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ACTE QUATRE



QUATRIEME SEQUENCE:

« QU'EST-CE QU'ILS ONT DIT ? »


Sylvette et Jean-Christophe sont seuls. Leurs invités sont repartis. Ils sont assis, fatigués, dans la salle de séjour, ayant réduit les lumières. En fait ils ne commencent à parler qu'après une longue observation réciproque silencieuse.

SYLVETTE, JEAN-CHRISTOPHE, (ils se lancent exactement en même temps, et avec la même phrase).
— Alors, qu'est-ce qu'il a dit ?
— Alors, qu'est-ce qu'elle a dit ?

Cette coïncidence parfaite de temps et de mots les amuse tous deux, ils se sourient, et Sylvie a même une attitude de tendresse spontanée, elle se lève et embrasse son mari sur le front avec une très grande gentillesse, laissant s'attarder ses mains sur lui.

SYLVETTE. — Il a parlé un peu, ou il est resté...évasif ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Oh, tu le connais, à la fois un peu distant, comme si tout cela n'avait pas trop d'importance ou ne l'affectait que relativement, et puis aussi ce côté bravache...
SYLVETTE. — C'est à dire ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Oh, eh bien le style j'assume, j'envoie des tas de CV, des demandes de candidature spontanée, je ne suis pas le premier, mais je ne vois pas pourquoi ça ne marcherait pas, alors j'épluche les annonces, et puis je suis un battant, un fonceur...
SYLVETTE. — Ah oui ? Il a dit cela ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Bon, enfin ce ne sont pas ses mots vraiment, mais ses attitudes, et l'impression que cela dégageait, quoi...
SYLVETTE. — Mais il...il est resté en surface, boulot, papiers, démarches, activisme, remue-ménage, ou bien il a réussi à parler de lui, de ce qu'il ressent réellement, de ses peurs, de son état d'esprit, y compris de son moral, de tout cela ?
JEAN-CHRISTOPHE, (il regarde sa femme, ayant bien perçu l'ambiguïté de ses remarques, que sait-elle vraiment, jusqu'où a été Marielle dans les confidences ?). — Tu connais Jeff, pas le genre introspectif, alors plus il arrive à demeurer planqué derrière des projections et des actions, mieux il se sent, non ? Cela te surprend ?
SYLVETTE. — Pas du tout, tu le décris très bien. Et il t'a interrogé, toi, il s'est préoccupé de toi ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Eh bien il m'a demandé quelle opération on allait me faire, si cela ferait mal, combien de temps cela durerait, comment j'allais m'arranger pour mon travail, ce que tu en pensais...
SYLVETTE. — Des considérations techniques...

Elle semble hésiter avant de poursuivre son interrogatoire autrement, regarde son mari, et sans le quitter des yeux elle reprend

Et tu... tu lui as exposé les conséquences, enfin non seulement les complications mais les séquelles, tout simplement ?
JEAN-CHRISTOPHE, (il se recroqueville, hausse un peu les épaules, se tasse de nouveau, baisse la tête et finit par répondre après un instant, d'une voix sourde). — Oui...oui je lui ai expliqué, oui...on en a parlé vraiment, oui...
SYLVETTE. — Tu as très bien fait, mon chéri (Elle est demeurée proche de lui et lui met une seconde la main sur l'épaule) Tu sais, je suis même fière de toi, que tu arrives à évoquer cela avec ton copain de toujours, d'abord cela lui évitera par la suite de placer des vannes, des gaffes, et puis ça lui montre qu'il n'est pas...
JEAN-CHRISTOPHE, (il relève la tête, attentif). — Qu'il n'est pas quoi ?
SYLVETTE. —
Qu'il n'est pas... . Qu'il n'est pas seul à avoir des problèmes dans la vie
JEAN-CHRISTOPHE, (il observe sa femme de manière différente, inquisitrice). — Tu veux dire quoi, exactement ? Son licenciement, ou la vie en général ? Je te connais, tu essayes de prêcher une partie du vrai pour obtenir le reste du faux, ou l'inverse ? Qu'est-ce qu'elle est encore allée te raconter, elle ? Elle t'a parlé ?
SYLVETTE. — Oui, de choses et d'autres, d'elle, qu'elle l'aide autant qu'elle peut, tu te doutes bien qu'il a besoin d'assistance pour tous ces trucs administratifs, les démarches, on ne peut pas estimer qu'il est un type super-organisé, structuré, planifié, non ? Et de leur moral à tous les deux, elle m'a dit que...que son jardin lui servait d'exutoire, de passe-temps, de défouloir...
JEAN-CHRISTOPHE, (il se ferme soudain, devenant à la fois défensif, méfiant envers les allusions de son épouse et la méconnaissance de ce qu'elle peut savoir et risque d'ignorer, et désireux probablement de préserver la parole confidentielle de son copain, son intimité partagée). — Rien de plus que d'habitude, quoi... Pourtant vous avez bavardé un sacré bout de temps !
SYLVETTE
, (que cela fait sourire). — Exactement aussi longtemps que vous deux, les hommes, non ? Mais attends, Chris, je ne suis pas le moins du monde en train de te demander des confidences, juste une idée générale, et je voulais surtout savoir si tu avais pu, toi, lui expliquer les suites opératoires ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Et alors, si je peux me permettre, toi aussi tu lui as expliqué, à Marielle ?
SYLVETTE, (le regardant intensément). — Tu penses quoi ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Bon, ça veut dire oui, cette réponse là ! Et alors ?
SYLVETTE. — Alors honnêtement, elle m'a demandé comment... elle a voulu savoir si...ce que cela allait me faire, si j'en étais...perturbée...
Elle évite quelque peu le regard de Chris
JEAN-CHRISTOPHE. — Et qu'est-ce que tu as pu lui répondre ?
SYLVETTE. — La même réponse, Chris : que j'allais t'aimer, que je préfère sans aucune hésitation t'aimer vivant comme tu seras que... que te pleurer mort et intact

Elle fond brutalement en larmes, Jean-Christophe en est complètement éberlué d'abord, puis bouleversé, inquiet, ému et à son tour au bord des larmes, il s'approche, la prend dans ses bras, la caresse, lui essuie le visage, tente de l'apaiser, ce qu'elle parvient rapidement à faire seule, puis il parle

JEAN-CHRISTOPHE. — Non, ma... ma chérie non, mais ne te mets pas dans cet état, bien évidemment je vais me soigner, aller à cette opération, et peu importe la suite... mais écoute, c'est toi qui m'a remonté tout à l'heure, qui m'a...convaincu, qui m'a dit des trucs inouïs, des choses incroyables, alors tu ne vas pas, maintenant...
SYLVETTE, (lui rendant ses caresses tendrement). — Non Chris, non mon amour, excuse moi, je suis fatiguée... . Et Marielle m'a sans doute... fatiguée elle aussi, mais simplement, chéri...tout cela veut dire que j'ai terriblement...terriblement besoin de toi, que tu sois là, avec moi, auprès de moi, et...partout, pas seulement dans ma tête comme d'habitude, mais tout près, je ne...je ne vis pas sans toi mon chéri, tu sais cela, tu le sens, tu le réalises ?
JEAN-CHRISTOPHE, (tout près des larmes, avec ce cumul d'émotions successives, il regarde sa femme entre tendresse et ébahissement). — Tu... . Je ne suis pas sûr de te...mériter, ma chérie
Comme il sent à la fois le terrain de nouveau menacer sa sûreté, et le temps ébranler ses certitudes, il parle de nouveau, plus vite et plus fermement
Dis moi... comment on fait pour les enfants ? Enfin, les enfants ça me fait toujours un peu drôle, quand on voit ces grands jeunes adultes qui vivent parfaitement sans nous, mais tu as un avis sur la manière de leur en parler, de ce qu'il faut dire, de ce qu'ils ont besoin d'entendre ?
SYLVETTE. — Que, ou quoi leur dire, c'est simple je crois : tout ! Enfin disons le diagnostic, la nécessité et la solution de traitement chirurgical, comment ça se passe, où, quand, en gros combien de temps, et tout ce genre d'information, tu ne crois pas ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Oui, si si d'accord, c'est ce que je pensais, et le reste ?
SYLVETTE. — Le reste selon leurs questions, non, mais tu sais ils se limiteront aux risques, à la douleur, à une durée d'arrêt de travail, et s'ils ont d'autres questions on avise au fur et à mesure, ça te convient ?
Jean-Christophe opine de la tête
De toute façon tu imagines bien qu'avec Béa j'en ai déjà parlé progressivement à mesure des consultations et des examens, elle est déjà très au courant, et puis ils viennent elle et Loïc dîner jeudi soir, pour Didier tu verras comment tu veux faire, soit on leur passe un coup de fil, mais c'est souvent Géraldine qui répond, ou on attend qu'ils nous appellent, comme tu veux ?
JEAN-CHRISTOPHE. — Mais est-ce que... est-ce qu'il te paraît nécessaire d'agir différemment avec les uns et les autres, je veux dire pourquoi ne pas présenter l'affaire de la même manière à Béatrice et à Didier, sous prétexte qu'il s'agit de ta fille et de mon fils, moi je veux bien leur expliquer à tous les deux, et en présence de leurs conjoints respectifs, cela ne me gêne pas...
SYLVETTE, (un peu mal à l'aise). — Oui, enfin je ne sais pas, Béa j'ai commencé à lui parler, mais tu sais je la connais mieux, je sais comment elle réagit, j'ai un peu peur que...
JEAN-CHRISTOPHE. — Que quoi ? Que je la brusque, que je la choque ? Excuse moi mais j'ai l'impression que tu projettes à l'envers des éléments que tu maîtrises parfaitement par rapport à moi, mais qui vis à vis d'elle deviennent pour toi à éviter, par surprotection, ou presque par possessivité exagérée, mais je ne vais pas te voler son affection, son admiration, pas davantage que son apitoiement si elle devait en éprouver, ou son angoisse, je suis parfaitement capable d'être objectif et simple, direct et très banalement...adulte parlant à des adultes, non ?
SYLVETTE. — Ne le prends pas comme cela, Chris, non je voulais dire qu'à Béa, et par extension avec Loïc je ne parle pas de...de notre vie intime, notre...notre sexualité ne les regarde pas, tu n'es pas d'accord ? C'est tout...
JEAN-CHRISTOPHE. — C'est évident, je ne vais pas lui confier entre le dessert et le café que je ne vais plus pouvoir...baiser sa mère (il a un ton oppressé, étouffé, sur ces mots là) non, mais je trouverais logique, s'ils évoquent les uns ou les autres les complications, ou les conséquences, de leur suggérer qu'elles sont et seront urinaires et sexuelles, c'est juste de l'information, et une façon comme une autre d'expliquer par la suite je ne sais pas, des troubles de l'humeur, une gêne, enfin que je ne sois pas parfaitement comme avant pendant un moment, non ?
SYLVETTE, (elle le regarde de nouveau avec un mélange de curiosité, de tendresse, d'appréhension et d'attention très soutenue). — Oui mon chéri, je ne voulais pas le moins du monde te mettre en colère ou simplement te contrarier, je sais d'ailleurs à quel point Béatrice et toi avez d'affection l'un pour l'autre, ce que je voulais... enfin je trouve qu'il est préférable de rester dans un registre de période inévitable à passer, d'événement à surmonter, plutôt que d'une catastrophe anatomique, comment dit-on, physiologique, et psychique à prévoir, c'est tout...
JEAN-CHRISTOPHE. — Excuse moi, j'ai mal réagi, mais tu vois c'est une illustration permanente de la nature des femmes, vous avez un besoin absolu, définitif, d'être des mères, au début vous l'êtes avec vos enfants, c'est logique, et même en réalité une courte période avant vous le devenez avec vos mecs dès que vous les avez piqués à leurs propres mères, fais ci, fais cela, et mange des légumes verts, et ne dis pas ceci, et arrête de faire cela... Ensuite il y a les enfants, et lorsqu'ils s'en vont de la maison vous reprenez le bonhomme en main, leur père : mais tu as vu comment tu es habillé, non mais tu ne peux pas faire attention à ceci, regarde ce désordre, redresse toi tu es voûté, tu pourrais ranger un peu, et l'ampoule, là, tu l'as changée ? Mais vous ne parvenez pas à lâcher les jeunes pour autant, et ils ont beau habiter chez eux, vivre leur vie, vous êtes toutes pareilles, et je te lave encore leurs couettes parce qu'ils ne savent pas, et je te repasse leur linge si c'est compliqué, et je vais te poster cette lettre recommandée, envoyer ton mandat mon chéri tu ne l'as jamais fait, me taper la queue à la sous-préfecture pour TES papiers de TA voiture... . Et s'il survient un coup dur inhabituel, une opération, une maladie, alors il faut les ménager, comme s'ils n'étaient pas encore tout à fait adultes... C'est la même chose quand il se marient au bout de sept ans de cohabitation pour faire comme les copains, vous allez vous croire indispensable à tout faire, tout payer, tout préparer et tout prendre en main alors que c'est devenu LEUR affaire et plus la vôtre. Mais je suppose que c'est dans la nature humaine
SYLVETTE. — Oui, tu dois avoir raison, il est vrai que même quand ils ont vingt-sept ans on les couve...Mais tiens, tu sais c'est marrant, ce mot là c'est celui que Bergame a employé quand j'ai parlé de tout cela avec lui. A ton propos à toi, il m'a aussitôt dit : « ne le couvez pas, aimez le et aidez le, ce sera tellement plus efficace...»
JEAN-CHRISTOPHE. — Tu veux dire que tu es allée voir Bergame seulement pour...discuter, savoir comment faire ?
SYLVETTE. — Bien évidemment, oui, j'avais besoin de comprendre, apprendre, m'informer sur tout. Et moi cela ne m'a pas tellement étonnée de réaliser, d'entendre que ce type là, Bergame, pouvait raisonner comme il l'a fait, m'apporter des réponses, et encore bien plus susciter des réflexions et des questions qui m'amenaient à réfléchir différemment. Par exemple, c'est lui le premier qui m'a fait prendre conscience que quelqu'un qui doit se faire opérer d'un cancer peut se sentir coupable, c'est un comble mais c'est véridique, parce que comme pour toi les conséquences de l'intervention vont modifier ses capacités, en l'occurrence sexuelles mais cela aurait pu être des possibilités de se déplacer, de marcher, je ne sais quoi...Voire, en poussant jusqu'à l'absurde, une personne qui se sentira coupable d'empêcher un voyage, des vacances programmées, à cause d'une maladie... Et à l'inverse, il me faisait aussi comprendre que, paradoxalement, tu allais m'en vouloir, peut-être terriblement, d'insister pour que tu te fasses opérer, parce que tu pouvais interpréter cela de différentes manières, au pire que j'avais besoin de toi matériellement, au mieux que ton...fonctionnement, je veux dire sexuel, ne m'intéressait pas à ce point, avec tous les soupçons envisageables par en dessous. Tu te rends compte, il a réussi à m'amener à réfléchir sur tout cela, des hypothèses soit incroyables, soit absurdes, soit inavouables, mais qui avaient besoin de sortir, d'être exprimées , et il a eu grandement raison, le consulter et parler de tout m'a énormément aidée...
JEAN-CHRISTOPHE. — Et il t'a dit de regarder aussi des bouquins, ou sur internet, pour tout apprendre sur le cancer de la prostate ?
SYLVETTE. — Non, cela je l'avais fait toute seule, mais j'ai eu encore un autre contact... incroyable, et marquant, inoubliable. Quand j'ai appelé dans cet hôpital spécialisé pour prendre le premier rendez-vous pour toi, je suis tombée sur un homme, qui m'a posé des tas de questions, ce que tu avais fait comme examens, le résultat de ta biopsie, ce qui t'avait été proposé, ce que je craignais, ce que tu en pensais. Cela m'a semblé si extraordinaire que je lui ai demandé aussi si cela se passait toujours comme cela. Il m'a répondu « chez nous oui, dans notre service mon boulot est d'être le médecin qui vous reçoit, vous renseigne, vous oriente, détermine l'urgence éventuelle, la direction à prendre, le praticien adapté à consulter, qui peut discuter des conditions techniques, voilà ici c'est mon métier, et en dehors du rendez-vous que nous allons trouver pour votre mari, si lui a besoin de me parler vous lui direz de m'appeler, et si vous vous avez des questions complémentaires non abordées aujourd'hui, des interrogations, les vôtres ou celles de votre mari, n'hésitez jamais, rappelez moi » J'avoue que je n'avais jamais, jamais eu l'occasion d'avoir affaire à un service de ce genre...
JEAN-CHRISTOPHE. — Je comprends déjà mieux tes questions après... Et tu l'as rappelé, bien sûr ?
SYLVETTE. — Oui, bien sûr comme tu le dis. Et quand j'exprimais de nouvelles interrogations, lui aussi, comme Bergame, me renvoyait à chaque fois mes véritables questions : « quand vous demandez ce qui va se passer après, Madame, vous pensez à quoi, aux conditions techniques, la durée de séjour, la méthode chirurgicale, ou bien les conséquences sur le fonctionnement urinaire et les autres difficultés ? Mais ce sont vos questions à vous, ou celles de votre mari ? Et lorsque vous employez des formules comme la suite, l'avenir, vous pensez au travail, à ces mêmes fonctionnements, ou à la vie, la mort, les récidives ? » Tu te rends compte, un médecin qui te garde un quart d'heure en ligne pour simplement t'écouter, discuter, bavarder, t'expliquer, pour te fournir des comparaisons, une argumentation. J'ai fini par lui demander comment un homme peut se sentir, quand il est...diminué, atteint d'une forme d'impuissance après opération, il m'a répliqué:« Madame, demandez vous comment vous seriez après une hystérectomie, vous vous diriez diminuée, amputée, atteinte dans votre féminité, la différence c'est la visibilité, un homme impuissant sa partenaire le voit, le sent, elle peut en être frustrée, une femme opérée rien ne se voit à proprement parler, mais son partenaire la sent différente, elle ne partage parfois plus, n'a plus envie, ne ressent plus rien...» .
JEAN-CHRISTOPHE. — Et toutes ces considérations sont supposées remonter le moral ?
SYLVETTE. — Il a ajouté : « heureusement, l'évolution égalitaire du monde moderne ne fait plus de l'homme le donneur exclusif, titulaire de la puissance et de la domination, même si, pour la femme, on n'a pas trouvé d'équivalent qui dise impuissante, on dira frigide, non réceptive, comme si on restait dans le schéma de donneur pour lui, receveur pour elle, alors que dans la réalité et heureusement les deux « se donnent l'un à l'autre » selon la formule. Alors raisonnez en amour, en existence, en sentiment, et non plus en organes, en hormones, en substances à transmettre, et tout à coup tout change, une fois de plus on passe de la vie, les organes, les substances, les glandes, les molécules, à l'existence, l'âme, l'émotion, les sentiments, le partage de la pensée...» Et quand j'écoutais cet homme au téléphone, je me répétais quand je pense que c'est un médecin qui s'exprime, on inverse les rôles moi je viens vers lui avec des résultats et des techniques, et lui me répond avec de l'émotion et le partage des sentiments... .

Ils restent tous deux un long moment silencieux, puis c'est Jean-Christophe qui reprend

JEAN-CHRISTOPHE. — C'est étonnant, parce que, tout à l'heure, j'ai eu avec Jeff les mêmes réflexions, je me rendais compte que, lui et moi, on employait un vocabulaire identique à propos de nos ennuis réciproques. Moi je me sens d'avance...diminué, c'est ce que tu as dit, amputé, réduit à cette impuissance, une sorte d'incapacité, mais comme tu me l'as dit cela ne se verra pas, de l'extérieur, et Jeff, privé de son travail, licencié, ressent exactement la même chose, il se dit diminué, réduit à l'inactivité comme un aveu d'incapacité, une mise à l'écart, une véritable impuissance aussi, finalement, et pourtant lui non plus cela ne se verra pas de l'extérieur, seul son bulletin de paye le dira...
SYLVETTE. — Oui, c'est curieux l'identité non ? Quand tu rencontres, mettons dans un dîner, une réunion, un homme que tu ne connais pas, après un quart d'heure tu sais quel est son travail, la marque de sa voiture, tu as tout appris sur ses loisirs favoris, d'abord ceux qui posent et coûtent cher, golf, voile, ski, et après le plus intime qui soit pour un mec, foot, ordinateur...Au bout d'une demi-heure tu sais qu'il fume, s'il boit un peu ou beaucoup, ses perspectives d'avancement et ce dont il aura eu besoin de se vanter, le week-end à New York du Comité entreprise, ou bien le séjour au Club Med des Antilles pour le printemps ou l'été... Mais tu ignoreras toujours s'il a des enfants ou non, et si sa femme est plutôt la belle blonde au bout de la table ou bien restée à la maison, ou si elle s'est barrée depuis trois ans... Si c'est une femme que tu rencontres, très vite tu apprendras les prénoms des enfants et ce qu'ils font, école, études, ou profession, s'ils ont une copine ou un compagnon, tu sauras si elle loge dans un appartement avec des fleurs sur le balcon ou si elle habite un pavillon dans une résidence paumée de banlieue, et elle t'aura raconté son divorce, ou expliqué quel genre de bouquin elle lit, décrit ses trois magasins favoris, ceux où elle flâne juste pour regarder, et puis à la demi-heure tu entendras le plus intime, elle vient de rencontrer quelqu'un, ou elle a envie de changer de coiffure, de couleur... Tout cela pour dire qu'au pire l'interlocuteur d'un homme finira par savoir qu'il est licencié ou menacé de l'être, jamais qu'il est malade ou vient d'être opéré, au moins pas tout de suite, de la femme un partenaire de conversation connaîtra la nature de son opération de l'utérus, de la thyroïde ou d'un sein, mais même pas le lieu de son travail ou son poste... Chacun avouera ou partagera des... amputations, des incapacités, des formes d'impuissance, mais d'une nature totalement différente...
JEAN-CHRISTOPHE. — Mais tu vois tout cela si clairement parce que toi aussi tu es différente. Imagine Marielle, tu crois qu'elle saurait expliquer tout ça à son bonhomme s'il se trouvait dans mon cas, dans la même situation ?

Sylvette s'accorde un très long temps de réflexion avant de répondre, tandis que Jean-Christophe attend patiemment en l'observant

SYLVETTE. — Je crois... enfin je m'interroge surtout, je me dis que ce que Marielle aime, probablement, c'est à un sens très large, image, confort, habitude, statut, et peut-être ambiance affective, avoir pour mar... . Non plus exactement être la femme de Jean-François. Moi je t'aime toi d'abord, toi vivant comme mari dont j'ai besoin, tu saisis l'énorme différence ? Elle elle l'aidera en pensant à sa place à elle, son rôle, leur couple, une sorte d'entité globale, de position, et cela ne veut pas dire qu'elle ne s'y montrera pas très efficace...Alors que moi je t'aimerai d'abord de toutes mes forces, pour toi, pour que tu bénéficies de toutes les possibilités résultant de mon amour, pour qu'on puisse... ... .

Elle ne parvient pas à poursuivre, frôlant le sanglot, elle finit dans les bras de son mari, ils se serrent tous deux de manière émouvante et prolongée.

La lumière baisse progressivement.

Rideau final