CŒUR DE PIERRE
conte de Noël
Pour les fêtes de Noël,
j’aime partir en Bretagne.
Malgré vents et crachins, ça vaut toutes
les Espagne.
J’adore sa mer, ses côtes et toute sa
campagne
Ciel gris, ciel bleu : pour moi, c’est pays
de cocagne
Est-ce la vue de la mer, l’odeur du goémon
?
Ou seulement les congés, et la joie des poumons
A se gorger d’air pur tout en coinçant
la bulle
Loin des villes polluées par leurs sales molécules
?
Stimulant mes neurones pour tout faire revenir,
Le farniente m’est alors une mine de souvenirs.
De plus en plus anciens quand je deviens plus vieux,
En vacances, ils m’assaillent, dès que
je ferme les yeux.
Alors je les complète et les cajole aussi :
Plus ils datent de loin, plus ils deviennent précis
*****
Dans les rangs de l’école
où régnait la terreur,
Officiait « Cœur-de-pierre » qui
distillait la peur.
Armé de sa grande règle, il châtiait
les dormeurs,
Les cancres et les distraits, les rêveurs, les
farceurs.
Son vrai nom, « Kerdanpierre », dans les
bancs de ma classe,
Evoquait mille leçons qu’il fallait qu’on
potasse.
Loin d’en être contrit, il en était
tout fier,
Que son nom menaçant rime avec Robespierre.
Nous harcelant sans cesse, augmentant les programmes,
Il provoquait le stress, il suscitait les drames.
Nous étions surmenés, nous avions des
migraines,
Devant ces avalanches de devoirs par dizaines.
C’était surtout en math que ses penchants
sadiques,
Trouvaient de bons prétextes pour brandir telle
une trique,
Sa fameuse règle-alu qui meurtrissait nos doigts.
Alors, ne fallait pas lui demander pourquoi,
Sinon pleuvait derechef une nouvelle rafale,
Toujours accompagnée d’une tirade brutale.
Les baignoires qui fuyaient ou bien
se remplissaient,
Les trains qui se croisaient ou bien se dépassaient,
Sous les caprices odieux de robinets vicieux
Ou de vieux chefs de gare à l’esprit
malicieux,
Nous posaient des problèmes dignes de Polytechnique,
Qui me firent prendre en grippe toute l’arithmétique.
Bien pis que les racines pas toujours très
carrées,
Les décimales de « pi », me laissaient
atterré.
Pourquoi ces parallèles, ces cônes et
ces trapèzes,
Et ces angles mal à droit nous laissant mal
à l’aise ?
Il aimait les fractions avec une telle passion,
Qu’il en faisait un jeu en forme de punition.
Quant aux départements ridiculement nombreux,
Dont il fallait savoir les plus infimes chefs-lieux,
C’étaient ses favoris pour les tirages
d’oreilles,
Si Nantes tombait dans l’Oise, le Var-chef-lieu-Marseille.
En Roumanie Sofia ? En Hongrie Bucarest ?
Ou n’est-ce pas l’inverse : ce serait
Budapest ?
- Tokyo n’est pas en Chine,
Oslo n’est pas suédois !
Pour vous en souvenir, le copierez cent fois …
Pendant les interros, quand le bourreau
passait,
Scrutant parmi les rangs si l’un de nous trichait,
Nous crânions dans son dos et lancions des boulettes
Tout en riant un peu jaune dès qu’il
tournait la tête.
Mon anglais balbutie, je vais
le payer cher
My taylor is not rich, I d’nt like my teacher
!
Pour les conjugaisons, futurs et subjonctifs,
On le soupçonnait fort d’en faire des
répulsifs,
Dans l’intention sournoise d’une grande
distribution,
De colles, de retenues, de lignes et de sanctions.
Mes billes en quarantaine, mon lance-pierre confisqué,
Mes Pieds-Nickelés volés, toutes mes
farces moquées,
Mes notes bien trop salées, mes zéros
et mes pleurs,
N’étaient que pures brimades pour me
mettre en fureur.
Mais le moment terrible, c’était au tableau
noir
Où planté sur l’estrade, je cherchais
sans espoir,
Au fond de ma mémoire de basiques rudiments,
Qui auraient dû surgir mais demeuraient absents.
Alors on me vengeait en lui jetant des flèches,
Fabriquées en papier par mes copains de mèche
Nos plumes sergent-majors, crispées
sur nos cahiers,
Révélaient nos angoisses par leurs grincements
inquiets.
Pour nous, les hectolitres, les décimètres
carrés,
Les hectares, les centiares, n’étaient
que coups fourrés.
Comme les centigrammes qui nous prenaient en traîtres,
Ce n’étaient là que pièges
et chausse-trappes du maître.
A mort, les jurassiques et autres crétacés,
Au diable les pliocènes ! Plus de trias ; assez
!
Quant aux rois, aux empereurs, toutes les dates de
l’histoire,
Ce n’étaient que tortures et brimades
vexatoires.
Les Troyens m’agaçaient ; à l’inverse,
j’aimais Sparte
Je détestais Louis XV, j’adorais Bonaparte.
J’abhorrais les anglais, j’aimais bien
Dugay-Trouin
Je haïssais Nelson ; vive les corsaires malouins
!
Comme les Grecs, les Romains, les Huns, les Wisigoths
Tous ces chefs sanguinaires n’étaient
que des despotes.
Je rêvais de Jeanne d’Arc, fantasmais
sur Saint Louis,
Racontés par une femme qui nous aurait réjouis
…
Dans cette école infâme
où l’enfant que je fus
A appris ce qu’il sait sans l’avoir jamais
su,
J’ai ri tout en pleurant comme j’ai pleuré
en riant,
En souhaitant l’enfer à cet affreux tyran.
Comment peut-on ainsi exercer sans remord,
Un métier qui consiste à faire souffrir
mille morts
A de dociles élèves qui font tous leurs
efforts
Pour devenir chaque jour plus savants et plus forts
?
Il faut aimer punir, avoir un mauvais fond,
Détester les enfants, haïr tout ce qu’ils
font !
Certainement qu’en enfer, tous ces instituteurs,
Ils doivent les regretter, leurs brimades de sans-cœurs
!
En maudissant chaque soir cette école immorale,
A l’époque je criais, protestais du scandale,
Malgré mes chers parents, insensibles à
mes plaintes,
Et peut être complices de toutes ces contraintes.
A quoi Dieu songeait-il, quand pour nous, il a mis
Un maître aussi cruel qui nous tuait à
demi ?
Même pendant la récré, son œil
trop soupçonneux,
Nous était un obstacle pour développer
nos jeux !
Bien des années plus tard, profitant
de vacances,
Avec femme et enfants dans l’ouest de la France,
Je me suis souvenu du terrible Cœur-de-pierre
En passant (est-ce hasard ?) dans sa bourgade côtière.
Il bêchait son jardin quand il me vît
venir ;
Eh bien, tu as grandi !
me dit-il sans sourire.
Mais son vieux regard bleu, tout brillant de plaisir,
Me disait bien des choses, sans besoin de les dire.
- As-tu au moins choisi un métier
qui te plaît ?
- Oh, oui : à dix huit ans, j’ai décidé
d’un trait.
C’est une vocation qui soudain m’est venue,
Sans bien savoir pourquoi elle me tombait des nues.
- Tu n’es donc pas de ceux que leur travail
écœure ?
Alors tu es heureux et ne plains pas ta sueur !
- C’est vrai : ces efforts-là me sont
un vrai bonheur ;
Chaque jour j’y prends plaisir : je suis …
instituteur.
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Jacques Grieu