'abord). — Malgré ta réaction... hostile, que je comprends parfaitement et à laquelle je ne pouvais que m'attendre, je voulais...partager, en premier, te dire qu'il existe des milliers de femmes vivant ta situation, et puis te faire entendre aussi que ces mêmes milliers de conjointes, d'épouses, de compagnes, doivent souvent inventer, laisser venir, ou trouver des solutions. Certainement, et je l'avoue sans arrière-pensée, heureusement, il en restera des quantités comme toi, amoureuses, héroïques, admirables, qui tiendront et auxquelles on aura juste besoin de glisser que personne ne les condamnera, n'aura le moindre droit de les juger, si elles craquent, lâchent la barre, ou simplement acceptent de laisser venir d'autres bonheurs non contradictoires. Et puis je voulais te faire prendre conscience aussi que la vie est pleine en permanence de surprises, de découvertes, y compris sur soi-même et sur les autres, ceux que l'on suppose ou présume connaître, et que le bonheur, que certains appelleront la paix, ou la sérénité, ou la tolérance, ou l'accord avec soi-même, ou le pardon, prend des formes et des circonstances imprévues... .
SYLVETTE. — Je ne te savais pas philosophe, ou sage à ce point ? En réalité c'est extrêmement étonnant pour moi, parce que je ne te savais probablement...rien, tout simplement, sauf la femme de Jeff, la femme du copain de lycée de mon mari, quoi ? Et je ne sais pas comment exprimer cela, mais la femme d'un copain de lycée, elle devient... . Elle devient une sorte de partie intégrante de ce que le mari donne comme image de cet ami. Si il a gardé des relations avec lui si tardivement cela traduit un sentiment fort, spécial, et de manière automatique, l'épouse va appliquer les mêmes définitions, sans réfléchir, à sa femme, comme s'il s'agissait d'un lot, d'un « pack complet » c'est idiot mais vrai, je pense...

Elle échange un regard avec Marielle, qui sourit seulement

En fait nous ne sommes heureusement pas du tout les copies conformes de nos conjoints, en tout cas je l'espère, non pas comme une critique de ces très braves garçons, mais comme une sauvegarde de nos identités à nous, d'accord ? (Sans attendre de réponse, elle reprend très vite) Mais dis moi, j'y repense, votre histoire, ou plutôt SON histoire un peu insistante, à Jeff, de pépinière et de plantations, là, c'est TON alibi, ou SON alibi ?
MARIELLE, (elle sourit encore plus subtile). — la petite... c'est les deux, je crois, à bien y réfléchir, je me suis très souvent demandée jusqu'à quel point il ne s'efforçait pas de me fournir une... excuse, c'est très bizarre j'ai le sentiment qu'il ne veut pas réfléchir, observer, regarder ce qui se passe, tout en le comprenant, j'irai même plus loin, en l'admettant, je ne vais pas aller jusqu'à employer le verbe justifier, mais je me pose la question, tu sais ? Tu vois, c'est un peu comme s'il me...provoquait parfois, quand il me demande « tu as besoin de graines, de plantes, de quelque chose, si tu veux que j'y passe après le golf ? » je vais te dire, une fois ou deux j'ai pensé à ce genre d'expression idiote, on dit « une belle plante » pour une belle femme, et dans ma tête il se produisait un mélange, comme s'il me parlait d'elle, Bénédicte, oui elle s'appelle Bénédicte, en plus, j'aime ce prénom, en évoquant ma plante, cela devient un message subliminal, « fais ce que tu veux avec ta plante, tes plantes » cela me dédouane, me libère, me sert d'excuse... . J'ai failli ajouter me déculpabilise, toujours en parlant de Jeff, mais le mot me paraîtrait un peu étranger à son vocabulaire. Toujours est-il que moi je n'ai qu'à dire, mimer par une gestuelle, indiquer du menton le jardin, lui incline la tête l'air de confirmer qu'il a bien compris, TOUT compris, et je sors, c'est étonnant, non ?
SYLVETTE. — Au bout de ton addition, tu restes... pour quoi ?
MARIELLE. — Pour tout ce mélange : pour elle évidemment, pour lui à trois titres différents, je lui suis... reconnaissante, c'est sans doute le meilleur mot d'admettre tacitement que, du fait de son incapacité à me satisfaire sexuellement je me débrouille... autrement, expression curieuse, tout en étant, c'est le deuxièmement, consciente de ce que cela l'arrange pour ses propres comportements, ou compensations, ou frasques dont j'ignore volontairement tout, et aussi parce qu'il ressent comme sans risque de concurrence directe mes... visites au jardin et chez la voisine, enfin troisièmement bien évidemment je reste pour lui, simplement parce qu'il a besoin de moi, tu vois que je ne suis pas monstrueuse ? Seulement réaliste, lucide, et tentant perpétuellement de demeurer honnête avec moi-même
SYLVETTE. — Je peux te poser deux questions ?
MARIELLE. — Bien sûr ! Et je réponds à la première par avance, oui bien évidemment nous avons fini dans le même lit, ce qui de nouveau est une formule, pour ceux qui préfèrent les canapés, les sièges de voiture, la cabine de douche, les toilettes des grands hôtels chic, ou... .. les garnitures de mousse à grandes rayures style plages en été du mobilier de jardin des pavillons de banlieue, rangées dans l'appentis au bout de la pelouse, ou le garage, tu as eu ta réponse ?
SYLVETTE, (qui conserve un air étonné par l'aplomb dégagé de son amie). — En partie, alors attends, avant la deuxième question, comme je manque totalement d'expérience ou de référence, juste en un mot : tu préfères qui ?
MARIELLE. — Question complètement privée, mais la réponse que tu attendrais va être dans une direction différente : bien plus de femmes qu'on ne l'imaginerait, divorcées, malmenées, déçues, séparées, abandonnées, réunissent ensuite leurs solitudes ou leurs regrets, leurs désillusions, pour s'offrir mutuellement tendresse, amitié et plus si affinités, écoute, compréhension, et pourquoi pas la découverte d'une toute autre sexualité qui peut les combler totalement et les satisfaire, tous les degrés imaginables de... de fusion et de communion, de compensation ou de consolation existent, mais je pense sincèrement que nous sommes dans un univers absolument différent sur tous les points de celui des femmes qui ont, depuis toujours ou précocement disons, éprouvé une attirance pour le même sexe qu'elles. Mon absence de réponse est liée aux deux éléments, je garde mon secret, si tu le veux bien, et je ne suis pas dans une démarche de comparaison, mais dans des registres intégralement différents
SYLVETTE. — D'accord, et à mon tour, qu'est-ce que tu vas faire ?
MARIELLE. — Comment ça, qu'est-ce que je vais faire ?
SYLVETTE, (elle sourit). — Attends, on ne recommence pas à l'envers notre sketch, il me semble que ton homme est licencié de sa boîte, c'est bien ce que tu nous as dit ? Alors pour toi c'est probablement déjà de l'histoire ancienne, mais pour nous cela ressemble à une crise. Tu fais quoi, toi, dans cette affaire ?
MARIELLE. — C'est amusant, si je peux dire, enfin je le ressens comme cela, mais je pensais spontanément la même chose que toi. Je vais faire...mon boulot de femme, je vais l'aider, l'écouter beugler contre les patrons, les gouvernements, les décideurs, les financiers, les syndicats, la conjoncture, je vais le consoler quand il se trouve nul, fini, vieux, largué, je vais lui taper ses CV parce que ce genre de truc c'est maman au secours !, je vais lui dicter ses lettres de motivation parce que, tout diplômés qu'ils soient, ils sont de grands nigauds face à ce genre d'activité, sans inspiration, sans subtilité, sans intuition, tu vois finalement il n'y aura pas une énorme différence, on va toutes les deux devenir infirmières, assistantes sociales, mères, soeurs, copines, épouses, secrétaires, et accomplir nos missions, service de dépannage, de renseignement, de restauration, de nettoyage, de blanchisserie et pressing, d'assistance à personne en danger de perdre sa confiance, son emploi, sa raison d'être, son humour si jamais il en restait un peu, ses repères, ses ambitions, son sens des réalités...
SYLVETTE. — Tu vas finir cynique, à force
MARIELLE. — Des fois ça vaut mieux que cinoque, un mot qu'on employait autrefois pour dire un peu fêlée, timbrée, mais je ne crois pas, non, j'ai le sentiment d'avoir affiné certains sens à l'extrême, d'être avant tout... concrète, lucide, objective, cruelle peut-être, ou crue tout court. J'effectue un raccourci, pour moi, quand je... quand je m'étudie comme je dirais plutôt je m'épluche, si tu y penses en raccourci, un homme te garde au début pour ton corps, pour te pénétrer, d'une part, et te montrer si ta plastique est valable et le flatte, du fondement jusqu'à la bouche qui sourit et dit si suavement, si délicieusement je t'aime. Les années passent, toi tu perds en jambes, un peu en esthétique, en cheveux, en dents, en abdominaux, mais tu gagnes en tête, en pensée, en énergie. Pendant ce temps là lui il régresse en tout ou presque, à part pour certains en avancement et en portefeuille, et puis il prend du ventre, et en sommeil ça va dépendre, il y en a que leur ronflement fait dormir plus, d'autres moins, sans compter qu'ils doivent se lever la nuit pour pisser. Et là où je deviens crue, c'est pour constater la suite, quand en tant que corps tu ne sers plus de cul ni de con, c'est l'horreur mais cela arrive vite, ou un jour à coup sûr, que cela vienne de toi ou de ton bonhomme, eh bien là tu te mets à gagner encore plus en bouche, pour tous les emplois, en tête pour penser pour deux, en oreilles pour devenir une écoutante professionnelle, en bras pour tous les usages imaginables, en jambes pour cavaler partout, les courses, les démarches, le métro à l'occasion, ou les allées des centres commerciaux, et au bout du compte, en te regardant dans la glace le matin tu te dis « ma vieille, tu sais que ta vie aura été bien remplie, toi ? » Tu ne réfléchis pas comme cela ?
SYLVETTE, (elle prend le temps de répondre, hoche la tête plusieurs fois d'un air pénétré, écarte les mains comme pour expliquer, ouvre la bouche et finit pas répliquer, lentement, posée et convaincue, sérieuse).
— Tu m'épates, Marielle, tu donnes l'impression d'une force et d'une réflexion inébranlables, comme si tu avais fait le tour de l'existence, regardé dans tous les coins, ouvert tous les tiroirs, observé tous les miroirs, vidé une bonne fois tes placards pour descendre à la cave le superflu, et conservé seulement l'indispensable, le concentré, l'utile, c'est vraiment étonnant pour moi de t'entendre, de te découvrir fabriquée de cette façon après tant d'années
MARIELLE. — J'ai retenu ce que tu as dit tout à l'heure, il est vrai que, quand on récupère entre guillemets la femme du copain de son mari, on l'amalgame dans un lot compact qui ne lui donne pas une vie individuelle, elle entre dans la composition de l'ami, et on a tendance à recevoir passivement le tout sans discernement, tu as raison, et en plus quand j'ai appris chez toi que, ne supportant pas toi non plus ton prénom d'origine, tu avais réduit en Sylvie, comme moi en Marielle, je m'étais dit on est pareilles... Alors que nos points communs vont toucher à des éléments bien plus profonds, bien plus intenses, que cette simple note de surface...
SYLVETTE. — Tu imagines ce qu'ils se sont raconté, les deux, là ? Eux aussi, ils se sont découvert de grands secrets, tu penses ?
MARIELLE. — Ils en auront eu le temps, en tout cas... Il y a une expression encore, à laquelle je pensais, pour un homme on emploie le mot impuissance, pour la femme, si elle ne ressent plus rien, parce que bien entendu cela doit arriver des milliers de fois, également, comme pour elle personne n'attend des performances visibles, quel mot conviendra ? Indifférence ? Impassibilité ? Bien sûr frigidité existe, mais le registre n'est plus totalement identique
SYLVETTE. — Oui, c'est vrai, je n'avais jamais pensé à m'interroger sur cette espèce...d'incapacité de recevoir, qui doit aller selon les situations de la frustration totale au refus absolu pour des raisons diamétralement opposées, tu es tout à fait lucide en réfléchissant à tout cela, et je n'ai pas la réponse... . Tu sais ? j'avais aussi envie de te dire que, si au début j'ai vraiment eu la tentation de te... oh carrément de te taper dessus ou quelque chose de ce genre, finalement cette conversation m'a éclairée sur toi, énormément, je m'aperçois que je ne te connaissais pas du tout, mais pas du tout, et je te remercie de t'être... dévoilée.
(Marielle ne répond rien, elle regarde son amie avec un sourire presque tendre, mais sans commentaires)
Bon dis donc, tu crois qu'on va retrouver les mecs, voir dans quel état ils sont ? Ils sont...mûrs, à ton avis, comme des fruits prêts à tomber de l'arbre ?
MARIELLE. — Je pense qu'on va surtout s'en aller, maintenant qu'ils se seront tout dit, les deux copains de lycée, tu sais je me posais une question à leur propos : est-ce que cela va les avoir fait évoluer, ce petit entretien impromptu de ce soir ?
SYLVETTE. — Toi tu es constructive, au moins, moi j'avais fini par me demander si, pour éviter d'évoquer des vrais sujets, la vie quoi, l'existence même plutôt, ils n'auraient pas décidé de parler uniquement de foot, de golf, ou de bagnoles, tu es comme moi consciente qu'ils en sont capables ?

Fin de cette partie de séquence concernant les femmes. Le décor tourne et révèle la zone salle à manger, avec les deux hommes en train de dialoguer.

ACTE 3 (deuxième partie)