Hier soir chez Etienne, on a bu du bordeaux
Un médoc si fameux, qu’on ne voulut
pas d’eau
Ce qui fait que cette nuit, en très grand
philosophe
J’ai vu que d’un génie, j’avais
sans doute l’étoffe.
J’ai critiqué Rousseau, j’ai
encensé Voltaire
Les théories d’Hegel, je les ai toutes
fait taire.
En rêvant d’Aristote, de Kant, de Kierkegaard
Mon attention extrême que je craignais faiblarde
Fût en réalité d’une telle
acuité
Que jamais ne connus pareille lucidité
C’est donc dès ce matin qu’une
grave question m’obsède
Elle m’oppresse, elle me nuit, elle me tue,
elle m’excède
C’était, j’en suis certain, une
question magnifique,
Un de ces grands problèmes de pure métaphysique
Qui vous transporte l’âme vers des hauteurs
sublimes
En poussant votre esprit à ses sursauts ultimes
Mais voilà, ma mémoire n’a pu
suivre la cadence.
Et j’ai beau la fouiller, elle avoue sa carence
Je ne l’y trouve plus : ma question est partie.
J’ai beau me concentrer : est-ce la bonne
stratégie?
Et pourtant, elle est là, sur le bout de
ma langue
Je la sens bien vivante, elle est loin d’être
exsangue.
Sur le bout de ma langue, et ça me gêne
un peu,
Ça devient encombré, c’est parfois
sauve-qui-peut.
Car depuis quelques mois, c’est de trop de
questions
Qu’elle me paraît chargée, pleine
d’interrogations.
Mais ça va revenir, tout ça est passager
Je ne suis pas inquiet, ne suis pas affligé.
De mon puissant cerveau, quelques neurones sans
doute,
Se seront échappés. Ce n’est
pas la déroute !
Ou deux ou trois synapses, pas très bien
réveillées
Après cette nuit d’agapes, encore toutes
barbouillées,
N’ont pu se connecter, passèrent en
court-circuit ?
Encore quelques minutes et ce hiatus fortuit,
Aux augures malveillants rabattra leur caquet
Je ne suis pas inquiet, pas inquiet, pas inquiet.
Le grand Victor l’a dit, ces choses-là
sont rudes
Il faut pour les comprendre, avoir fait des études.
Et comme précisément des études,
j’en ai faites,
Ma question va surgir de son obscure retraite
Ma mémoire est intacte, n’en faisons
pas un drame !
Pourquoi pas d’Aloïs brandir l’effet
infâme,
Pendant que vous y êtes ! Et pourquoi pas
gâteux,
Dans un tel scénario, diraient des facétieux
!
Il faut raison garder, redevenir sérieux
Faire taire les alarmes pour se souvenir mieux.
J’ai perdu mon sang-froid quand tout-à-l’heure
j’ai eu
A Aloïs, c’est vrai, cette allusion indue.
A mouvement de panique, ce fut réponse idiote
Recherches et réflexion sont meilleures antidotes
Loin de moi des idées de telles pathologies
Qui font qu’on oublie tout en tristes amnésies.
Pourtant j’ai un souci, quand j’évoque
ce sur-homme :
J’ai oublié son nom ! Il faut que je
le nomme
Du prénom d’Aloïs que seulement
ma mémoire
Veut bien me resservir comme une farce vexatoire.
Ce champion de l’oubli, je ne peux l’oublier
!
Je sais qu’incessamment il va me réveiller.
Je ne connais que lui ! Voilà qui est trop
fort !
Mais je sens que ça vient, qu’aucun
souvenir n’est mort.
Sur le bout de ma langue, à nouveau ça
chatouille
Je sonde, j’essaie encore, mais en ressort
bredouille.
Car de son patronyme que ma mémoire mendie,
Ce savant baptisa sa lente maladie.
Alors pour m’en rappeler, mon esprit rationnel
Tente tous les moyens qui traversent ma cervelle
:
La maladie de James, c’est celle de Parkinson
!
Alors pour AloÏs ? Dites-moi comment ça
sonne !
Avec sans doute des Z et peut être des H ?
Le nom d’un étranger, des syllabes
qui arrachent ?
Soudain en un éclair, je vois beaucoup plus
clair
Ça y est, j’en suis sûr, ça
se termine en « er »
Et comme je suis golfeur, je pense à Leadbetter
Peut être camembert, ou chester ou munster
?
Mais avec leurs odeurs, je m’en serais souvenu
Sûrement pas Lucifer, ce serait mal venu.
Ni Hitler ni Himler ? Ou alors Chichester ?
Moi qui suis mélomane : Wagner ou bien Mahler
?
Et si c’était comme ça que
le mal débutait ?
Et si sournoisement, l’Aloïs me guettait
?
Car c’est une atrophie cérébrale
et diffuse
Comme disent savamment ceux dont la mémoire
fuse.
Déjà on me signale que parmi les syndromes
Il y aurait l’oubli, l’oubli de ce qu’on
nomme.
Ou encore des erreurs sur l’emplacement des
choses …
Moi qui distraitement, mes lunettes dépose
Dans la boîte à cirage ! Ou laisse
mes chaussons
Parfois dans le frigo, ou sur le paillasson ...
Et quand d’acheter le pain, j’oublie
la commission,
C’est du nom que je cherche que ma femme fait
mention.
Autre syndrome décrit, ce sont les «
sautes d’humeur »
Alors moi, l’émotif, l’hypersensible,
j’ai peur.
Car c’est toutes les heures que je ris ou
bien geins
Selon mes souvenirs plus ou moins importuns
Selon mes déconvenues, mes succès,
mes fiascos
Au golf ou au tennis, aux échecs, au boulot
Est-ce grave docteur-ma-femme ? Est-ce bien une
Aloïs ?
Il n’y a pourtant là aucun vilain indice.
Et ces petites erreurs ne sont que peccadilles !
Résider dans la lune n’est pour moi
qu’une vétille
Si je suis étourdi, je l’ai toujours
été
Et brandir l’Aloïs est pure méchanceté.
Je reprends ma recherche en toute sérénité,
Explorant ma mémoire avec sagacité
:
Corbière ? Ou Sylvaner ? Peut être
Gewurtztram …
Ça y est ! Je le tiens ! Le vin est un sésame
!
Je le savais, pardi ! Dès qu’on pense
chopine
On ouvre toutes les portes y compris en médecine.
Alzheimer mon grand homme ! C’est comme ça
qu’il se nomme !
De cette grave maladie, c’est l’inventeur,
en somme.
Peut être l’a-t-il brevetée pour
ne pas qu ‘on lui pique
Une telle création si hautement scientifique
?
En tout cas, je respire, me voilà rassuré
Je ne suis pas atteint, c’est un fait avéré
Ma mémoire d’éléphant
est le bon démenti
A toutes ces rumeurs, à tous ces chuchotis
Vous en êtes bien témoins, pour le
dire à ma femme
Je l’ai trouvé tout seul, et ça,
je le proclame.
Mais une pensée m’obsède à
propos d’Alzheimer
Ce génie magnifique aux travaux si amers
:
Ce chantre de l’oubli, de quoi est-il donc
mort ?
Le hasard a-t-il fait que par un coup du sort
Poussant loin l’humour noir en un trait de
malice
Sa belle tête chenue ait fait une Aloïs
?
Alzheimer vers sa fin, emporté par lui-même!
Le grand génie tué par son trop beau
système !
Sans le savoir, bien sûr, puisque précisément
L’ignorance de ce mal est son propre châtiment
.
Mourir d’une Alzheimer, il faut être
lucide
Pour le grand Aloïs, cela tient du suicide
Et pourtant, quelle belle mort ! Et que moi j’ai
envie
D’écrire un dernier vers tout en perdant
la vie …
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