Sylvette
et Jean-Christophe sont seuls. Leurs invités sont repartis.
Ils sont assis, fatigués, dans la salle de séjour,
ayant réduit les lumières. En fait ils ne commencent
à parler qu'après une longue observation réciproque
silencieuse.
SYLVETTE,
JEAN-CHRISTOPHE, (ils se lancent exactement en même
temps, et avec la même phrase).
Alors, qu'est-ce qu'il a dit ?
Alors, qu'est-ce qu'elle a dit ?
Cette
coïncidence parfaite de temps et de mots les amuse tous deux,
ils se sourient, et Sylvie a même une attitude de tendresse
spontanée, elle se lève et embrasse son mari sur
le front avec une très grande gentillesse, laissant s'attarder
ses mains sur lui.
SYLVETTE.
Il a parlé un peu, ou il est resté...évasif
?
JEAN-CHRISTOPHE. Oh, tu le connais, à la
fois un peu distant, comme si tout cela n'avait pas trop d'importance
ou ne l'affectait que relativement, et puis aussi ce côté
bravache...
SYLVETTE. C'est à dire ?
JEAN-CHRISTOPHE. Oh, eh bien le style j'assume,
j'envoie des tas de CV, des demandes de candidature spontanée,
je ne suis pas le premier, mais je ne vois pas pourquoi ça
ne marcherait pas, alors j'épluche les annonces, et puis
je suis un battant, un fonceur...
SYLVETTE. Ah oui ? Il a dit cela ?
JEAN-CHRISTOPHE. Bon, enfin ce ne sont pas ses mots
vraiment, mais ses attitudes, et l'impression que cela dégageait,
quoi...
SYLVETTE. Mais il...il est resté en surface,
boulot, papiers, démarches, activisme, remue-ménage,
ou bien il a réussi à parler de lui, de ce qu'il
ressent réellement, de ses peurs, de son état d'esprit,
y compris de son moral, de tout cela ?
JEAN-CHRISTOPHE, (il regarde sa femme, ayant bien perçu
l'ambiguïté de ses remarques, que sait-elle vraiment,
jusqu'où a été Marielle dans les confidences
?). Tu connais Jeff, pas le genre introspectif, alors
plus il arrive à demeurer planqué derrière
des projections et des actions, mieux il se sent, non ? Cela te
surprend ?
SYLVETTE. Pas du tout, tu le décris très
bien. Et il t'a interrogé, toi, il s'est préoccupé
de toi ?
JEAN-CHRISTOPHE. Eh bien il m'a demandé quelle
opération on allait me faire, si cela ferait mal, combien
de temps cela durerait, comment j'allais m'arranger pour mon travail,
ce que tu en pensais...
SYLVETTE. Des considérations techniques...
Elle
semble hésiter avant de poursuivre son interrogatoire autrement,
regarde son mari, et sans le quitter des yeux elle reprend
Et
tu... tu lui as exposé les conséquences, enfin non
seulement les complications mais les séquelles, tout simplement
?
JEAN-CHRISTOPHE, (il se recroqueville, hausse un peu
les épaules, se tasse de nouveau, baisse la tête
et finit par répondre après un instant, d'une voix
sourde). Oui...oui je lui ai expliqué, oui...on
en a parlé vraiment, oui...
SYLVETTE. Tu as très bien fait, mon chéri
(Elle est demeurée proche de lui et lui met une seconde
la main sur l'épaule) Tu sais, je suis même fière
de toi, que tu arrives à évoquer cela avec ton copain
de toujours, d'abord cela lui évitera par la suite de placer
des vannes, des gaffes, et puis ça lui montre qu'il n'est
pas...
JEAN-CHRISTOPHE, (il relève la tête, attentif).
Qu'il n'est pas quoi ?
SYLVETTE. Qu'il
n'est pas... . Qu'il n'est pas seul à avoir des problèmes
dans la vie
JEAN-CHRISTOPHE, (il observe sa femme de manière
différente, inquisitrice). Tu veux dire quoi,
exactement ? Son licenciement, ou la vie en général
? Je te connais, tu essayes de prêcher une partie du vrai
pour obtenir le reste du faux, ou l'inverse ? Qu'est-ce qu'elle
est encore allée te raconter, elle ? Elle t'a parlé
?
SYLVETTE. Oui, de choses et d'autres, d'elle, qu'elle
l'aide autant qu'elle peut, tu te doutes bien qu'il a besoin d'assistance
pour tous ces trucs administratifs, les démarches, on ne
peut pas estimer qu'il est un type super-organisé, structuré,
planifié, non ? Et de leur moral à tous les deux,
elle m'a dit que...que son jardin lui servait d'exutoire, de passe-temps,
de défouloir...
JEAN-CHRISTOPHE, (il se ferme soudain, devenant à
la fois défensif, méfiant envers les allusions de
son épouse et la méconnaissance de ce qu'elle peut
savoir et risque d'ignorer, et désireux probablement de
préserver la parole confidentielle de son copain, son intimité
partagée). Rien de plus que d'habitude, quoi...
Pourtant vous avez bavardé un sacré bout de temps
!
SYLVETTE, (que cela fait sourire). Exactement
aussi longtemps que vous deux, les hommes, non ? Mais attends,
Chris, je ne suis pas le moins du monde en train de te demander
des confidences, juste une idée générale,
et je voulais surtout savoir si tu avais pu, toi, lui expliquer
les suites opératoires ?
JEAN-CHRISTOPHE. Et alors, si je peux me permettre,
toi aussi tu lui as expliqué, à Marielle ?
SYLVETTE, (le regardant intensément).
Tu penses quoi ?
JEAN-CHRISTOPHE. Bon, ça veut dire oui, cette
réponse là ! Et alors ?
SYLVETTE. Alors honnêtement, elle m'a demandé
comment... elle a voulu savoir si...ce que cela allait me faire,
si j'en étais...perturbée...
Elle évite quelque peu le regard de Chris
JEAN-CHRISTOPHE. Et qu'est-ce que tu as pu lui
répondre ?
SYLVETTE. La même réponse, Chris :
que j'allais t'aimer, que je préfère sans aucune
hésitation t'aimer vivant comme tu seras que... que te
pleurer mort et intact
Elle
fond brutalement en larmes, Jean-Christophe en est complètement
éberlué d'abord, puis bouleversé, inquiet,
ému et à son tour au bord des larmes, il s'approche,
la prend dans ses bras, la caresse, lui essuie le visage, tente
de l'apaiser, ce qu'elle parvient rapidement à faire seule,
puis il parle
JEAN-CHRISTOPHE.
Non, ma... ma chérie non, mais ne te mets pas dans
cet état, bien évidemment je vais me soigner, aller
à cette opération, et peu importe la suite... mais
écoute, c'est toi qui m'a remonté tout à
l'heure, qui m'a...convaincu, qui m'a dit des trucs inouïs,
des choses incroyables, alors tu ne vas pas, maintenant...
SYLVETTE, (lui rendant ses caresses tendrement).
Non Chris, non mon amour, excuse moi, je suis fatiguée...
. Et Marielle m'a sans doute... fatiguée elle aussi, mais
simplement, chéri...tout cela veut dire que j'ai terriblement...terriblement
besoin de toi, que tu sois là, avec moi, auprès
de moi, et...partout, pas seulement dans ma tête comme d'habitude,
mais tout près, je ne...je ne vis pas sans toi mon chéri,
tu sais cela, tu le sens, tu le réalises ?
JEAN-CHRISTOPHE, (tout près des larmes, avec
ce cumul d'émotions successives, il regarde sa femme entre
tendresse et ébahissement). Tu... . Je ne suis
pas sûr de te...mériter, ma chérie
Comme il sent à la fois le terrain de nouveau menacer sa
sûreté, et le temps ébranler ses certitudes,
il parle de nouveau, plus vite et plus fermement
Dis moi... comment on fait pour les enfants ? Enfin, les enfants
ça me fait toujours un peu drôle, quand on voit ces
grands jeunes adultes qui vivent parfaitement sans nous, mais
tu as un avis sur la manière de leur en parler, de ce qu'il
faut dire, de ce qu'ils ont besoin d'entendre ?
SYLVETTE. Que, ou quoi leur dire, c'est simple je
crois : tout ! Enfin disons le diagnostic, la nécessité
et la solution de traitement chirurgical, comment ça se
passe, où, quand, en gros combien de temps, et tout ce
genre d'information, tu ne crois pas ?
JEAN-CHRISTOPHE. Oui, si si d'accord, c'est ce que
je pensais, et le reste ?
SYLVETTE. Le reste selon leurs questions, non, mais
tu sais ils se limiteront aux risques, à la douleur, à
une durée d'arrêt de travail, et s'ils ont d'autres
questions on avise au fur et à mesure, ça te convient
?
Jean-Christophe opine de la tête
De toute façon tu imagines bien qu'avec Béa j'en
ai déjà parlé progressivement à mesure
des consultations et des examens, elle est déjà
très au courant, et puis ils viennent elle et Loïc
dîner jeudi soir, pour Didier tu verras comment tu veux
faire, soit on leur passe un coup de fil, mais c'est souvent Géraldine
qui répond, ou on attend qu'ils nous appellent, comme tu
veux ?
JEAN-CHRISTOPHE. Mais est-ce que... est-ce qu'il
te paraît nécessaire d'agir différemment avec
les uns et les autres, je veux dire pourquoi ne pas présenter
l'affaire de la même manière à Béatrice
et à Didier, sous prétexte qu'il s'agit de ta fille
et de mon fils, moi je veux bien leur expliquer à tous
les deux, et en présence de leurs conjoints respectifs,
cela ne me gêne pas...
SYLVETTE, (un peu mal à l'aise). Oui,
enfin je ne sais pas, Béa j'ai commencé à
lui parler, mais tu sais je la connais mieux, je sais comment
elle réagit, j'ai un peu peur que...
JEAN-CHRISTOPHE. Que quoi ? Que je la brusque, que
je la choque ? Excuse moi mais j'ai l'impression que tu projettes
à l'envers des éléments que tu maîtrises
parfaitement par rapport à moi, mais qui vis à vis
d'elle deviennent pour toi à éviter, par surprotection,
ou presque par possessivité exagérée, mais
je ne vais pas te voler son affection, son admiration, pas davantage
que son apitoiement si elle devait en éprouver, ou son
angoisse, je suis parfaitement capable d'être objectif et
simple, direct et très banalement...adulte parlant à
des adultes, non ?
SYLVETTE. Ne le prends pas comme cela, Chris, non
je voulais dire qu'à Béa, et par extension avec
Loïc je ne parle pas de...de notre vie intime, notre...notre
sexualité ne les regarde pas, tu n'es pas d'accord ? C'est
tout...
JEAN-CHRISTOPHE. C'est évident, je ne vais
pas lui confier entre le dessert et le café que je ne vais
plus pouvoir...baiser sa mère (il a un ton oppressé,
étouffé, sur ces mots là) non, mais je
trouverais logique, s'ils évoquent les uns ou les autres
les complications, ou les conséquences, de leur suggérer
qu'elles sont et seront urinaires et sexuelles, c'est juste de
l'information, et une façon comme une autre d'expliquer
par la suite je ne sais pas, des troubles de l'humeur, une gêne,
enfin que je ne sois pas parfaitement comme avant pendant un moment,
non ?
SYLVETTE, (elle le regarde de nouveau avec un mélange
de curiosité, de tendresse, d'appréhension et d'attention
très soutenue). Oui mon chéri, je ne
voulais pas le moins du monde te mettre en colère ou simplement
te contrarier, je sais d'ailleurs à quel point Béatrice
et toi avez d'affection l'un pour l'autre, ce que je voulais...
enfin je trouve qu'il est préférable de rester dans
un registre de période inévitable à passer,
d'événement à surmonter, plutôt que
d'une catastrophe anatomique, comment dit-on, physiologique, et
psychique à prévoir, c'est tout...
JEAN-CHRISTOPHE. Excuse moi, j'ai mal réagi,
mais tu vois c'est une illustration permanente de la nature des
femmes, vous avez un besoin absolu, définitif, d'être
des mères, au début vous l'êtes avec vos enfants,
c'est logique, et même en réalité une courte
période avant vous le devenez avec vos mecs dès
que vous les avez piqués à leurs propres mères,
fais ci, fais cela, et mange des légumes verts, et ne dis
pas ceci, et arrête de faire cela... Ensuite il y a les
enfants, et lorsqu'ils s'en vont de la maison vous reprenez le
bonhomme en main, leur père : mais tu as vu comment tu
es habillé, non mais tu ne peux pas faire attention à
ceci, regarde ce désordre, redresse toi tu es voûté,
tu pourrais ranger un peu, et l'ampoule, là, tu l'as changée
? Mais vous ne parvenez pas à lâcher les jeunes pour
autant, et ils ont beau habiter chez eux, vivre leur vie, vous
êtes toutes pareilles, et je te lave encore leurs couettes
parce qu'ils ne savent pas, et je te repasse leur linge si c'est
compliqué, et je vais te poster cette lettre recommandée,
envoyer ton mandat mon chéri tu ne l'as jamais fait, me
taper la queue à la sous-préfecture pour TES papiers
de TA voiture... . Et s'il survient un coup dur inhabituel, une
opération, une maladie, alors il faut les ménager,
comme s'ils n'étaient pas encore tout à fait adultes...
C'est la même chose quand il se marient au bout de sept
ans de cohabitation pour faire comme les copains, vous allez vous
croire indispensable à tout faire, tout payer, tout préparer
et tout prendre en main alors que c'est devenu LEUR affaire et
plus la vôtre. Mais je suppose que c'est dans la nature
humaine
SYLVETTE. Oui, tu dois avoir raison, il est vrai
que même quand ils ont vingt-sept ans on les couve...Mais
tiens, tu sais c'est marrant, ce mot là c'est celui que
Bergame a employé quand j'ai parlé de tout cela
avec lui. A ton propos à toi, il m'a aussitôt dit
: « ne le couvez pas, aimez le et aidez le, ce sera tellement
plus efficace...»
JEAN-CHRISTOPHE. Tu veux dire que tu es allée
voir Bergame seulement pour...discuter, savoir comment faire ?
SYLVETTE. Bien évidemment, oui, j'avais besoin
de comprendre, apprendre, m'informer sur tout. Et moi cela ne
m'a pas tellement étonnée de réaliser, d'entendre
que ce type là, Bergame, pouvait raisonner comme il l'a
fait, m'apporter des réponses, et encore bien plus susciter
des réflexions et des questions qui m'amenaient à
réfléchir différemment. Par exemple, c'est
lui le premier qui m'a fait prendre conscience que quelqu'un qui
doit se faire opérer d'un cancer peut se sentir coupable,
c'est un comble mais c'est véridique, parce que comme pour
toi les conséquences de l'intervention vont modifier ses
capacités, en l'occurrence sexuelles mais cela aurait pu
être des possibilités de se déplacer, de marcher,
je ne sais quoi...Voire, en poussant jusqu'à l'absurde,
une personne qui se sentira coupable d'empêcher un voyage,
des vacances programmées, à cause d'une maladie...
Et à l'inverse, il me faisait aussi comprendre que, paradoxalement,
tu allais m'en vouloir, peut-être terriblement, d'insister
pour que tu te fasses opérer, parce que tu pouvais interpréter
cela de différentes manières, au pire que j'avais
besoin de toi matériellement, au mieux que ton...fonctionnement,
je veux dire sexuel, ne m'intéressait pas à ce point,
avec tous les soupçons envisageables par en dessous. Tu
te rends compte, il a réussi à m'amener à
réfléchir sur tout cela, des hypothèses soit
incroyables, soit absurdes, soit inavouables, mais qui avaient
besoin de sortir, d'être exprimées , et il a eu grandement
raison, le consulter et parler de tout m'a énormément
aidée...
JEAN-CHRISTOPHE. Et il t'a dit de regarder aussi
des bouquins, ou sur internet, pour tout apprendre sur le cancer
de la prostate ?
SYLVETTE. Non, cela je l'avais fait toute seule,
mais j'ai eu encore un autre contact... incroyable, et marquant,
inoubliable. Quand j'ai appelé dans cet hôpital spécialisé
pour prendre le premier rendez-vous pour toi, je suis tombée
sur un homme, qui m'a posé des tas de questions, ce que
tu avais fait comme examens, le résultat de ta biopsie,
ce qui t'avait été proposé, ce que je craignais,
ce que tu en pensais. Cela m'a semblé si extraordinaire
que je lui ai demandé aussi si cela se passait toujours
comme cela. Il m'a répondu « chez nous oui, dans notre
service mon boulot est d'être le médecin qui vous
reçoit, vous renseigne, vous oriente, détermine
l'urgence éventuelle, la direction à prendre, le
praticien adapté à consulter, qui peut discuter
des conditions techniques, voilà ici c'est mon métier,
et en dehors du rendez-vous que nous allons trouver pour votre
mari, si lui a besoin de me parler vous lui direz de m'appeler,
et si vous vous avez des questions complémentaires non
abordées aujourd'hui, des interrogations, les vôtres
ou celles de votre mari, n'hésitez jamais, rappelez moi
» J'avoue que je n'avais jamais, jamais eu l'occasion d'avoir
affaire à un service de ce genre...
JEAN-CHRISTOPHE. Je comprends déjà
mieux tes questions après... Et tu l'as rappelé,
bien sûr ?
SYLVETTE. Oui, bien sûr comme tu le dis. Et
quand j'exprimais de nouvelles interrogations, lui aussi, comme
Bergame, me renvoyait à chaque fois mes véritables
questions : « quand vous demandez ce qui va se passer après,
Madame, vous pensez à quoi, aux conditions techniques,
la durée de séjour, la méthode chirurgicale,
ou bien les conséquences sur le fonctionnement urinaire
et les autres difficultés ? Mais ce sont vos questions
à vous, ou celles de votre mari ? Et lorsque vous employez
des formules comme la suite, l'avenir, vous pensez au travail,
à ces mêmes fonctionnements, ou à la vie,
la mort, les récidives ? » Tu te rends compte, un
médecin qui te garde un quart d'heure en ligne pour simplement
t'écouter, discuter, bavarder, t'expliquer, pour te fournir
des comparaisons, une argumentation. J'ai fini par lui demander
comment un homme peut se sentir, quand il est...diminué,
atteint d'une forme d'impuissance après opération,
il m'a répliqué:« Madame, demandez vous comment
vous seriez après une hystérectomie, vous vous diriez
diminuée, amputée, atteinte dans votre féminité,
la différence c'est la visibilité, un homme impuissant
sa partenaire le voit, le sent, elle peut en être frustrée,
une femme opérée rien ne se voit à proprement
parler, mais son partenaire la sent différente, elle ne
partage parfois plus, n'a plus envie, ne ressent plus rien...» .
JEAN-CHRISTOPHE. Et toutes ces considérations
sont supposées remonter le moral ?
SYLVETTE. Il a ajouté : « heureusement,
l'évolution égalitaire du monde moderne ne fait
plus de l'homme le donneur exclusif, titulaire de la puissance
et de la domination, même si, pour la femme, on n'a pas
trouvé d'équivalent qui dise impuissante, on dira
frigide, non réceptive, comme si on restait dans le schéma
de donneur pour lui, receveur pour elle, alors que dans la réalité
et heureusement les deux « se donnent l'un à l'autre
» selon la formule. Alors raisonnez en amour, en existence,
en sentiment, et non plus en organes, en hormones, en substances
à transmettre, et tout à coup tout change, une fois
de plus on passe de la vie, les organes, les substances, les glandes,
les molécules, à l'existence, l'âme, l'émotion,
les sentiments, le partage de la pensée...» Et quand
j'écoutais cet homme au téléphone, je me
répétais quand je pense que c'est un médecin
qui s'exprime, on inverse les rôles moi je viens vers lui
avec des résultats et des techniques, et lui me répond
avec de l'émotion et le partage des sentiments... .
Ils
restent tous deux un long moment silencieux, puis c'est Jean-Christophe
qui reprend
JEAN-CHRISTOPHE.
C'est étonnant, parce que, tout à l'heure,
j'ai eu avec Jeff les mêmes réflexions, je me rendais
compte que, lui et moi, on employait un vocabulaire identique
à propos de nos ennuis réciproques. Moi je me sens
d'avance...diminué, c'est ce que tu as dit, amputé,
réduit à cette impuissance, une sorte d'incapacité,
mais comme tu me l'as dit cela ne se verra pas, de l'extérieur,
et Jeff, privé de son travail, licencié, ressent
exactement la même chose, il se dit diminué, réduit
à l'inactivité comme un aveu d'incapacité,
une mise à l'écart, une véritable impuissance
aussi, finalement, et pourtant lui non plus cela ne se verra pas
de l'extérieur, seul son bulletin de paye le dira...
SYLVETTE. Oui, c'est curieux l'identité
non ? Quand tu rencontres, mettons dans un dîner, une réunion,
un homme que tu ne connais pas, après un quart d'heure
tu sais quel est son travail, la marque de sa voiture, tu as tout
appris sur ses loisirs favoris, d'abord ceux qui posent et coûtent
cher, golf, voile, ski, et après le plus intime qui soit
pour un mec, foot, ordinateur...Au bout d'une demi-heure tu sais
qu'il fume, s'il boit un peu ou beaucoup, ses perspectives d'avancement
et ce dont il aura eu besoin de se vanter, le week-end à
New York du Comité entreprise, ou bien le séjour
au Club Med des Antilles pour le printemps ou l'été...
Mais tu ignoreras toujours s'il a des enfants ou non, et si sa
femme est plutôt la belle blonde au bout de la table ou
bien restée à la maison, ou si elle s'est barrée
depuis trois ans... Si c'est une femme que tu rencontres, très
vite tu apprendras les prénoms des enfants et ce qu'ils
font, école, études, ou profession, s'ils ont une
copine ou un compagnon, tu sauras si elle loge dans un appartement
avec des fleurs sur le balcon ou si elle habite un pavillon dans
une résidence paumée de banlieue, et elle t'aura
raconté son divorce, ou expliqué quel genre de bouquin
elle lit, décrit ses trois magasins favoris, ceux où
elle flâne juste pour regarder, et puis à la demi-heure
tu entendras le plus intime, elle vient de rencontrer quelqu'un,
ou elle a envie de changer de coiffure, de couleur... Tout cela
pour dire qu'au pire l'interlocuteur d'un homme finira par savoir
qu'il est licencié ou menacé de l'être, jamais
qu'il est malade ou vient d'être opéré, au
moins pas tout de suite, de la femme un partenaire de conversation
connaîtra la nature de son opération de l'utérus,
de la thyroïde ou d'un sein, mais même pas le lieu
de son travail ou son poste... Chacun avouera ou partagera des...
amputations, des incapacités, des formes d'impuissance,
mais d'une nature totalement différente...
JEAN-CHRISTOPHE. Mais tu vois tout cela si clairement
parce que toi aussi tu es différente. Imagine Marielle,
tu crois qu'elle saurait expliquer tout ça à son
bonhomme s'il se trouvait dans mon cas, dans la même situation
?
Sylvette
s'accorde un très long temps de réflexion avant
de répondre, tandis que Jean-Christophe attend patiemment
en l'observant
SYLVETTE.
Je crois... enfin je m'interroge surtout, je me dis que
ce que Marielle aime, probablement, c'est à un sens très
large, image, confort, habitude, statut, et peut-être ambiance
affective, avoir pour mar... . Non plus exactement être
la femme de Jean-François. Moi je t'aime toi d'abord, toi
vivant comme mari dont j'ai besoin, tu saisis l'énorme
différence ? Elle elle l'aidera en pensant à sa
place à elle, son rôle, leur couple, une sorte d'entité
globale, de position, et cela ne veut pas dire qu'elle ne s'y
montrera pas très efficace...Alors que moi je t'aimerai
d'abord de toutes mes forces, pour toi, pour que tu bénéficies
de toutes les possibilités résultant de mon amour,
pour qu'on puisse... ... .
Elle
ne parvient pas à poursuivre, frôlant le sanglot,
elle finit dans les bras de son mari, ils se serrent tous deux
de manière émouvante et prolongée.
La
lumière baisse progressivement.
Rideau final