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ACTE TROIS



TROISIEME SEQUENCE:

« QU'EST-CE QUE TU VAS FAIRE ? »


LES HOMMES ENTRE EUX

Les deux hommes sont assis, proches l'un de l'autre, dans des fauteuils de salon. Ils regardent leurs pieds, ou en l'air, ou font mine de s'intéresser soudain à une revue, un objet, un tableau, en bref ils s'évitent du regard, des mots aussi. L'un des deux finit par se décider, sans tourner ses yeux vers son partenaire, à parler malgré tout, gauchement...




JEAN-CHRISTOPHE. — Tu... ben tu parles d'un truc, quand même !
JEAN-FRANÇOIS. — Ouais... .
JEAN-CHRISTOPHE. — C'est... . c'est tout de même plus qu'embêtant, enfin je veux dire c'est pas juste un épisode, une bricole, une péripétie... .
JEAN-FRANÇOIS. — Qu'est-ce que tu vas faire ?
JEAN-CHRISTOPHE, (étonné, il met quelques secondes à comprendre). — Comm.. ? Non, mais je parle de toi, là, c'est tout de même un sale coup, non ?
JEAN-FRANÇOIS, (rassuré que l'on ne parle que de lui, un « terrain » qu'il connaît, tout à coup intéressé par son propre cas, sans doute un peu flatté de cet intérêt, il se détend). — Ouais, oh tu sais ce que c'est, tous les copains passent un jour par là, hein ? C'est forcé, actuellement les impératifs des marchés, la Bourse, le CAC 40, tout ça fait que les patrons, enfin je veux dire très haut au dessus de tout cela, les grands groupes, les financiers internationaux, les holdings, ne raisonnent qu'en rentabilité, tu comprends, enfin tu connais ça aussi bien que moi dans le secteur commercial, enfin bref des mecs comme moi deviennent des pions, des factures annuelles, de la comptabilité d'entreprise, et le bilan est vite fait, on balaye, on économise, on te colle des jeunes qui seront à la botte, qui ne coûteront pas cher au début, qui voudront briller, ils seront malléables, attentifs, nous on nous fait comprendre qu'on a vécu, on est des révolus, des has been, notre avenir est complètement derrière nous, le progrès, la technologie, les nouveaux marchés, les
JEAN-CHRISTOPHE, (il l'interrompt sèchement, davantage préoccupé, situé dans une autre polémique, une réflexion différente, que réellement agacé par la manière de son copain Jeff, qu'il connaît tellement par coeur, si prévisible depuis des années...). — Qu'est-ce qu'elle dit, ta femme ?
JEAN-FRANÇOIS, (assez surpris par l'interruption, et peut-être encore plus par l'intrusion d'une tierce personne à laquelle il ne tient ni ne s'attendait dans cette conversation). — Marielle ? Oh, eh bien tu sais, enfin tu imagines facilement... . En fait... en fait elle n'a pas su tout de suite. Un peu bêtement, mais je crois que je suis très loin d'être seul à utiliser ce procédé, je ne lui ai même pas dit au début, j'ai effectué mon préavis, j'ai commencé à chercher, et pendant plus d'un mois j'ai continué à partir le matin, après, tu vois, on lit cela dans les articles ou on le voit au ciné, mais c'est vrai, tu te sens inutile, diminué, impuissant (il ne remarque pas, bien sûr, que son ami Jean-Christophe le regarde alors avec intensité, presque étonnement, pendant cette séquence là) comme si tu étais devenu incapable, comme si tu avais perdu tes moyens, ton rôle d'homme quoi, alors tu fais semblant, tu sors et tu rentres aux heures habituelles, tu inventes des anecdotes de boulot, des rencontres, tu pioches dans ton répertoire pour avoir l'air crédible, tu vas au Musée, non mais tu me vois dans les musées, pour occuper le temps, tu vas voir tous les films, même les pornos, tu joues vraiment au mec qui
JEAN-CHRISTOPHE, (de nouveau, il interrompt son ami brutalement, mais toujours avec l'air de celui qui veut savoir mieux, plus, qui souhaite entendre la réalité des faits, non comme quelqu'un de lassé). — Et ça se finit comment, tout ce théâtre ?
JEAN-FRANÇOIS, (décidément désarçonné à chaque fois, surpris et ne parvenant pas à interpréter la manière dont procède son copain, agressif, fatigué, ou au contraire si intéressé qu'il trouve le déroulement du récit trop lent ?). — Toujours pareil, je pense, tu te coupes un jour en évoquant un film, ou tu parles d'un collègue dont ta femme sait par d'autres biais qu'il n'appartient plus à la boîte, là cela a été bien plus banal et... cruel, oui, parce qu'un des garçons, je ne sais plus lequel, a appelé à mon bureau, je ne me rappelle plus pour quoi, un truc idiot du genre est-ce que je pouvais passer le prendre en sortant, il était tout près de mon boulot, et je pourrais le déposer chez lui ensuite, je passais devant, une affaire de ce genre. Evidemment la standardiste ou ma secrétaire lui a annoncé que je ne travaillais plus là-bas, il a téléphoné à sa mère, paniqué, « mais enfin, Maman, vous ne pouvez pas nous informer quand le père est licencié, non, ça vous écorcherait de nous tenir au courant, on n'est plus des gamins, ça nous concerne encore un peu aussi, non ? »... La mère qui tombe des nues, mais elle est très loin d'être idiote, elle pige instantanément, je ne te raconte pas mon retour le soir...
JEAN-CHRISTOPHE. — Et alors, elle dit quoi ?
JEAN-FRANÇOIS. — Tu devines facilement comment elle est, je devrais dire comment elles sont toutes : organisées, méthodiques; elle m'a tapé des lettres de motivation, des CV, elle est terriblement futée, tu le sais, et pratique en même temps, elle sait parfaitement s'occuper de ces affaires là, faire des listes d'annonces, appeler les chasseurs de tête, me dire comment m'inscrire ici et là, elle... elle m'étouffe presque, parfois, j'ai l'impression de devenir son fils, tu sais de toute façon toutes nos femmes ont ce besoin absolu de se transformer en mères, alors quand les gamins sont partis nous les remplaçons : « et puis habille toi autrement pour ton entretien, tu as vu ta cravate ? Tu as ciré tes chaussures ? Non, et puis perds ce genre d'habitudes, de dire tout le temps « pas vrai ? » ou « j'y crois pas » c'est d'un vulgaire, bon sang évolue un peu, apprends à te mettre en valeur, à te défendre, c'est incroyable comme, en public avec des amis tu parais à la limite de la prétention, et quand tu vas rencontrer un bonhomme en privé, ou une de ces DRH à la mode, tu deviens malade de trouille » Oh, on ne peut pas dire qu'elle me ménage, elle me secoue plutôt mais enfin heureusement qu'elle est là, finalement...
JEAN-CHRISTOPHE. — Et tu trouves ? Tu as des pistes , des contacts ?
JEAN-FRANÇOIS. — Vaguement, oui, mais c'est encore tout frais, eh bien Beaugrand-Lederman, par exemple. Ce qui m'effraie un peu, c'est de voir les collègues auxquels c'est arrivé bien avant, au bout d'un moment ils craquent, je veux dire ils perdent l'ambition, l'idée d'eux-mêmes, et pour ne pas rester sur la touche, avec les mois qui passent, d'abord ils se remettent à fumer, ils picolent trop, ils prennent dix kilos, et puis ils finissent par accepter un poste sous payé, à quarante kilomètres de chez eux, dans un domaine qui n'est pas véritablement le leur, simplement pour retrouver un statut, ne plus avoir à avouer qu'ils sont au chômage, pour ne plus se sentir impuiss
JEAN-CHRISTOPHE, (le coupe cette fois presque violemment, avec un geste de la main, il se claque la cuisse, se lève une seconde et se rassied aussitôt). — Et toi, qu'est-ce que tu vas faire ?
JEAN-FRANÇOIS. — Attendre que tous les concurrents de ma boîte aient répondu, m'inscrire à ces espèces de stages où on t'occupe la tête à te faire croire encore que tu vaux quelque chose, que tu vas savoir te vendre, que tu pourrais peut-être exploiter d'autres pistes, avec tous les talents dont tu fais preuve et qui n'ont pas été utilisés, enfin finalement je vais faire comme tout le monde, quoi, avancer en attendant, ou attendre en espérant...

Ils se taisent tous deux un moment. Puis Jean-François paraît redécouvrir, ou réaliser que son ami est à ses côtés, avec sa propre problématique, et il reprend, gauche au possible

Mais...mais dans le fond tout cela doit te paraître plutôt...ordinaire, on ne peut pas dire que ce soit très marrant, encore moins, ce qui t'arrive à toi ? Décidément, on se fait vieux... .

JEAN-CHRISTOPHE. — Ouais...
JEAN-FRANÇOIS. — Et... qu'est-ce que tu vas faire, alors ?
JEAN-CHRISTOPHE. — On ne peut pas dire que j'aie le choix, je vais me faire opérer, le chirurgien m'a dit qu'il allait m'enlever toute la prostate, d'ici un mois environ, évidemment je ne suis pas le seul, alors je n'ai plus qu'à attendre
JEAN-FRANÇOIS. — Et qu'est-ce qu'elle dit, Sylvie ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Sylvie, elle... (il a l'air très ému, soudain, cherche une attitude, hésite à prendre un mouchoir dans sa poche, il se lève, va pour boire un peu d'eau, se ravise, se racle la gorge, bat l'air de ses mains, tousse à moitié, se rassied et poursuit, avec une voix changée, grave, lente, voilée) Sylvie elle est... parfaite, elle a été jusqu'à me dire qu'elle me préférait... vivant, et tant pis pour le reste, pour l'opération, les suites, oh je sais bien qu'elle m'aidera autant qu'elle le pourra, je peux compter sur elle pour tout...
JEAN-FRANÇOIS. — Donc tu vas être opéré, c'est ça, dans je ne sais combien de temps, il n'y a pas moyen plus tôt, déjà, avant toute autre chose ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Comme m'a dit le chirurgien, « vous êtes trente par semaine à vouloir, ou au moins à souhaiter, ce que je trouve d'ailleurs logique, être pris en charge dans les huit jours, maintenant que vous savez à quoi vous en tenir, et que vous êtes décidé, mais chacun d'entre nous, les chirurgiens urologues, nous ne disposons que de deux mains, et nous dépendons naturellement des infirmières, des salles d'opération libres, des autres spécialistes qui y opèrent aussi, vous comprenez tout cela est terriblement collectif... . »
(Il marque une pause, et voit son ami hocher la tête et ouvrir les mains, comme une approbation tacite d'une évidence irréfutable, il reprend)

Et encore, la caractéristique c'est qu'une prostate c'est dépendant des hormones, glandulaire, donc d'après ce qu'il m'a expliqué on a le temps... Le temps de décider, de réfléchir, de se faire opérer au bon endroit et par la bonne technique, adaptée à notre âge, notre évolution, la nature de chaque tumeur... Bon, enfin bref j'attends, bien heureux, si je peux dire, d'être inscrit sur un programme avec un type super-spécialisé et compétent pour s'occuper de moi...
JEAN-FRANÇOIS. — Et...et ça fait mal, ce truc là ? Et d'abord, comment t'es-tu rendu compte de cette saleté ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Par un dépistage, tu vois de temps en temps cela a du bon, ces trucs que ton médecin te fait faire, je n'avais aucun signe, enfin pas plus qu'un type de nos âges qui est obligé de se dépêcher un peu plus pour pisser, ou de repérer les toilettes près des cinémas... Mais mon médecin m'a dit : « écoutez, il faudrait faire cette prise de sang de prostate de temps en temps, pour vérifier, c'est utile ». Et de fait, les résultats n'étaient pas terribles, on a pratiqué une biopsie, et hop, surprise ! ! cancer de prostate
JEAN-FRANÇOIS. — Tu me fous la trouille, là... comme ça, tout d'un coup ?
JEAN-CHRISTOPHE. — T'inquiète, ce n'est pas contagieux, mais comme ils m'ont tous dit, grâce à ces examens de laboratoire, on dépiste jeune, à notre époque, voyons cela comme un avantage...
JEAN-FRANÇOIS. — Ouais, n'empêche que se faire décortiquer les glandes, là, ce n'est guère excitant !
JEAN-CHRISTOPHE, (qui se tasse un peu sur lui-même en abordant cette phase de discussion). — Ce n'est pas tant la douleur, d'abord tu es endormi, et puis après ils te filent ce qu'il faut au début, morphine, et tout, non c'est la suite qui me fout complètement en l'air...
JEAN-FRANÇOIS. — Pourquoi ? T'es obligé de porter des couches ? Non, ne me sape pas le moral à ce point, j'ai entendu des gens raconter des trucs horribles, mais c'était chez nos grands-pères
JEAN-CHRISTOPHE. — Au début tu as forcément des ennuis pour te retenir, mais bon, on s'adapte, on s'équipe, et puis il paraît que c'est passager, cela s'arrange en quelques semaines.
(Il reste silencieux un long moment, et son partenaire respecte cette pause, comme s'il ne tenait pas lui-même à entrer dans un monde effrayant et inconnu. Jean-Christophe reprend)

Non, le pire c'est que, automatiquement, puisqu'on nettoie tout, on enlève toute ta glande, alors après cela il ne reste rien, tu deviens. ...vide, plus de rapports, plus de sperme, tu piges, plus... . D'éjaculation, excuse moi d'être aussi direct, tu ne bandes plus, tu n'es plus un mec, quoi ! (Il termine sur une sorte de sanglot sec, comme un hoquet, au bord des larmes, ouvre et ferme la bouche avant de reprendre), Tu sors de là vidé, moins que rien, incapable, impuissant, zéro, comme un... ..comme un tube de dentifrice vide, tu peux toujours appuyer rien ne vient, comme un gamin de dix ans, recroquevillé, dérisoire, tu as perdu tes moyens, tu n'as plus aucune valeur, aucune performance, tu es devenu un nul quoi, un nul... ..
(Il met sa tête dans ses mains, pleure-t-il ou non, il ne le montre pas..)
JEAN-FRANÇOIS. — Allez, cela ne sert à rien de te faire mal, avant, d'abord ce n'est pas automatique, si, tout cela ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Non, ah on te rassure un tout petit peu, les techniques modernes, la chirurgie fine, les nerfs que l'on va essayer de protéger... .. Mais tu ne peux pas... .non c'est parfaitement normal, tu ne peux pas une seconde imaginer tout ce que je vois, ce que je crains, ce que je me mets en tête, je ne vais pas t'embêter avec tous ces trucs, tu as déjà ton histoire de boulot, excuse moi

Ils restent longtemps sans parler, avant que Jeff se décide à reprendre

JEAN-FRANÇOIS. — Je crois... .je crois qu'au contraire je suis complètement, parfaitement en situation de réaliser exactement de quoi tu parles, mon vieux, intégralement !
(Jean-Christophe le regarde intensément, et il reprend, en baissant cette fois la tête)
Je ne bande plus du tout.... Je ne bande plus du tout, oui c'est comme ça !
JEAN-CHRISTOPHE. — Et... . Et elle dit quoi, Marielle ?
JEAN-FRANÇOIS. — Ma femme ? C'est incroyable, tu ne trouves pas, que notre première question soit toujours la même ! Et ta femme ? ? comme quoi soit on est vraiment perdus sans elles, soit elles gouvernent notre vie, tu avais pris conscience à ce point de cette influence, chacun de nous place la même interrogation en priorité, ta femme ? Bon, eh bien ma femme elle est naturellement, si je puis dire, aux premières loges, de toute façon j'ai l'impression que Marielle est capable de...je dirais presque de lire à travers moi, c'est effarant, et en fin de compte peut-être confortable, je ne sais pas véritablement, à la fois ça m'agace et à la fois ça me...rassure, réconforte...
(Il observe une pause, puis reprend)
En plus, évidemment c'est avec elle que tout a commencé à foirer lamentablement, parce que...oh comment te dire cela, je n'ai pas réellement osé tenter le coup avec une autre, non allez ne t'affole pas, mais tu vois, quand j'arrivais au boulot avec la jolie hôtesse et sa jupe mini à l'accueil, j'avoue que...bon en tout cas je sentais quelque chose, je n'aurais pas osé me ridiculiser, tu me vois tout lamentable dans les toilettes avec la réceptionniste, non mais la honte ! remarque ça remonte déjà à un bout de temps, et puis...et puis rien, la misère quoi, rien ne vient !
JEAN-CHRISTOPHE. — Mais tu as consulté quelqu'un, tu en as parlé ?
JEAN-FRANÇOIS. — Tu les connais, les toubibs, laboratoire, radio, et puis après la réponse j'avais l'impression d'être capable de la lui dicter : cholestérol, artères bouchées, tabac, pinard, stress, angoisse de la performance, tu as vite le sentiment de réciter un catalogue de toutes les maladies de la terre, mon médecin il y a rajouté sa sauce, testo-machin, libido, hormones, hypertension, il m'a achevé avant que je puisse placer un mot... En fait je finis, et ce n'est pas nouveau, par avoir horreur d'aller consulter quelqu'un si c'est, en gros, pour m'entendre demander d'abord quels examens avez-vous pratiqué, sous-entendu que je vous en rajoute des inédits, et juste après me faire envoyer que c'est de ma faute, en fait, si je vais mal... .
(Il s'arrête, prend une attitude voûtée, comme celle d'un homme abattu, découragé)
JEAN-CHRISTOPHE. — Comme quoi tout dépend de la personne, je dirais plutôt de l'être, nous nous avons un médecin étonnant, je le dis sans réserve, il s'appelle Bergame, rien que de la façon dont il te regarde en entrant tu te sens...je vais dire un truc énorme, tu te sens aimé, voilà le mot, l'impression qu'il te déchiffre, qu'il observe tout, rien ne lui échappe, et en même temps d'une telle douceur humaine, rien que ce que tu citais juste avant, si j'arrive en lui disant « je vais mal, je ne suis pas bien », la dernière des choses qu'il me demandera sera des résultats d'examen, vraiment si lui a découvert quelque chose, comme cette histoire de prostate, non il va attendre, me regarder, sourire, m'écouter, attendre encore, et si rien ne vient il suggèrera d'une voix tranquille : « mais vous diriez... que c'est vous, ou votre vie qui va mal ? vous « n'êtes pas bien », cela veut dire que vous vous estimez... non satisfaisant, insuffisant, pas ce que vous vouliez être, ou autre chose ? »
JEAN-FRANÇOIS. — C'est une sorte de psy, ton bonhomme, alors ?
JEAN-CHRISTOPHE. —
Non, seulement un professionnel qui aime son métier, qui l'a sans doute choisi par amour des gens, envie de les aider, pour tout cela aussi nos femmes sont souvent bien plus intuitives, bien plus fines que nous, c'est souvent Sylvie qui m'a fait remarquer toutes ces notions là, moi les premières fois j'arrivais avec une panoplie de symptômes, si j'en éprouvais, c'est instinctif tu commences par dire « j'ai ceci, je ressens cela, j'éprouve telles sensations, telle douleur » et alors, comme le tien, et là encore c'est Sylvie qui a su me démontrer cette vision des choses, 8 médecins sur 10 vont adopter un schéma classique, symptômes, hypothèses, diagnostic, organes, examens de laboratoires, radios, traitement, médicaments au revoir au suivant, mais il y en aura 2 sur les 10 qui vont prendre tout leur temps, te regarder, t'observer, te...décrypter, te lire, t'écouter, et ceux là t'interrogeront d'abord autrement. « oui, je vous ai bien entendu m'exposer des sensations, des symptômes, des manifestations de votre corps mais si vous me parliez de vous, maintenant, vous vous êtes comment, vous ressentez quoi, vous avez peur, ou vous n'êtes pas heureux comme vous le voudriez, vous vous battez contre quelque chose, une injustice, une crainte, la perspective de l'avenir, la tristesse ? » Je ne te dis pas que ça te guérit, tout cela, mais au moins tu as l'impression d'exister, d'intéresser vraiment quelqu'un, de compter en tant qu'être humain et pas seulement comme statistique, courbe de résultats, chiffre d'affaire, taux de dépense de la Sécu, remboursement de médicaments, cas clinique, ou dossier informatisé...
JEAN-FRANÇOIS, (regardant son ami avec une curiosité différente). — Dis donc, je ne te savais pas...ce n'est pas philosophe qui convient, mais je ne sais pas...imprégné de sagesse et de réflexion à ce point, tu as changé ou quoi ?
JEAN-CHRISTOPHE, (se laissant un temps de réflexion avant de répondre). — C'est bizarre...je suis certain qu'on change forcément, en très peu de temps, quand on est confronté à ce genre d'histoire, comme on dit banalement l'échelle des valeurs se modifie, tu penses à ta vie, à ton avenir, à tes choix, de manière différente... Le plus étonnant c'est que ce soit moi, là, maintenant, qui te tienne ce genre de propos, j'ai l'impression de m'exprimer comme ma femme, on en revient perpétuellement à leur influence, encore, mais en réalité ce qui m'est apparu depuis qu'on discute de tout cela ensemble, là encore tu vas me taxer de philosophie, mais c'est une manière des mecs de se défendre, on se réfugie derrière le foot ou le golf, le boulot, les vacances, les bagnoles, pour échapper aux pensées qui sont classées « molles », ou sentimentales, mais justement, si j'arrive à te faire comprendre ça, brusquement quand, à nos âges, en ayant déjà vécu pas mal, on se trouve confrontés à de sacrés coups durs, je ne sais pas si tu as fait attention, mais on emploie le même vocabulaire pour des situations normalement différentes. Ton licenciement, tes ennuis de performance sexuelle dont tu m'as fait la confidence, ce qui m'a totalement surpris d'ailleurs, il faut vraiment que cela te marque, te démolisse, et pour moi les conséquences prévisibles de mon opération, tout cela aboutit aux mêmes expressions : on est devenus incapables, diminués, impuissants, nuls, plus de vrais hommes, réduits à rien, sans avenir, abattus, tu as fait attention à cela, ou c'est moi qui affabule, qui amalgame ? je n'ai pas l'impression...
JEAN-FRANÇOIS, (il se lève, comme ragaillardi, va boire une gorgée, et revient parler avec une toute autre détermination, une sorte d'énergie nouvelle). — Non, tu as certainement raison, moi j'ajouterai quelque chose, c'est que ça doit faire des années, et pourtant on se connaît depuis des lustres, qu'on n'a jamais parlé vraiment de nous. Mais finalement qu'est-ce que tu vas faire ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Mais c'est déjà fait, aller enlever ma prostate, me bagarrer après, garder mon boulot, ne pas en parler, à part comme me l'a suggéré Sylvie au médecin du travail et à un membre de ma hiérarchie, un des patrons en qui j'ai confiance, à cause de mes absences, et puis compter sur Sylvie pour me sortir de là ensuite sans trop déprimer, heureusement que je l'ai... Et toi ?
JEAN-FRANÇOIS, (il garde un instant le silence, avant de parler différemment, sourdement, avec une sorte de sourire, comme pour lui surtout). — Il n'y a qu'une personne avec laquelle j'ai eu l'idée de parler de cela, au début. C'est ma soeur. Curieux, non ? Mais pas tellement, parce que aussi étrange ou surprenant, choquant même pour certains s'ils le savaient, je peux dire que c'est pratiquement ma soeur qui m'a initié. Tu n'as dû la voir que deux ou trois fois, elle habite en province, tu l'as rencontrée pour des occasions spéciales, des fêtes de famille. Elle a huit ans de plus que moi, je t'ai expliqué au départ, on n'a pas le même père. Et elle a souvent été chargée de me garder à la maison, quand j'étais petit. Et un jour, je devais avoir 13 ans mais elle venait encore, par habitude, elle elle avait 21 ans et un rocker tatoué dans sa vie, elle m'a dit « attends, je vais te montrer quelque chose » Je te le donne en mille, en te passant aussi les détails, en bref elle m'a superbement branlé, pour m'expliquer comment ça marchait, à quoi cela servait, les risques, les dangers, le plaisir, tout. C'est ma soeur qui m'a entièrement éduqué. Et quand j'ai commencé à avoir ces ennuis, cette incapacité, je lui ai téléphoné.
JEAN-CHRISTOPHE. — Et elle a pu te donner des conseils ?
JEAN-FRANÇOIS. — Les mêmes, voir quelqu'un , en parler, aller consulter un spécialiste, enfin ce genre de truc. Et... et toi, que est-ce qui t'a... appris la mécanique ?
JEAN-CHRISTOPHE, (il sourit). — On se connaissait déjà bien, nous deux, mais je n'avais jamais osé t'en parler. Tu te souviens, en seconde, de Thérèse Glukowski ?
JEAN-FRANÇOIS. — Quoi, la grosse Thérèse, celle que l'on surnommait Glucose, ou Bonbonne ? Ne me dis pas que c'est avec elle que
JEAN-CHRISTOPHE. — L'avantage, c'est qu'avec une fille pareille, je ne risquais pas d'avoir peur, ni la moindre concurrence, tu comprends ? Eh bien elle savait TOUT FAIRE, la Thérèse, tu n'imagines pas, elle m'a dévergondé, dépucelé, décontracté, et je ne la remercierai jamais assez ! Je pense que cela répond à ta question, même si c'est une surprise, mais je renouvelle mon interrogation à moi : que vas-tu faire, TOI ?
JEAN-FRANÇOIS. — D'abord retrouver un emploi, rien qu'avec cela j'irai mieux, moi aussi je vais me défoncer pour multiplier les contacts, pour le reste tu vois j'en étais presque à envisager toutes les solutions les pires, draguer une fille pour me rassurer, me barrer de chez moi, prendre de la distance, je finis par. ...par avoir honte, vis à vis de Marielle, tu peux réaliser ce que cela me fait ? Je n'ose plus la regarder en face, plus l'approcher, je me dis qu'elle me prend pour un minable, un raté, un pauvre mec...
JEAN-CHRISTOPHE. — Mais dans la réalité, tu crois qu'elle pense quoi, qu'elle réagit comment, elle...elle finirait par... ..par aller voir ailleurs ?
JEAN-FRANÇOIS. — Je n'arrête pas de me poser la question, mais non, en fait, encore que je ne sois par derrière elle à son bureau, évidemment, mais elle donne l'impression de s'être réfugiée plutôt dans des trucs de femmes, le jardinage, papoter de plus en plus avec la voisine, j'avoue que je l'encourage, au moins elle reste proche et ça l'occupe...

Un silence prolongé clôt leur conversation. Et puis l'un se tape sur les cuisses, l'autre se frotte les mains, ils regardent leurs montres, se lèvent, et Jean-François reprend

Tu crois... tu crois qu'elles ont fini leur vaisselle, depuis le temps, on est restés un sacré moment à discuter, et elles aussi, amplement le temps de passer nos vies en revue, non ?

Il se penche un peu en direction de la cuisine, et hèle les femmes

Eh ! Oh les filles, il est tard, on va peut-être y aller ?

Noir sur les scènes. Fin de la séquence pour les deux parties du décor...

ACTE 4